Johann Michel ©

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Dans la mesure où les groupes nationaux n’ont rien de naturel, dès lors qu’ils sont le produit d’une longue construction historique faite d’annexions de territoires et de populations, il revient traditionnellement à l’autorité politique de gommer cette contingence en naturalisant l’ordre national. On peut parler de politiques symboliques pour désigner l’ensemble des dispositifs et des actions mis en œuvre par les autorités publiques pour fabriquer une image idéalisée et consonante de l’ordre national et procéder en même temps à une auto-légitimation du pouvoir en place. Il y a, dans toute politique symbolique, une fonction idéologique qui renvoie à une dimension quasi-narcissique du groupe et du pouvoir: forger des images, des symboles et des récits qui permettent à des individus de se reconnaître dans un miroir idéalisant à la fois comme membres d’un groupe donné et différents des autres.

Parmi les politiques symboliques, celles qui mettent en scène le passé collectif jouissent d’un statut privilégié en raison d’un phénomène anthropologique massif : il n’est pas d’identité (individuelle ou collective) sans le support de l’histoire et de la mémoire (individuelle ou collective). On peut appeler politiques de la mémoire l’ensemble des interventions des acteurs publics qui visent à produire et à imposer des souvenirs communs à une société donnée à la faveur du monopole d’instruments d’actions publiques (Appendice, note A) (commémorations officielles, programmes scolaires d’histoire, lois mémorielles, panthéonisations…). La construction d’un récit collectif par les pouvoirs publics fait partie intégrante de ce mode d’action publique. Ces récits sont censés rassembler des membres d’une société autour d’une histoire commune, même si ces configurations narratives en disent souvent plus sur la manière dont le pouvoir se met en scène et en valeur que sur l’état de la mémoire collective effective.

Si l’idée et l’existence d’une politique publique de la mémoire, ainsi définie, ne soulève point de discussion, il peut apparaître paradoxal en revanche d’assimiler l’oubli à un instrument d’action mémorielle, même en parlant de politique d’anti-mémoire (Appendice, note B). La politique de l’oubli n’est-elle que l’envers négatif d’une politique de la mémoire ? Sous quelles conditions peut-on dire que l’instrumentation de l’oubli peut relever d’une anti-politique de la mémoire ou d’une politique de l’anti-mémoire ? Toute expression d’oubli peut-elle s’apparenter à une anti-politique de la mémoire ? Quels sont les objectifs visés par les autorités publiques lorsqu’elles recourent à l’instrument de l’oubli ?

Pour répondre à ces questions, il nous semble nécessaire de distinguer plusieurs catégories d’oublis en dressant une sorte de typologie, dans la logique des idéaux-types wébériens, sachant qu’un type d’oubli existe rarement à l’état pur dans la réalité sociale et politique.

L’oubli-omission et l’oubli refoulement

L’oubli-omission se présente comme une condition même du fonctionnement de la mémoire. Le fait est qu’il est ontologiquement impossible de se souvenir de tout. La mémoire est par nature sélective:

Chaque jour, souligne J. Candau, notre cerveau s’emploie à se débarrasser de milliers d’informations inutiles, ce qui semble être une condition nécessaire à un fonctionnement psychologique satisfaisant. Nous oublions davantage que nous nous souvenons. La quasi impossibilité d’oublier observée chez certains sujets dotés d’une mémoire hypertrophiée (hypermnésie ou mémoire «incontinente») peut les plonger dans un univers chaotique et une confusion hallucinatoire qui les rendent inaptes à mettre en ordre les événements mémorisés ou, plus gravement, à donner du sens à leur propre vie (Candau, 2005, p. 94).

