Gaetano Ciarcia

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Récitation de louanges en l’honneur de Francisco Felix de Souza lors du 252ème anniversaire de sa naissance. Ouidah, octobre 2006

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Chantal de Souza, épouse du Président de la République Boni Yayi. Ouidah, octobre 2006

           Aujourd’hui, au Bénin, dans la ville de Ouidah, qui, au 18ème et 19ème siècles, fut un des plus importants comptoirs négriers d’Afrique, les diverses mémoires de l’esclavage, qu’il est possible de recueillir, sont confrontées à une contradiction pouvant être embarassante ou douloureuse : le « plus jamais ça » bien présent dans les discours qui actualisent les souvenirs locaux du passé de la traite négrière doit composer avec le fait que sur l’échelle du développement mondial, cette époque se confond, pour certains, avec celle de l’ouverture aux marchandises, aux technologies, aux savoir-faire, portés, par exemple, par les communautés dites « afro-brésiliennes » issues de marchands d’origine européenne ou américaine ou d’esclaves retornados (affranchis et revenus en Afrique dès le premier tiers du 19ème siècle), qui se sont souvent, par la suite, adonnés eux-mêmes à la traite. De nos jours, leur postérité se perpétue à travers l’influence politique nationale exercée par les membres éminents de certaines de ces familles, comme, par exemple, les de Souza, alliés historiques de celle qui fut la dynastie esclavagiste du royaume d’Abomey ; mais aussi à travers des manifestations ou des vestiges plus « culturels » comme la musique bourian, la gastronomie et l’architecture dite « afro-brésilienne », qui sont devenues les emblèmes d’une mémoire « diasporique » à valoriser en tant qu’héritage culturel dotée d’une généalogie « noble » et métissée[1].

Le dimanche 8 octobre 2006, à Ouidah, dans l’enceinte de la maison principale de la collectivité familiale de Souza, j’ai pu assister à la fête commémorant le 254ème anniversaire de la naissance de Francisco Felix de Souza (1754-1849). En présence de Chantal de Souza, l’épouse du président de la République Boni Yayi, du maire de Ouidah Pierre Badet et du roi d’Abomey Agoli-Agbo, descendant de la dynastie dahoméenne dont le négrier brésilien fut l’allié sur la côte – suite au « pacte de sang » entre celui-ci et le futur roi Guézo lors du renversement, en 1818, par ce dernier du roi Adandozan son demi-frère –, la famille de Souza célébrait, dans la cour de son « palais » à plusieurs étages, la mémoire de celui qui était évoqué comme un entrepreneur ayant ouvert la Côte des Esclaves aux marchandises et à la technologie occidentales[2]. La musique bourian scandait les sorties des divers masques et figures dont l’accoutrement indiquait l’origine et la condition « créoles ». Une telle célébration par des « Noirs » de la figure du « grand homme » blanc ayant engendré un clan grâce à sa vaste progéniture m’a semblé être significative de l’indicibilité ou peut-être d’une sorte d’impossible objectivation morale du passé esclavagiste, comme l’est aussi cet extrait de l’un des entretiens que j’ai eus avec Martine de Souza, descendante de Francisco Felix de Souza, guide touristique et historienne locale :

