Sabina Loriga ©

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J’aimerais commencer, de façon télégraphique, par deux brèves prémisses.

Tout d’abord, les vérités historiques sont des vérités sensibles et vulnérables, peut-être plus fragiles que les axiomes ou les découvertes scientifiques. En effet, l’histoire occupe un espace moyen, hybride, qui touche la vie quotidienne, marqué par ce qui est précaire, indéterminé et changeant. Etant donné que tout ce qui s’est effectivement produit aurait pu être autrement, les possibilités d’interpréter le passé sont très larges. De ce point de vue, la fragilité de la vérité historique « n’est que le revers de la troublante contingence de toute réalité factuelle ». Cette fragilité est à la base de ce que Hannah Arendt a appelé « l’arbitraire terrifiant ». Qu’est ce que l’arbitraire terrifiant ? C’est la transformation des vérités de fait en opinions. C’est ce qui permet de prendre presque n’importe quelle hypothèse et d’agir en faisant semblant que cette hypothèse est vraie, qu’elle marche. On pourrait dire que c’est la construction de pseudo-événements. Il s’agit d’un acte arbitraire, car il est fondé sur un étrange dédain pour les faits. Il est aussi terrifiant, car il risque de faire chavirer le sol sur lequel nous nous tenons : comme José Ortega y Gasset l’a écrit, si l’avenir est l’horizon de nos problèmes, le passé est notre terre-ferme, la base sur laquelle nous fondons notre faculté de jugement.Ensuite, les historiens professionnels n’ont pas l’exclusivité de l’interprétation du passé : il y a d’autres vecteurs de la mémoire sociale, tels que la littérature et le cinéma, en mesure d’enrichir notre compréhension historique. Pour cette raison, il faut éviter de rabattre la notion d’usage sur celle de manipulation ou d’instrumentalisation à des fins politiques. Cependant, il y a des mésusages : dans ce cas, l’histoire n’est plus une forme de connaissance mais une modalité de pouvoir. Or, loin d’être une prérogative exclusive des régimes totalitaires, la manipulation intentionnelle et délibérée du passé est une pratique courante aussi dans les sociétés démocratiques. De l’affaire Dreyfus au négationnisme, nous avons eu à faire, à plusieurs reprises, au viol brutal des faits, au mensonge délibéré par la déformation des sources et des archives, à l’invention de passés mythiques (cf. Yosef Hayim Yerushalmi).