Ce qui est vrai ici de la mémoire individuelle l’est également de la mémoire collective et de la mémoire officielle. Les événements et les personnages qui font partie du patrimoine commun d’une nation sont virtuellement innombrables. Comment les acteurs publics pourraient-ils tout retenir et tout intégrer dans une même matrice de souvenirs communs ? A cela s’ajoute le fait qu’il ne subsiste qu’un nombre limité de traces du passé commun qui persistent dans le temps présent: des traces peuvent disparaître, d’autres peuvent s’effacer progressivement, d’autres encore peuvent perdre progressivement leurs significations pour les contemporains. En outre, ces traces ne sont pas d’emblée des effets-signes que quelque chose s’est passé, mais supposent des dispositifs de décodages, des méthodes d’interprétation qui varient historiquement. On serait tenté ici de parler d’oubli passif ou involontaire dans le fait, pour les autorités publiques, de passer sous silence certains événements passés, a fortiori lorsqu’il n’existe plus de traces pour attester l’avoir-été. Toutefois, si aucune décision n’est intentionnellement prise dans le fait d’omettre de raconter certains événements, on peut difficilement parler de politique publique d’oubli ou de politique publique d’anti-mémoire, même s’il y a indéniablement des effets bel et bien concrets sur le contenu et la transmission de la mémoire officielle.

L’oubli-refoulement relève également d’une forme involontaire d’oubli. A la différence néanmoins de l’omission involontaire qui procède du fonctionnement normal de la mémoire, le refoulement apparaît clairement comme une forme pathologique de la mémoire. Ce dysfonctionnement mémoriel, dont la psychanalyse freudienne a proposé l’explication la plus symptomatique, est lié à la charge traumatique de souvenirs qui sont écartés comme tels de la sphère consciente:

La mémoire empêchée évoquée dans «Remémoration, répétition, perlaboration» et dans «Deuil et mélancolie» est une mémoire oublieuse. On se rappelle la remarque de Freud au début du premier texte: le patient répète au lieu de se souvenir. Au lieu de: la répétition vaut oubli. Et l’oubli est lui-même appelé un travail dans la mesure où il est l’œuvre de la compulsion de répétition, laquelle empêche la prise de conscience de l’événement traumatique. La première leçon de la psychanalyse est ici que le trauma demeure quand il est inaccessible, indisponible (Ricœur, 2000, p. 576).

Il est bien entendu problématique de transférer purement et simplement cette forme pathologique de la mémoire individuelle à la mémoire collective, même en recourant au concept flou d’inconscient collectif. Mais on peut faire néanmoins un usage heuristique du concept de refoulement en le transférant à la mémoire collective ou publique, comme le fait par exemple H. Rousso à propos de son analyse du «Syndrome de Vichy (Rousso, 1997)». Ainsi l’historien montre comment, après la Seconde Guerre mondiale, l’épisode collaborationniste de l’Etat français et la politique antisémite du gouvernement de Vichy ont été «refoulés» au profit de «souvenirs-écrans» construits notamment sur le mode du mythe «résistantialiste» (la Collaboration était le fait d’une petite élite corrompue alors que la nation française était fondamentalement Résistante). On peut dire ainsi que certains événements passés, en raison de leur poids traumatique et de leur charge émotionnelle, tendent à être refoulés de la sphère consciente des souvenirs d’une société donnée, à un moment donné de son histoire (ce qui ne veut pas dire que ce refoulement soit le fait de l’ensemble de ses membres). On peut dire dans le même sens que la mémoire publique officielle, produite par les autorités publiques légitimes, a «refoulé» des pans entiers de l’histoire collective, au profit le plus souvent de souvenirs-écrans qui ont rendu la réalité plus apaisante ou plus acceptable. Dans le cas de traumatismes liés à des guerres intestines ravageuses, au sacrifice ou à la destruction de populations, le mécanisme de refoulement sert en partie inconsciemment à cicatriser provisoirement les plaies collectives.

Tout se passe donc comme s’il y avait bien des effets de politiques mémorielles dont les intentions et les motivations étaient en partie cachées aux décideurs eux-mêmes. Peut-on dire ainsi que l’oubli officiel de la responsabilité de l’État français dans la traite négrière, dans l’ethnocide de populations indigènes des ex-colonies, dans la déportation des Juifs de France est l’œuvre d’un pur et simple mécanisme de refoulement ? Les cadres ordinaires de la mémoire (officielle ou non) se révèlent-ils impuissants à reconnaître l’ampleur de certains crimes collectifs ? Si l’on peut certes admettre l’existence de tels processus, la portée de cette analyse pourrait rapidement servir d’alibi trop facile aux pouvoirs publics qui pourraient ainsi se dédouaner de leur part de responsabilité dans ce qui peut s’apparenter en même temps à une occultation délibérée. Comme dans le cas précédent, mais par un processus différent, on peut dire ainsi que l’oubli-refoulement relève d’une anti-mémoire seulement par les effets et non par les intentions.