Don Francisco Felix de Souza a été le fondateur de la famille, de la dynastie de Souza, c’était un négrier, il a été même nommé le vice-roi du Dahomey, c’était lui qui avait le monopole de l’esclavage, il résidait à Ouidah… il s’est établi sur toute la côte ouest-africaine, en passant par le Dahomey, le Nigeria, et puis le Togo, le Ghana. De Souza a eu plus de cent garçons et les filles n’étaient pas comptés, moi je suis de la sixième génération après Don Francisco de Souza, et je peux vous dire que nous occupons la moitié des terres de Ouidah ; c’est un monsieur qui a eu ce privilège-là, d’avoir plus d’une quarantaine de femmes et toutes ces femmes étaient africaines. Je suis de père de Souza et de mère Daagba, ma grand-mère est Lima, Lima était un Portugais, qui s’était établi à Ouidah, qui a acheté mon arrière-grand-mère, qui a donné naissance à ma grand-mère et, à son tour, ma maman est née, et ma maman qui a rencontré le descendant d’un esclavagiste et c’est comme ça que je suis née… On doit aimer un ancêtre esclavagiste parce que, après tout, nous ne célébrons pas l’esclavagiste, nous célébrons notre ancêtre, il était tout-puissant, très puissant, et c’est une fierté pour tout de Souza aujourd’hui de se dire qu’il est de Souza. Pourquoi ? Parce que de Souza c’est une famille importée, une famille brésilienne, nous sommes, je ne sais pas, des privilégiés, la famille aristocrate ; seulement, quand vous vous mettez du côté des autres, vous pensez à ce problème, vous pensez à ce fléau qu’a été l’esclavage, vraiment on se sent dérangé, parce que, après tout, tu rentres en toi-même, tu te dis : pourquoi je me glorifie tant ? Il s’est passé quand même quelque chose, l’esclavage, les autres vont me regarder comment ? Quand tu fais ce mea culpa là, tu es un peu gêné, après ça, bon, on se sent bien quand même, moi je me sentais toujours fière de la famille de Souza, mais quand j’ai commencé par apprendre l’histoire, à mieux comprendre les choses, j’ai commencé par avoir un petit peu honte, un peu honte, surtout quand je me trouve en face des Africains-Américains, parce qu’on me pose la question, si ce n’était pas mon ancêtre par hasard qui avait vendu leurs ancêtres, là je me sens un peu culpabilisée, mais, après tout, il faut se dire bon c’est mon ancêtre hein… nous ne sommes pas responsables de ce qu’ont fait nos ancêtres, seulement l’histoire est et ça vous rattrape, c’est là le problème, nous ne sommes pas responsables et vous ne pouvez dire aux autres qui sont dans une douleur que vous n’êtes pas responsable, vous ne pouvez que cajoler et adoucir les choses, sinon j’ai rencontré plusieurs cas où on m’agresse, on me boude, mais je prends toujours patience, et j’essaie d’expliquer que j’ai été victime aussi quelque part…[3]

De nos jours, ceux qui se posent en héritiers de don Francisco Felix de Souza sont pris dans l’invocation nostalgique d’un passé dont la célébration se voudrait une présentification de la puissance révolue et de l’hégémonie contemporaine du clan et, plus en général, de la communauté « afro-brésilienne » qui demeure politiquement et économiquement influente au Bénin. Si, lors de la célébration du fondateur, dans les cours attenantes, le peuple de Souza, formé par les descendants des esclaves et des lignages encore « inféodés », montrait la hiérarchie clanique toujours agissante (avec ses logiques généalogiques relativement strictes de distinction sociale et statutaire), les membres des lignages dominants offraient une « scandaleuse », politiquement incorrecte, redéfinition du passé. Sur la scène se voulant fastueuse de la commémoration de leur ancêtre, ils extorquaient à ce passé dont, en descendants des anciens maîtres, comme le dit Martine de Souza, ils « se glorifient », la légitimation de leur condition actuelle de propriétaires terriens et d’élite. De ce fait, à travers l’invention constante et à plusieurs égards inconsciente, de stratagèmes interprétatifs et symboliques, les de Souza « aristocrates » opèrent une sorte de détour, afin d’affirmer une autre vérité sur le passé de l’esclavage vécu et ostensiblement revendiqué comme l’espace d’un triomphe identitaire, celui du métis dominateur, et non pas comme l’époque des souffrances subies par les Africains déportés. Certes, ce triomphe se fonde, aussi avec mauvaise foi, sur une double justification mémorielle maintes fois avancée : les négriers afro-brésiliens, établis dans la région, étaient, en partie, les descendants de ceux qui avaient précédemment été vendus comme esclaves (par la suite, affranchis et revenus en Afrique dès le premier tiers du 19ème siècle, voir supra) et des « bienfaiteurs » ayant évité aux esclaves, qu’ils avaient gardés in loco sous leur contrôle, la tragédie de la déportation atlantique.