Toutefois, et je viens à notre affaire, les stratégies de manipulation du passé ne sont pas toujours les mêmes. Pendant les années 1980, dans les sociétés occidentales, la manipulation intentionnelle de la réalité de la Shoah a été pratiquée, en particulier, par des professionnels de la politique et par des soi-disant scientifiques. En France, à la fin des années 1970, l’interview de l’ancien commissaire aux Questions juives, Louis Darquier de Pellepoix, a ouvert une décennie particulièrement troublante et difficile (cf. Marc Olivier Baruch). Du côté politique, Jean-Marie Le Pen déclara que les chambres à gaz sont « un point de détail ». Du côté universitaire, il y eu l’affaire Faurisson. Aujourd’hui, le viol des faits a pris des formes différentes. Tout d’abord, on est passé de la négation à la banalisation. Au lieu de nier les chambres à gaz, on dit que les juifs exagèrent : c’est Dieudonné, qui déclare : « Les juifs sont un peuple qui a bradé l’Holocauste, qui a vendu la souffrance et la mort pour monter un pays et gagner de l’argent (…) Maintenant, il suffit de relever sa manche pour montrer son numéro et avoir droit à la reconnaissance » (2 octobre 2002). Ensuite, on a quitté les habits de « la réflexion scientifique » pour endosser ceux, plus étincelants ou séduisants, de « l’humour ». On pourrait dire qu’on a découvert la charge humoristique du mensonge. C’est Dieudonné qui interprète un sioniste, levant le bras et criant « IsraHeil ! ». C’est un point important, car « l’humour » permet de passer constamment d’une position à l’autre, créant la confusion. Le discours de la haine suit un rythme complexe : un pas en avant, deux pas en arrière : je tiens des propos indécents, mais je dis que j’étais en train de plaisanter, donc je peux me dérober, me soustraire à toute critique.Ces changements se sont développés dans un contexte en partie nouveau. En effet, il me semble que l’enceinte de l’humour a changé. L’humoriste travaille à travers la transgression, une « procédure » qui ouvre et élargit la civilisation : plus le comédien transgresse, plus il contrevient, plus il est convaincant, et plus il enrichit notre esprit critique. L’humour fonctionne « à l’envers ». C’est pour cette raison qu’on lui reconnaît une sorte d’immunité, ou de liberté renforcée. Sauf que, pour fonctionner « à l’envers », la transgression doit être contenue du point de vue de l’espace et du temps. On reconnaît à l’humoriste le droit d’accommoder les faits, de prononcer des propos indécents, justement, parce qu’il joue dans un espace ou dans un temps fermé (on pourrait même dire sacré) et parce qu’il est en mesure d’établir une distance entre lui même (en tant qu’artiste) et les personnages qu’il interprète, à l’instar de l’acteur de théâtre. Il est ludique, avec un second degré qui autorise les excès. Aujourd’hui, pour des raisons en partie évidentes, mais qui mériteraient d’être analysées attentivement, la situation a changé et on peut se demander si l’enceinte de l’humour est encore en mesure de contenir la transgression. Le discours humoristique est sorti du cabaret, n’est plus cantonné à une dizaine/centaine de spectateurs. Les superpositions, les invasions, les échanges entre l’espace public et l’espace du spectacle sont devenues plus intenses. D’une part, en décembre 2008 au Zénith, Dieudonné invite sur scène le négationniste Robert Faurisson. Il lui remet un trophée en forme de chandelier sur lequel sont plantées des pommes par un technicien habillé en pyjama à carreaux, avec une étoile jaune sur la poitrine et le mot juif inscrit dessus, évoquant un déporté juif. De l’autre, les fans de Dieudonné font la quenelle hors du théâtre. Par ailleurs, Dieudonné présente sa liste aux européennes : à cette occasion, il se réjouit de « glisser sa petite quenelle au fond du fion du sionisme ». De plus, grâce à internet, Dieudonné a créé un espace singulier, intermédiaire entre le public et le privé, où le discours de la liberté d’expression se mêle à celui de la haine. Ainsi, le seuil (dedans/dehors) est-il encore visible ou perceptible ? On peut aussi remarquer que ce genre d’humour n’est pas circonscrit : loin de toucher un seul élément, il vise un complet réarrangement de toute la texture factuelle de l’histoire. Ce réarrangement est fondé sur un scepticisme conspirationniste et victimaire à la fois. Le point de départ est simple et presque automatique : l’histoire a toujours été et sera toujours écrite par les vainqueurs. Un lobby (juif) a la main sur toutes les sphères de pouvoir (politique, financière, médiatique, et artistique). La « quenelle » se présente comme une blague et comme un symbole de rébellion de la part des plus démunis ou des plus lésés (cf. Jean-Paul Gautier).En Italie, on retrouve les même changements : banalisation de la Shoah, légitimation du discours de la haine et glissement du sérieux à l’humour. Je tiens à citer trois exemples.

Il y a quelque années, l’humoriste Beppe Grillo, leader du « Mouvement 5 étoiles », a comparé le président de la Fiat à Adolf Eichmann : il a déclaré préférer ce deuxième, parce qu’il avait gazé 3 millions des personnes pour un idéal, même si déformé, alors que le premier gaze des millions de personnes seulement pour s’enrichir… Dans les derniers jours, l’une des cibles principales a été le journaliste Gad Lerner, régulièrement pris à partie avec les stéréotypes antisémites. Sur le blog de Grillo, le nom du journaliste est déformé en « Gad Merder » ou « Gad Vermer » (verme = ver). Parmi les commentaires de ses supporters, on peut lire : « Je ne ferais pas confiance à quelqu’un avec un tel nez », « Je l’enverrais bien se promener à Gaza avec sa calotte de juif sur sa tête », « The Shoah must go on », « Hitler était un fou, mais son idée d’éliminer les juifs visait à éliminer leur dictature financière », etc.