L’oubli-manipulation et l’oubli-commandement

En raison des difficultés posées par l’usage de la catégorie précédente, il est essentiel de pointer une troisième forme d’oubli: l’oubli-manipulation. Dans ce cas de figure, sans doute le plus aisé à analyser et à pointer du doigt, il s’agit bel et bien d’une entreprise active et volontaire, parfois concertée, d’oubli directement imputable aux acteurs publics chargés d’élaborer et de transmettre la mémoire publique officielle. Au vu des exemples précédents, on peut comprendre qu’il est parfois difficile de désintriquer dans la réalité ce qui relève de telle ou telle forme d’oubli. C’est la raison pour laquelle, comme on l’a souligné, les trois catégories d’oublis susnommées se présentent davantage comme des idéaux-types au sens wébérien du terme. Pour un même événement oublié dans la configuration officielle d’une mémoire publique, les trois procédés d’oubli peuvent intervenir à des degrés divers:

La ressource du récit, écrit le philosophe Paul Ricœur, devient ainsi le piège, lorsque des puissances supérieures prennent la direction de cette mise en intrigue et imposent un récit canonique par voie d’intimidation ou de séduction, de peur ou de flatterie. Une forme retorse d’oubli est à l’œuvre ici, résultant de la dépossession des acteurs sociaux de leur pouvoir originaire de se raconter eux-mêmes. Mais cette dépossession ne va pas sans une complicité secrète, qui fait de l’oubli un comportement semi-passif et semi-actif, comme on voit dans l’oubli de fuite, expression de la mauvaise foi, et sa stratégie d’évitement motivée par une obscure volonté de ne pas s’informer, de ne pas enquêter sur le mal commis par l’environnement du citoyen, bref par un vouloir-ne-pas-savoir (Ricœur, 2000, p. 580).

Les formes actives d’oublis mobilisées par les pouvoirs publics ne sont pas des instruments propres aux politiques de réunification nationale. La dissimulation délibérée d’événements ou d’actions passés jugés humiliants pour l’identité collective et le pouvoir politique se présente également comme une pratique courante dans les politiques d’unification nationale. C’est vrai aussi bien des rituels commémoratifs que des mises en récit officielles de la mémoire collective – du local au national (Appendice, note C). Les techniques d’oublis sont encore plus massivement convoquées par les autorités légitimes lorsqu’il s’agit de faire taire le tumulte des déchirements passés, pour ne pas ranimer le cercle infernal de la vengeance. Au nom de la réconciliation de la nation avec elle-même, au nom de la refondation d’un vivre-ensemble, au nom de la concorde civile, l’oubli peut tenir lieu de vide narratif dans les mises en intrigue officielles (récits commémoratifs, traitement scolaire dans les programmes officiels d’histoire et dans les manuels…). Parmi de multiples exemples, la guerre d’Algérie a été pendant longtemps en France l’objet d’une amnésie sciemment orchestrée par les pouvoirs en place, notamment s’agissant de l’usage de la torture par les troupes françaises ou du sort réservé aux harkis. Ce qui n’empêche pas en même temps des pratiques intenses de remémorations à l’échelle de familles, d’associations, de communautés de souvenirs, comme l’atteste l’historien Benjamin Stora:

Cette longue période voit la mémoire de la guerre, tapie, se propager de manière souterraine à partir de l’espace familial et privé ; puis réinvestir progressivement l’espace public: débat autour de l’amnistie des généraux en 1982, procès de Jean-Marie Le Pen et question de la torture en 1984, «problème de l’immigration» et de l’Islam en France, parallèle entre la guerre d’Algérie et la Guerre du Golfe en 1991 (Stora, 1998, p. 99-100).