En observant la cérémonie, je cherchais à retrouver une logique ou un semblant d’ordre sous-jacent à la disposition des emplacements attribués lors de la fête et de voir comment à l’intérieur de la grande maison familiale et de ses diverses cours, la place des descendants des diverses branches « nobles » et serviles reflétait le degré de proximité, par filiation patrilinéaire, avec le statut de maître ou de captif. À partir de ma connaissance des membres d’une famille de Souza de Porto-Novo, descendants lointains du fondateur, et de leur position périphérique du point de vue de la ritualisation de l’événement, je pouvais voir ce protocole rampant poursuivre son travail de différenciation d’un passé « clanique » idéalement commun et rituellement divisé. Les moments de la journée se prêtaient aussi à une convivialité retrouvée, le temps de la fête, qui se déroulait dans plusieurs espaces distincts. Si les autorités et les représentants des branches éminentes (c’est-à-dire de ceux qui se prévalent à la fois d’être les descendants directs du fondateur et de jouir d’une origine noble par rapport au reste de la population noire de Ouidah) étaient accueillis dans la grande cour, puis à l’intérieur du palais autour d’un banquet, le « peuple » de Souza occupait les cours collatérales où des bâches avaient été installées pour la réception et où des danses avec des masques et de la musique bourian avaient lieu.

Le chef de famille Miton Honoré Feliciano de Souza Chacha VIII, intronisé en 1995, après avoir reçu les personnalités de marque, se rendait dans les cours secondaires pour visiter les branches « cadettes », c’est-à-dire aussi les descendants des anciens esclaves toujours liés au lignage principal par des relations de clientèle effective ou potentielle. Fêté par son « peuple », le descendant de don Francisco Felix de Souza Chacha I, sa réincarnation statutaire en quelque sorte, dansait alors avec la progéniture (au sens figuré, mais aussi généalogique) des anciens esclaves de celui-ci. Dans l’échange permis par une proximité physique avec et par les « siens », le Chacha VIII que j’ai vu danser le 8 octobre 2006 à Ouidah semble reconnaître l’origine incertaine (la fiction) du spectacle mémoriel unifiant et séparant à la fois les figures du maître et de l’esclave. Ainsi, la réception officielle des autorités et la réjouissance populaire au rythme de la musique bourian dévoilent l’illusion métisse dont la commémoration de l’ancêtre puissant, créateur d’une dynastie de maîtres négriers régnant sur une filiation d’esclaves domestiques, « sauvés » de la déportation, se veut le réceptacle ritualisé. À travers cette logique sinueuse et insidieuse, zigzagant à travers les diverses, et parfois opposées, mémoires individuelles, le clan réaffirme une logique du prestige qui tente de se perpétuer dans la durée pourtant provisoire de souvenirs et d’oublis choisis. Le Chacha VIII m’est apparu comme l’incarnation d’un chef créole, aux allures populistes, qui se fait toucher, qui danse, dans une représentation par moments auto-ironique et distante des figures hautaines, hiératiques d’autres figures « royales » observées dans le milieu vodun ou dans d’autres « palais » au Bénin.

