Olivier Abel ©
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L’affaire Dieudonné est certainement une baudruche, dont plus personne bientôt ne parlera plus, mais à son occasion nous pouvons réfléchir sur quelques évolutions récentes du paysage de l’opinion publique. Depuis les Lumières, nous vivons dans un monde où la société civile doit prendre la place des églises. J’entends ici par société civile une société où la liberté d’opinion est la règle. Kant écrivait : « penserions nous beaucoup, et penserions nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leur pensée et auxquels nous communiquons les nôtres ? Aussi bien, l’on peut dire que cette puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer pleinement leurs pensées, leur ôte également la liberté de penser ». Cette exigence éthique ne saurait cependant être interprétée séparément des modalités techniques de l’époque, car l’accélération et la massification des communications avec l’internet nous placent dans un monde bien différent de celui qui était le cas à la fin du 18ème siècle.
Par ailleurs, et c’est aussi la toile de fond de l’affaire Dieudonné, la peur du Front National méduse le débat politique, le réduit à peau de chagrin. C’est à se demander si nous ne nous complaisons pas à cette petite peur pour nous masquer les vraies angoisses, les peurs justifiées qui devraient nous étreindre. Quand cesserons-nous d’avancer dans les temps sombres où nous sommes en gardant les yeux fixés sur le rétroviseur des malheurs du passé ? La hantise de la montée du nazisme, comme toute hantise, et parce qu’elle remâche les malheurs passés, nous interdit de voir venir les malheurs déjà présents, nous empêche même de les sentir. Le Front National n’est pas un parti fasciste que nous ayons à craindre, en quoi que ce soit : la conjugaison de nos peurs et de nos dénis l’amènerait-elle paradoxalement au pouvoir qu’il se dissoudrait aussitôt tant il cumule d’inconsistances. Je n’ai à cet égard pas la moindre inquiétude.
Mais ce « parti » volatil, avec ce qu’il draine dans son sillage, mais aussi avec ce qu’il « libère » dans l’expression des opinions les plus diverses, a réussi à occuper une place imprenable : il s’est arrogé le monopole de la part d’anti-politique que comporte tout politique — comme on parle d’anti-matière. Il a ramassé sans coup férir, tant cela lui a été peu disputé, la part d’irrationnel inséparable de la rationalité démocratique. Le Front National, ou ses remplaçants virtuels, a réussi à faire croire qu’il comprenait politiquement tout ce que la rationalité démocratique ne comprenait pas, et dont les voix, rejetées en marge de la rationalité politique, y reviennent sous des formes monstrueuses. Je pense ici tout particulièrement à deux voix, la voix tragique, et la voix comique, que nous allons considérer l’une après l’autre, mais qui sont monstrueusement mêlées dans les spectacles de Dieudonné, au point où l’on oscille sans cesse de façon trouble de l’un à l’autre.
D’un côté la civilité démocratique voudrait moraliser la plainte et l’accusation, les ramener au consensus politique correct, faire taire leur impudeur, et jusqu’à leurs moindres gémissements et grognements. C’est elle qui doit juger, avec son bon goût, si la revendication est légitime ou pas, elle qui doit estimer si le désaccord et bon, acceptable et fécond. Elle ne comprend pas le besoin d’une scène tragique, méta-politique, sinon anti-politique, qui rappelle que sous les consensus politiques il y a les blessures irréparables, l’inemploi, la mort. Nicole Loraux dans La voix endeuillée à souligné cet interdit de mémoire, cette amnistie-amnésie, sur lequel trop souvent se fonde la paix sociale. C’était justement la fonction de la tragédie grecque (et jadis encore par les églises) que cette place au bord du politique, et permettant l’expression de ce qui ne peut jamais être politiquement formulé sans être détourné, récupéré, la voix étouffée en quelque sorte par le discours qu’on lui prête. Or le FN, et j’entends toujours sous ce vocable toute une mouvance néo-populiste et démagogique aux formes assez volatiles, et dont Dieudonné est une figure parmi d’autres, s’est arrogé le monopole de la plainte apolitique, de l’accusation anti-politique. Il a ainsi mis la main sur la voix tragique, et l’a détourné au profit de son discours, rendant cette voix inaudible pour longtemps. D’autant plus inaudible que la surenchère à la plainte, la concurrence à la victimité, est la meilleure manière de faire taire la plainte, de la rendre muette et impossible.
D’un autre côté la rationalité démocratique suppose la communication, l’ouverture, l’échange, et donc des citoyens assez grands, adultes, assez flexibles et détachés pour « faire le lien » tout seuls. Elle ne comprend pas la part en nous d’un besoin de fidélités inéchangeables, du besoin d’être sourds à la permutation générale et de nous immuniser. Ce besoin d’immunité est tout à fait fondamental, et sans lui aucune communauté n’est possible, aucun corps social. C’est quand cette immunité est trop faible que surgissent les intégrismes, et comme l’observait déjà Claude Lévi-Strauss face au racisme dans les années 50, le remède qui consisterait à forcer l’ouverture, à obliger à l’échange, ne peut que renforcer la réaction. Or la meilleure forme d’immunisation reste l’humour, une manière de se faire petit, de se diminuer (c’était jadis aussi le rôle des églises que d’autoriser cela). Le sentiment d’être petit, dépassé par la complexité technocratique et la flexibilisation générale, se transforme dans la revendication d’être petit. Il n’y a plus de tabou, plus rien de sérieux, tout devient relatif et dérisoire. Les démagogues savent faire rire les petits au détriment des grands quand ils chutent. Le petit ne peut pas beaucoup se casser la figure. Le FN a su donner une place à cette voix moqueuse des « petits », qui sont aussi souvent des « gros », qui mettent tout de suite en avant des petites fidélités, des attachements dans le très proche, que la société ultra-moderne voudrait rendre plus flexibles.
Pris en cisaille entre le monopole de la plainte tragique et le monopole de la dérision comique, l’espace démocratique est rétréci, étouffé. Il me semble qu’il l’est d’autant plus que la généralisation d’internet, des « réseaux sociaux » où la moindre info qui choque ou amuse se propage sans que rien ne la ralentisse ou la « diffère », démultiplie les excès de la liberté d’opinion, où chacun à le droit d’exprimer, de dévoiler n’importe quoi, sans pudeur. Ce n’est plus l’opinion au sens antique de l’avis discutable dans un espace commun. Ce n’est plus l’opinion au sens des Lumières, des convictions fortes mais pondérées par leur acceptation de la pluralité. Tout est devenu discutable, mais il n’y a plus d’espace commun, plus de tabou, plus de limite. Pire, sans doute : internet augmente une tendance déjà présente sur les médias télévisés, c’est que tous les genres peuvent être mêlés. Non sous forme de mixtes construits, mais sous couvert de quelque chose on fait autre chose. On ne sait plus si on a affaire à un journal télévisé ou à un match de foot en direct, à une fiction ou à un documentaire, à un documentaire ou à une réclame publicitaire. Et dans le cas Dieudonné, on ne sait plus si l’on a affaire à un sketch humoristique, à l’expression d’une plainte en justice, ou à une nouvelle forme de meeting politique. Cela n’aurait aucune gravité s’il existait par ailleurs une certaine séparation des genres, et si le public était instruit de la différence entre les pactes de communication implicites à chacun d’eux. Mais quand tout est broyé par la juxtaposition de petites plaques d’opinions durcies dans le flux ultra-libéral de la communication générale, il n’y a plus de société civile.
Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 17 février 2014.