Ces formes d’oublis institutionnalisées ne sont jamais irréversibles: outre des initiatives venant d’acteurs publics eux-mêmes, suite à des changements de majorité politique, ou de personnalités politiques, la mission revient à des «entrepreneurs de mémoire» de traduire des occultations mémorielles en problèmes publics mémoriels.

Francine Saillant analyse ainsi comment des mouvements afro-brésiliens contemporains s’emploient à déconstruire le mythe fondateur officiel de la démocratie raciale brésilienne qui définit «le sujet brésilien comme le produit de la fusion des races et des origines, l’africaine, l’aborigène et l’européenne (…). Ce Mythe suppose une vision harmonieuse du vécu des rapports sociaux et interraciaux, étant entendu que la «race» prend ici un sens plus culturel que biologique» (Saillant, 2007, p. 457).  Comme tout mythe, comme tout abus de mémoire, ce mythe de la démocratie raciale contribue à masquer le passé esclavagiste du Brésil et les souffrances endurées par la population brésilienne d’origine africaine ou indigène, et à occulter la contribution des esclaves à la construction de la société, de la culture et de l’économie brésiliennes. Cette construction amnésique officielle nourrit clairement le dessein de ne pas ranimer le souvenir d’un peuple divisé et hiérarchisé (socialement, économiquement et politiquement) en «races». Rappelons avec Maurice Halbwachs que ce sont les enjeux politiques, identitaires, communautaires du présent ou les projections futures qui expliquent l’instrumentalisation de l’oubli. Dans le cas précédent, le mythe fondateur de la société brésilienne, au nom d’une réconciliation nationale, permet, d’une part, de museler les revendications matérielles et les demandes de reconnaissance de descendants des populations opprimées, d’autre part, de voiler officiellement le racisme dont sont l’objet aujourd’hui encore les Noirs brésiliens. A cette dissimulation narrative s’ajoutent le plus souvent l’absence ou la rareté de lieux de mémoires, comme le regrette F. Saillant:

L’Etat brésilien n’a mis en place que très peu de monuments et de musées publics relatifs à l’esclavage. A l’exception du buste érigé à la mémoire de Zumbi, héros résistant du quilombo de Palmares, à Rio de Janeiro, et de quelques musées spécifiquement dédiés à la réalité afro-brésilienne, il faut faire le triste constat du silence institutionnel et du blanc laissé dans l’espace public autour de l’esclavage (Saillant, 2007, p. 459).

Outre les vides narratifs dans les récits officiels, les lieux amnésiques, la frilosité commémorative, les pouvoirs publics peuvent user d’instruments d’oublis qui ne cherchent pas à dissimuler l’entreprise de dissimulation mais qui assument et revendiquent clairement la nécessité de l’oubli. Il ne s’agit pas, comme dans les cas précédents, de faire comme si des événements, une période ou des exactions n’avaient pas existé, il s’agit d’user d’instruments publics pour demander ou commander l’oubli, pour reprendre l’expression de P. Ricœur. Il y a bien, paradoxalement, dans le commandement d’oubli une reconnaissance que quelque chose s’est passé. Mais en raison des menaces supposées que ce passé fait peser sur la cohésion nationale actuelle, les autorités publiques appellent solennellement désormais de ne plus s’en souvenir.