La dynamique chorégraphique était caractérisée par une dimension ludique et les attitudes des danseurs par une sorte de malice ; tout se passait comme si les mises en scène de l’appartenance afro-brésilienne se jouaient à travers une « usurpation » des identités (celle du Blanc, par exemple, qui était figurée par certains masques, celle du Noir issu de l’union entre la lignée des maîtres et des femmes esclaves). Les représentations du pouvoir dont la famille de Souza se veut encore aujourd’hui adoubée par son histoire affichaient ici une sorte de force masquée de bonhomie. L’imaginaire d’une condition et d’une identité créoles non affectées par l’opprobre du passé de l’esclavage en était la source. Des femmes et des hommes noirs célébraient ainsi la grandeur de leur ancêtre blanc dans une sorte de camouflage dissimulant une mémoire, aujourd’hui devenue scabreuse, de l’appartenance. La communauté afro-brésilienne réunie autour du souvenir de Francisco Felix de Souza offrait donc une redéfinition des liens qui la rendent fière de son identité. Dans cette redéfinition, le rôle du Chacha est le signe d’un métissage qui n’a pas été seulement biologique mais aussi et surtout social donnant lieu à une généalogie faite de maîtres et d’esclaves, et c’est ainsi, peut-être, à travers une mémoire trouée d’oublis, que le clan des dirigeants s’établit des assises populaires. D’ailleurs, comme l’ancien responsable de la Maison de la Mémoire, anciennement Maison du Brésil de Ouidah[4], Honoré Megbemabo, l’avait observé, « les héritiers de de Souza sont aussi des enfants d’esclaves, c’est cela la force de la famille de Souza ». Il est possible alors de voir le Chacha danser en maître, au contact de la foule de ses « enfants »/esclaves, et qui se met en scène à travers une pantomime gaie truffée de silences.

Sur la cérémonie semble, en effet, planer la dimension indicible des mémoires et de leurs symboles. Les divisions des groupes de différentes origines, maîtres et esclaves, portant souvent le même nom de famille mais non le même passé, existent bel et bien à Ouidah, malgré l’affichage de la part de quelques notables d’une harmonie cosmopolite et « républicaine » qui représenterait un trait distinctif de la ville. Entre les différentes versions de l’histoire contemporaine, agit une dialectique qui affirme les supposées avancées de l’hybridation entre les chaînes de la traite et les liens culturels instaurés avec la diaspora transatlantique[5].

Selon modalités différentes mais comparables et communicantes entre elles, la quête d’une identité atlantique composite est également poursuivie par d’autres élites béninoises. Elle peut faire souvent l’objet d’interprétations qui dénotent aussi les oscillations de sa logique interne. Nouréini Tidjani-Serpos, ancien sous-directeur général de l’Unesco, se rappelle de la genèse du Festival Ouidah 92. Rencontre Amériques-Afrique, voulu par le Président béninois Nicéphore Soglo et qu’il avait contribué à rendre possible :

Le président Soglo avait beaucoup étudié la diaspora juive et il était convaincu que nous devions montrer à la diaspora afro-américaine que nous tenons à eux exactement comme les Juifs tiennent à Israël[6].

Dans cette vision du lien diasporique inspirée par l’exemple juif, c’est la diaspora qui devient une sorte d’entité originelle à laquelle les Africains doivent montrer leur attachement. Le sol ancestral est donc implicitement perçu en devenir, il serait, en quelque sorte, à refonder à partir d’un paradoxal lieu matriciel qui lui est désormais exogène.

Toutefois, cette origine éxogène est aussi investie par un imaginaire « millénariste » retrospectivement appliqué au passé, c’est-à-dire au moment fatidique et fondateur de la rencontre avec le Blanc et avec la légende de sa puissance. À ce propos, Émile Ologoudou – sociologue et dignitaire du culte oro d’origine yoruba, qui a été un des mes principaux interlocuteurs lors de mes enquêtes à Ouidah – m’a souvent parlé du « rôle messianique » qu’aurait joué, selon lui, le bateau négrier :

La chose inoubliable, l’évènement inoubliable qui se trouve être cette traite esclavagiste, les gens n’ont pas oublié… la mémoire personnelle ne retient pas forcément les embarquements, mais le bateau lui-même est quelque chose de très messianique, donc le bateau joue un rôle attractif sur toute la côte… surtout dans les populations qui sont au bord de la mer, qui sont au bord des lagunes, le messianisme du bateau existe et beaucoup de peuples se sont donnés aussi un label d’avancement parce qu’ils ont pu partir, moi j’ai retrouvé ça dans les communautés là-bas en Amérique, au Brésil et tout, d’être parti c’est autre chose déjà, on n’est plus des Africains cent pour cent… le côté messianique du bateau…