Le philosophe Gianni Vattimo, interprète de Nietzsche et Heidegger, célèbre pour un livre importante sur la pensée post-moderne, est député européen. Après avoir de nombreuses fois changé de formations (les Démocrates de gauche, l’Italia dei Valori, le parti communiste d’Oliviero Diliberto), il a manifesté son souhait d’entrer dans le « Mouvement 5 étoiles ». Dans ses propos contre Israël, il a repris les Protocoles des Sages de Sion : « Pour être inventés, – a-t-il dit -, ils ont bien été inventés ». Sa phrase rappelle celle de Monseigneur Ernest Jouin, l’auteur de Le péril judéo-maçonnique (1932) qui avait déclaré : « peu importe que les Protocoles soient authentiques : ils suffit qu’ils soient vrais ; les choses vues ne se prouvent pas, la véracité des Protocoles nous dispense de toute autre argument touchant leur authenticité, elle en est l’irréfragable témoin » (cit. dans Pierre Pierrard). Vattimo a également justifié ses affirmations avec le fait que la Federal Reserve « est la propriété de Rothschild et Rockefeller » (sic : le premier n’est pas américain, le deuxième n’est pas juif, peu importe).Piergiorgio Odifreddi est un mathématicien, qui collabore avec de nombreux quotidiens et hebdomadaires. En tant qu’homme de science, il a déclaré que le procès de Nuremberg était une œuvre de propagande et que les choses peuvent être très différentes de ce qu’on nous a appris. « Je ne peux pas aborder la question spécifique des chambres à gaz, car de celles-ci je ne ‘sais’ que ce qui m’a été apporté par le ‘ministère de la propagande’ des Alliés, dans l’après-guerre. Étant donné que je n’ai jamais réalisé des recherches à cet égard et que je ne suis pas un historien, je ne peux que ‘m’aligner’ sur l’opinion commune. Mais, au moins, je suis conscient du fait qu’il ne s’agit que d’une opinion ». Pour ajouter : « Je propose un discours général, de méthode ; la plupart des gens se fait une idée, même en ce qui concerne les chambres à gaz, sur la base de romans et de film d’Hollywood, mais c’est de cette manière que des mythes naissent ».Je viens de citer des discours antisémites. Mais il est évident que le « viol » de la réalité, la manipulation intentionnelle et délibérée touche d’autres sujets fondamentaux pour l’avenir de notre société. Si, en France, Christiane Taubira a été traitée de guenon, en Italie la ministre de l’intégration Kashetu Kyenge, d’origine congolaise, a été comparée, par Roberto Calderoli, sénateur de la Ligue du Nord, à un orang-outan. Dans les deux pays, de nouvelles insultes racistes ont été prononcées à l’encontre des joueurs de football noirs. S’agit-il toujours d’humour ?

Bibliographie

ARENDT Hannah, The Modern Concept of History (1958), in Between Past and Futur : Six Exercises in Political Thought, New York, Viking Press, tr. fr. Le concept d’histoire, in La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.

BARUCH Marc Olivier, Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit, Paris, Tallandier, 2013.

YERUSHALMI Yosef Hayim, « Réflexions sur l’oubli », in AA. VV., Usages de l’oubli, Colloque de Royaumont (1987), Paris, Seuil, 1988.

GAUTIER, Jean-Paul, La Galaxie Dieudonné, Paris, Ed. Syllepse, 2011.

ORTEGA Y GASSET, José, Pidiendo un Goethe desde dentro. Carta a un Alemàn (1932), in Trìptico. Mirabeau, El politico Kant, Goethe, Buenos Aires, Espansa – Calpe 1940.

PIERRARD Pierre, Juifs et catholiques français, Paris, Fayard, 1970.

Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 17 février 2014.