Le commandement d’oubli relève d’une prérogative des pouvoirs publics qui recourent généralement à l’instrument législatif ou réglementaire pour le mettre en œuvre. A ce titre, on peut dire que l’oubli est décrété au nom de la paix civile. L’une des formes les plus anciennes, connues des historiens, de commandement d’oubli, au nom de la réconciliation nationale, se rencontre dans le décret promulgué à Athènes en 403 av. J.C. suite à la victoire de la démocratie sur l’oligarchie des Trente. En vue de réconcilier les citoyens ennemis, ce décret stipule qu’il est interdit de rappeler les malheurs de la guerre civile, sous peine de malédictions déchaînées par le parjure (Loraux, 1997). La force d’imposition du commandement d’oubli ne réside pas seulement dans son caractère juridique, mais également, dans la fonction symbolique de l’autorité qui l’énonce, du moins lorsque cette autorité est censée incarner la réconciliation nationale elle-même. Ce modèle, inauguré en France par Henri IV, permet de légitimer, par l’édit de Nantes, le commandement d’oubli au nom du caractère sacré de la fonction royale. L’article premier de l’édit ordonne expressément une forme d’amnésie collective sous peine de poursuites judiciaires: «Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu’à notre avènement à la couronne, et durant les autres troubles précédents, et à l’occasion d’iceux, demeurera éteinte et assoupie comme de chose non advenue (…).» Remarquons ici que cette injonction ne concerne pas seulement l’oubli des rancœurs réciproques, mais l’oubli des événements eux-mêmes. Rendre impossible le souvenir de tels événements implique le déni de la réalité passée elle-même. Le commandement d’oubli conserve ainsi une affinité profonde avec l’instrument juridique de l’amnistie. En principe, l’amnistie porte seulement sur l’effacement des peines et des poursuites à l’encontre des criminels. Il est donc question d’oublier le caractère punissable d’un acte. Dans les faits, l’usage politique de l’amnistie, suite à de graves troubles qui ont affecté la nation, rime souvent avec amnésie collective. En d’autres termes, en décrétant d’oublier les peines et les criminels eux-mêmes, les autorités politiques en profitent le plus souvent pour demander d’oublier les faits eux-mêmes (Appendice, note D): «L’amnistie met fin à tous les procès en cours et suspend toutes les poursuites judiciaires. Il s’agit bien d’un oubli juridique limité, mais de vaste portée, dans la mesure où l’arrêt des procès équivaut à éteindre la mémoire dans son expression attestataire et à dire que rien ne s’est passé» (Ricœur, 2000, 588).

En principe, les actes délibérés d’oubli s’opposent clairement aux actes de repentance et de pardon, lesquels engagent un double phénomène de reconnaissance: d’une part, la reconnaissance au sens de l’identification que quelque chose s’est passé, d’autre part, la reconnaissance au sens de l’imputation morale ou juridique des actes et des acteurs incriminés. Dans les faits, la ligne de démarcation entre l’instrumentation de l’oubli et l’instrumentation du pardon n’est pas toujours aussi nette. En cherchant à s’acquitter d’une dette morale, certains usages politiques du pardon peuvent en même temps contribuer à occulter des pans de la mémoire collective lorsqu’ils sont systématiquement associés à des pratiques d’amnistie dont on a vu la connivence avec l’amnésie collective. C’est le cas, comme le souligne Sandrine Lefranc, sous les gouvernements Alfonsin en Argentine dès 1983, Sanguinetti en Uruguay (1984), Frei au Chili (1990) et le gouvernement dominé par l’ANC en Afrique du Sud (1994) (Appendice, note E): «Confrontés à des sortants détenant encore un pouvoir important et susceptibles de menacer le processus de démocratisation, ces gouvernements ont rapidement fait adopter des lois d’amnistie, diverses dans leurs portées, mais toutes associées à un appel au pardon destiné tant aux responsables qu’aux victimes et à la société tout entière» (Lefranc, 2002-a, 274) (Appendice, note F).

L’oubli-destruction relève de la catégorie d’oubli, la plus violente, la plus radicale, mais ne vise pas la réconciliation nationale. Cette forme instituée d’oubli est utilisée dans le but de construire une mémoire officielle hégémonique, au détriment de mémoires collectives concurrentes qui font l’objet d’une entreprise systématique d’anéantissement (destruction de documents publics, autodafés…). A travers une telle entreprise, c’est bien entendu l’identité collective (sa reproduction physique, sociale et symbolique) que l’on cherche à bafouer, voire à exterminer. La technique de l’oubli-destruction se rencontre avant tout dans les entreprises génocidaires (ce que Primo Levi appelle le « Reich millénaire « contre la mémoire) ou ethnocidaires.