Au centre de Ouidah, dans le jardin public avoisinant le site de l’ancien Fort français, parmi les statues des grands Ouidanais, on peut voir celle de Francisco Felix de Souza dont le socle porte l’inscription suivante : « Grand négociant et bâtisseur »[7]. D’ailleurs, Christian de Souza, directeur de la radio nationale béninoise ainsi que descendant direct de Francisco Felix de Souza et qui est aussi l’auteur du film documentaire la Mémoire de l’avenir sur le lancement, en 1994, au Bénin du programme Unesco de la Route de l’Esclave[8], a toujours insisté pour sa part sur les qualités « de champion cosmopolite de la tolérance et du métissage » de son ancêtre, sur « le caractère visionnaire des entreprises commerciales et des avancées technologiques » permises par la traite comme moment fondateur de l’expansion à partir de Ouidah de la « culture » africaine dans les nouveaux mondes :

C’est aussi le symbole de la globalisation à partir du moment où les enfants de ce pays sont un peu partout dans le monde entier ; en y allant, ils y vont avec leur propre culture et vont l’exposer et forcent les autres à venir la découvrir, il y a une ouverture sur le monde. Ouidah c’était la porte du Bénin sur le monde, c’est pas la porte d’entrée sur le Bénin, c’était le Bénin qui partait à la conquête du monde, avec sa culture, avec ses forces humaines de travail, parce qu’il n’y avait pas la révolution industrielle à cette époque où l’esclavage existait… c’était l’ouverture de Ouidah sur le monde… l’histoire n’a pas oublié Ouidah, Ouidah a apporté quelque chose à l’universalité… [en indiquant la mer] c’est là la séparation pour les Africains qui quittent leur continent et vont découvrir le nouveau monde, sans parents, sans arrière-parents et sans descendance, c’est là-bas qu’ils sont partis fabriquer leur descendance heureusement on parle plus seulement de la Porte du Non-Retour et là-bas il y a la Porte du Retour et leurs descendants reviennent de plus en plus. Cet Océan a séparé pendant des années, mais je crois que maintenant il est en train d’unir…maintenant nous sommes ensemble avec les Brésiliens assis ensemble là, à la plage de Ouidah, pour célébrer la force du vodun qui en principe le vodun est la culture, la religion de nos ancêtres partis d’Afrique… ils sont là pour prier et ils reviennent de temps en temps… c’est un grand rassemblement humain au service de la réminiscence, la réminiscence religieuse, la réminiscence culturelle, c’est ça Ouidah, Ouidah qui voudrait qu’on la lise autrement, parce que Ouidah veut s’inscrire dans le développement, Ouidah veut être siège de tourisme culturel, il y a plein de choses qu’on peut connaître ici, à partir du melting pot humain qui a fait son socle humain, plusieurs langues, plusieurs cultures, plusieurs cheminements humains… je ne peux qu’inviter les citoyens du monde à faire ce pèlerinage… Ouidah a une histoire très fournie… [toujours en regardant la mer] on a une image de beauté limpide, comme pour oublier ce qui s’est passé hier, c’était un drame humain, [la mer] ça a servi de support à un drame humain mais en regardant cette beauté on va vite oublier ce qui s’est passé hier… c’est un lieu qui a été un déchirement humain, heureux que ce lieu devienne un lieu de rencontres, de redécouverte, c’est aussi ça Ouidah.

Chez ces représentants de lignages ayant été ou encore hégémoniques, bien qu’Ologodou soit, lui, d’une famille d’origine yoruba qui fut captive des de Souza avant d’être affranchie et de devenir à son tour propriétaire d’une main d’œuvre servile, l’absence d’un « victim tale »[9], observée par Katharina Schramm au Ghana, se confirme. Dans ces discours qu’il serait possible de définir en quelque sorte révisionnistes, négationnistes de l’intérieur – ou, si l’ou veut, dénégationnistes en raison de leurs constants renversements et brouillages interprétatifs –, l’époque esclavagiste est assumée in fine comme fondatrice d’identité(s) et de patrimoine culturel. Et comme tout mythe fondateur, les récits de cette époque ne peuvent pas être marqués uniquement par le stigmate de la perte, ils doivent aussi véhiculer une dynamique génératrice d’expansion, d’acquisition d’une force. L’opacité morale et historique intrinsèque à ces discours fait l’objet de critiques, comme, par exemple, celle du président, d’origine yoruba, des collectivités familiales de Ouidah, qui, lors de la cérémonie de clôture de l’édition 2012 de la Marche du Repentir d’un côté reprochait à « certaines familles de Ouidah de tirer toujours des raisons de fierté de leur passé esclavagiste », et, de l’autre, stigmatisait le silence sur cette période qui règne à Ouidah, en affirmant que « le Bénin n’est pas le royaume de la paix, mais de la peur des mémoires de l’esclavage »[10]. Un tel propos faisait écho à celui d’un autre représentant de la communauté yoruba, le roi Onikoy, qui avait invité, lors de l’édition 2011, l’organisateur de la Marche, Honorat Aguessy, à établir un véritable inventaire distinguant les descendants des anciens esclaves et ceux des esclavagistes[11]. Cette dimension hétéroclite du souvenir du passé de l’esclavage et de certaines de ses figures marquantes, comme celle de Francisco Felix de Souza, expliquerait que ce dernier soit perçu par un nombre important d’individus dans une sorte de flou mémoriel. Aussi l’évocation de la puissance des esclavagistes se mêle-t-elle à l’expression d’une solidarité communautaire lors des cérémonies qui associent désormais dans le souvenir les descendants des lignages dominants et ceux des lignages serviles. Pourtant, la fondation de la ville porte en elle aussi le souvenir de la sacralisation de la rencontre avec le Blanc, comme l’ancestralisation et la transformation en vodun de la figure de Kpaté, celui qui sur la plage de Ouidah aurait, le premier, fait signe à un bateau européen d’accoster[12]. De la présence du Blanc, la figure de Francisco Felix de Souza a été une sorte d’incarnation historique et mythique à l’origine d’une dynastie de maîtres « noirs » qui, lors de la célébration de l’anniversaire de sa naissance, commémorent l’actualité de l’origine de leur pouvoir et de leur fierté.

 

 

 

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Mito Honoré Feliciano Juliao de Souza Chacha VIII, chef de la famille de Souza ; Chantal de Souza ; Agoli Agbo, roi d’Abomey. Ouidah, octobre 2006

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Agoli Agbo roi d’Abomey. Ouidah, octobre 2006

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Réception dans une des cours de la maison de Souza. Ouidah, octobre 2006

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Mito Honoré Feliciano Juliao de Souza Chacha VIII. Ouidah, octobre 2006

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Groupe exécutant la musique bourian. Ouidah, octobre 2006

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Masques bourian. Ouidah, octobre 2006

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Portraits de Francisco Felix de Souza et de ses deux premiers enfants, Isidore et Chico, dans le Musée de Souza. Ouidah, novembre 2005

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Monument de Francisco Felix de Souza dans la place du Fort Français. Ouidah, janvier 2012

 

 

 [1] Sur la figure de Francisco Felix de Souza et plus en général sur l’histoire des populations dites « afro-brésiliennes » de la côte occidentale africaine, voir : Ana Lucia Araujo, Public memory of slavery : victims and perpetrators, New York, Cambria Press, 2010 ; Roger Bastide, « La « Burrinha » africaine made in Brazil », in Gabriel Marcel, Mélanges de préhistoire, d’archéocivilisation et d’ethnologie offerts à A. Varagnac, Sevren, Paris, 1972 : 41-50 ; Milton Guran, Agoudas. Les « Brésiliens » du Bénin, Paris, La Dispute, 2010 [2000] ; Robin Law, Ouidah. The Social History of a West African Slaving “Port”, Athens, Ohio University, 2004 ; Pierre Verger, Les Afro-Américains, Dakar, IFAN, 1953 ; Idem, Flux et reflux de la traite des nègres entre Golfe de Bénin et Bahia de Todos os Santos, du XVIIe au XIXe siècle, Paris/La Haye, Mouton et Co., 1968.