Autant l’instrumentation de l’oubli-manipulation se retrouve, à des degrés divers, dans toutes les sociétés, autant la pratique de l’oubli-destruction trace en principe une ligne de démarcation entre les sociétés ouvertes et démocratiques, d’un côté, et les sociétés fermées ou les Etats à tendance totalitaire, de l’autre. Dans ces derniers cas de figures, les institutions politiques s’évertuent à contrôler l’ensemble des expressions publiques des mémoires, à imposer une seule vérité officielle de l’histoire et de la mémoire collective, et à réprimer des expressions publiques mémorielles rivales. C’est d’autant plus manifeste – comme l’a montré Hannah Arendt à propos des régimes nazis et staliniens (Arendt, 1972) -, parmi les Etats qui font de l’histoire un processus unique et irréversible: les lois historiques à prétention scientifique encadrent et englobent le gouvernement officiel des mémoires. Dans le cadre de sociétés ouvertes (Appendice, note G), il est admis, au contraire, un pluralisme d’expressions mémorielles: l’Etat renonce en principe à être le seul dépositaire d’une mémoire collective et laisse à la société civile la possibilité d’exprimer librement, dans l’espace privé comme dans l’espace public, des versions alternatives de mémoires collectives.

Parmi les cinq idéaux-types d’oubli (l’oubli-omission, l’oubli-refoulement, l’oubli-manipulation, l’oubli-commandement, l’oubli-destruction) que nous avons dégagés, seuls les trois derniers relèvent rigoureusement d’une politique publique d’oubli dès lors que des événements du passé ou des personnages historiques sont sciemment évacués, si ce n’est de la mémoire collective, au moins de la mémoire publique officielle. Il est plus difficile en revanche de parler de politique publique d’oubli ou de politique publique d’anti-mémoire pour les deux premiers types d’oubli dans la mesure où l’occultation du passé (comme effet) n’est pas précédée d’intentions volontaires de la part des acteurs publics. Sans une décision publique clairement identifiable, sans le projet délibéré de passer sous silence des événements historiques, l’oubli ne peut se traduire en politique d’oubli. Rappelons cependant que la réalité politique témoigne de situations intermédiaires où l’occultation d’un même événement ou d’une même période historique peut procéder de configurations équivoques d’oubli, de passages successifs d’une configuration à l’autre. De même qu’il y a des demi-mensonges (dire mais pas tout dire, raconter d’une certaine façon…) ou des demi-vérités, de même il y a des usages de l’oubli à mi-chemin de l’omission involontaire, du refoulement ou de la manipulation (ne pas officiellement rappeler un événement historique, sans nier cependant sa réalité, ne commémorer que partiellement un événement, le détourner de son sens originel…), les intentions qui président aux décisions étant rarement entièrement transparentes aux acteurs eux-mêmes. Réciproquement, l’omission involontaire ou le refoulement peut aisément servir de refuge, de dédouanement, de bonne conscience aux acteurs publics pour justifier l’évacuation d’un pan de la réalité historique.

Il reste peut-être à évoquer une dernière catégorie d’oubli dont on peut se demander si elle peut (ou si elle doit) se transformer en politique d’oubli. Il s’agit d’un oubli thérapeutique, d’un oubli-guérison de la mémoire avec elle-même, qui ne peut être imposé ou décrété, sous peine de perdre son sens et sa vertu. C’est à ce titre que l’on peut douter de son bon usage par les décideurs publics. Il est peut-être moins question, dans le cas surtout d’événements traumatiques ou douloureux, d’effacer les faits en eux-mêmes que de «briser la dette», le ressentiment ou la douleur qui vont avec (Abel, 1998). En ce sens pourrait-on parler d’un travail de l’oubli comme on parle d’un travail de mémoire ou d’un travail de deuil. Que cette perspective puisse se justifier, c’est que trop de mémoire, une mémoire saturée par la douleur inhibe la construction de nouveaux horizons d’attente et charrie avec elle le repli des individus et des groupes victimaires sur eux-mêmes. C’est la raison pour laquelle E. Benbassa milite, avec d’autres, pour justifier un «raisonnable oubli»: «Y a-t-il de la place pour l’oubli, même raisonnable, en ces temps de trop de mémoire et surtout de consumérisme mémoriel (Benbassa, 2010, p. XIV) ?». C’est également dans cette perspective que l’on peut entendre l’appel de Nietzsche dans le Zarathoustra à une forme active d’oubli. C’est que trop de mémoire tue la vie, réactive le sempiternel ressentiment, enchaîne l’homme au passé:Délivrer les hommes passés et transformer tous les «Cela fut» en un «C’est là ce que j’ai voulu», – voilà ce que j’appelle d’abord rédemption (…). Vouloir délivre: mais comment appeler ce qui maintient le libérateur lui-même dans les chaînes ? «Cela fut»: tel est le nom du grincement de dents de la volonté et de la tristesse la plus solitaire. Impuissante envers tout ce qui est fait – la volonté est un mauvais public pour le passé. La volonté ne peut pas vouloir revenir en arrière ; qu’elle ne puisse pas briser le temps et le désir du temps – c’est là sa tristesse la plus solitaire (Nietzsche, 1958, p. 31).

Appendice :

Note A : Patrick Le Galès et Pierre Lascoumes définissent un instrument d’action publique comme «un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur» (LASCOUMES et LE GALES, 2004, p. 13).

Note B : Sur la notion d’oubli comme instrument d’action publique, voir notre contribution (MICHEL, 2010, p. 178-184).

Note C : On peut parler ici avec J. Candau de lieu d’amnésie, symétrique du lieu de mémoire. Parmi des exemples à profusion, J. Candau, en s’appuyant sur les travaux de J.-L Panicacci (1997), fait référence à la gare de Nice où «il y a bien une plaque commémorative qui rappelle que les convois de déportés sont partis de cette ville. Mais, à proximité, le voyageur de passage peut s’arrêter à l’Hôtel Excelsior sans que rien (plaque, statue, monument) ne lui signale que cet établissement était un des sièges de la Gestapo (quartier général de la section IV anti-juive) où a officié Aloïs Brunner et où se faisaient le tri et l’interrogatoire des déportés vers Auschwitz via Drancy» (CANDAU, 2005, p. 125).

Note D : Aitzpea Leizaola met en exergue cette connivence entre amnistie et amnésie dans le cas de la Guerre Civile espagnole: «L’officialisation du pacte de silence, institué au lendemain de la mort de Franco et visé par la loi d’amnistie de 1977 empêchait toute remise en cause de la guerre ainsi que toute demande de réparation.» Contre cette amnésie commandée par l’autorité politique, des descendants de victimes républicains recourent à des pratiques iconoclastes pour lever l’oubli: les exhumations de victimes. «Les exhumations constituent en cela un moment cathartique où une partie de la population se décide, souvent pour la première fois, à prendre la parole en public et à parler librement. Elles marquent en cela une rupture significative vis-à-vis de l’amnésie officielle approuvée par l’Etat, et une libération aux effets cathartiques de la peur qui, comme le soulignent les témoignages, continuait de tenailler les plus âgés. Les morts deviennent ainsi des intermédiaires pour comprendre ce qui s’est passé. Récupérer les restes, ou tenter de les récupérer, fait l’effet d’un baume» (A. LEIZAOLA, 2007, p. 487).

Note E : S. Lefranc montre que les politiques de pardon ont été mises en place dans ces pays, à forte tradition chrétienne, pour compenser initialement la difficulté d’instituer une justice susceptible de punir les anciens criminels: risque de vengeance généralisée et de guerre civile entre les ennemis d’hier, grand nombre de coupables impliquant, outre les gouvernants, une part de la population, difficulté de poursuivre des faits (et leurs auteurs) qui n’étaient pas incriminés par des dispositions pénales, exigence de continuité de l’Etat dans sa composante administrative.

Note F : Les pratiques d’amnistie peuvent être générales et inconditionnées comme en Uruguay (loi dite de la Caducité de la prétention punitive de l’Etat, ratifiée par référendum en 1989), ou bien individuelles et conditionnées : c’est le cas en Afrique du Sud dans le cadre de la «Commission vérité et réconciliation», pour les anciens bourreaux ayant accepté de raconter leurs offenses et leurs sévices à leurs anciennes victimes (Lefranc, 2002-b).

Note G : Précisons que la notion de société ouverte, par opposition aux sociétés closes, se caractérise au sens popperien du terme, par la libre concurrence des opinions et le libre jeu des idées (Popper, 1979).

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Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 11 mars 2011