[2] Le personnage de Francisco Felix de Souza a inspiré le roman de Bruce Chatwin, Le vice-roi de Ouidah, Paris, Grasset, 1982 [version originale 1980] ainsi que le film réalisé par Werner Herzog, Cobra verde (1987).

[3] Cet extrait est issu du film documentaire Mémoire promise (Cnrs Images, 2014) que j’ai réalisé avec Jean-Christophe Monferran. Visible ici.

[4] Créée à Ouidah au début des années 1990, la Maison du Brésil était censée devenir un musée d’art contemporain et populaire du passé « métis » de la région ainsi qu’un lieu d’échanges avec la diaspora afro-américaine, contrepoint géographique, historique et mémoriel de la Casa do Benin inaugurée en 1988 à Salvador de Bahia au Brésil. La figure tutélaire de ce jumelage était celle de l’anthropologue et photographe français Pierre Verger qui avait longuement vécu et travaillé dans les deux pays. Lors de ma dernière enquête à Ouidah, la Maison du Brésil était fermée par manque de fonds.

[5] Voir : Unesco La chaîne et le lien. Une vision de la traite négrière, Paris Éditions Unesco, 1998.

[6] Cet extrait est issu du film documentaire Mémoire promise (Cnrs Images, 2014) que j’ai réalisé avec Jean-Christophe Monferran.

[7] D’ailleurs, la commémoration officielle sur une des places centrales de Ouidah de la figure de Francisco Felix de Souza fait en quelque sorte pendant à son ancestralisation dans le culte vodun Dagoun créé par le négrier lui-même pour se protéger et protéger sa progéniture. Sur le vodun de la famille de Souza, voir Milton Guran, Agoudas. Les « Brésiliens » du Bénin, op. cit. : 219-227 sq.

[8] Christian de Souza, La mémoire de l’avenir, film documentaire, ORTB, 1994.

[9] Katharina Schramm, « Slave Route Projects : Tracing the Heritage of Slavery in Ghana », in Ferdinand de Jong and Michael Rowlands, eds., Reclaiming Heritage: Alternative Imaginaries of Memory in West Africa, Walnut Creek, Left Coast Press, 2007 : 83.

[10] Depuis 1998, le sociologue Honorat Aguessy, est le promoteur d’une Marche du repentir qui a lieu le troisième dimanche de janvier à partir de la place aux enchères. Au cours de cette procession, appelant à dépasser les divisions et les blessures du passé de l’esclavage, il est question, selon Aguessy, pour la société civile d’assumer une partie de la « responsabilité morale » de cette histoire.

[11] Cf. Gaetano Ciarcia, « L’endogène et le diasporique. Sphères publiques de connexion entre culture vodun et passé de l’esclavage au Bénin », Civilisations, 2013, 62 : 191-208.

 [12] Sur la mythification locale de la figure de Kpaté, voir Casimir Agbo, Histoire de Ouidah du XVe au XXe siècle, Avignon, Les Presses Universelles, 1959 ; Robin Law, Ouidah. The Social History of a West African Slaving « Port », 1727-1892, op. cit. ; Christian Merlo, « Hiérarchie fétichiste de Ouidah (inventaire ethnographique, démographique et statistique des fétiches de la ville de Ouidah, Dahomey) », Bulletin IFAN, Série B, 1940, tome II, n°1-2.

Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 25 mai 2015