Isabelle Ullern, Paris hiver 2012 – 2013 ©

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En quoi lire, ou traduire, Ralph Waldo Emerson (né en 1803) relèverait-il d’un usage public du passé, un peu au delà de la tâche inlassable d’exploration érudite des œuvres anciennes ou modernes ? Et en quoi serions-nous intéressés, particulièrement, à la voix, la pensée, la position d’écriture d’Emerson sur ce site consacré aux usages publics du passé ?

Ces deux questions ne se recouvrent pas exactement mais j’ai été conduite à les proposer ainsi à une double occasion. Tout d’abord en préparant la rubrique « Inactuelles » de ce site, où figureront, pour l’ouvrir, deux textes qu’Emerson consacra à l’histoire et à la mémoire (« History », dans Essays Fisrt Series, 1841 ; et « Memory », commencé en 1857, classé dans sa Natural History of Intellect, édition posthume de 1909). Ensuite, lorsque nous est parvenu la traduction récente d’un discours d’Emerson, très peu connu en France et relatif à son inscription initiale comme pasteur de l’Eglise unitarienne américaine. Ce discours fut prononcé au moment de sa décision intime et publique de quitter sa fonction pastorale au bénéfice d’un engagement intellectuel particulier, disons : de penseur, d’essayiste, d’écrivain « moraliste » (et non moralisateur). Ce passage, nous verrons que le traducteur de ce discours le pense comme passage significatif « de la chaire au pupitre ». J’ajouterais que ce passage est peut-être aussi celui d’une socialité communautaire (qu’elle soit religieuse, académique, conjugale ou amicale) à celui de la solitude commune du penser qui, seule et paradoxalement, fait du penser un partage possible en société. Comme si la blessure d’une communauté nécessairement perdue créait la brèche d’une sensibilité particulière pour la pensée en dialogue. Et sa liberté, nécessaire à la façon d’un serf-arbitre revisité.

Entre solitude et société civile, figures de « l’intellectuel »

Au 19ème siècle, les sociétés occidentales étaient familières de ce mode d’engagement public de la littérature moderne, où l’écrivain le plus singulier plonge au cœur des questions culturelles les plus « collectives » (non exclusivement ou non directement politiques), et s’adresse à ses pairs à la première personne d’un singulier qui peut facilement devenir un pluriel : ce « je », au nom de « nous », s’adresse non tant à l’ensemble ou la totalité de ses concitoyens qu’à la société rêvée de ses lecteurs espérés, faisant ainsi explicitement société ou communauté idéale de façon civile et non institutionnelle (non académique, non officielle). Bien que ce registre particulier de l’engagement intellectuel n’ait sans doute pas disparu de l’espace public dit « post-moderne » (en France, le philosophe écrivain Alain Finkielkraut s’en réclame à juste titre), on pourra considérer toutefois que Julien Benda lui a consacré une des dernières méditations représentatives, dans La trahison des clercs (1927, repris en 1946), et que les penseurs existentialistes de l’entre-deux guerres furent les derniers à relever en droite ligne d’un tel geste, à la fois dépourvu de réflexion esthétique en soi ou de réflexion politique en soi, au sillage de Jean Wahl, Léon Chestov (premier lecteur de Kierkegaard en France) ou Benjamin Fondane et Rachel Bespaloff durant l’entre-deux guerre et au-delà… jusqu’à Albert Camus (toujours pour ce qui concerne la France). Dans le même registre, on sait inscrite, aussi, la réception initiale (en France encore) d’un grand lecteur contemporain d’Emerson, Nietzsche, par le critique essayiste Gaëtan Picon : Nietzsche, la vérité de la vie intense (texte de 1937, publication posthume en 1998).

C’est au relief de ce genre de généalogie essayiste que cette décision particulière d’Emerson, et l’engagement public de type civil qu’elle signifie, intéressent une brève réflexion sur « l’inactualité des usages publics du passé ». Cela me semble d’autant pertinent que rien, là, ne relève d’une quelconque « affaire ou controverse » édifiante ou d’intérêt général, pire : rien ne s’y joue d’actuel quant à la qualité ou l’économie démocratique de la vie sociale ou culturelle.

Dans les lignes qui suivent, j’approcherai donc simplement la façon dont cette décision intime et publique d’Emerson, et ce qu’elle éclaire de la solitude de la tâche intellectuelle sociale, est reprise d’une façon inattendue à travers le travail de traduction qu’en fait un intellectuel protestant contemporain, le théologien parisien Raphaël Picon :

Ralph Waldo Emerson, Discours aux étudiants de théologie de Harvard, suivi de Le dernier repas, préface et traduction de Raphaël Picon, Nantes, éd. Cécile Defaut, « La chose à penser », 2011.

Ce geste de réflexion de R. Picon, conduit à travers l’effort austère de traduire et valoriser des textes oubliés à partir d’un aspect négligé d’un auteur, relève de cette tradition intellectuelle, moderne, civile, dont j’ai découvert, en le lisant, qu’elle figure encore dans certaines réserves de l’espace public ; un peu en retrait des feux de la rampe pour le dire vite, avec une dimension culturelle assumée ou commune, quand bien même elle semble relever d’une tradition culturelle d’origine religieuse (comme c’est le cas historique et moderne du protestantisme en France). Or ce geste intellectuel participe d’un engagement public d’une façon minoritaire assumée, que le philosophe protestant, Olivier Abel, a simultanément méditée dans deux brefs essais, l’un sur « Un intermédiaire hésitant : l’intellectuel protestant » (paru en 2000 dans la revue Esprit), et l’autre sur « La figure effondrée de l’intellectuel chrétien » (parue dans Le contemporain, février 2006). Un peu à distance du Tombeau de l’intellectuel de Jean-François Lyotard, Olivier Abel pense ce geste comme celui d’une sorte de témoignage, visant à inscrire les « perplexités » d’un seul dans un récit « plus large » que le sien, en tâchant de ne pas sombrer dans l’opposition dévalorisante entre la scientificité ou la raison de quelque façon académique. Ce type d’attestation intellectuelle revendique un langage de l’ordinaire dont le particularisme culturel explicitement assumé (ici, protestant, ailleurs juif, ailleurs encore chrétien…) tramerait cependant l’extranéité. Gît là une inactualité intéressante et vive encore, quelque peu dramatique – puisqu’elle sait ne s’adresser à aucune communauté figurable ni en pleine lumière – , dont il m’a semblé important d’inscrire le rebours dans notre investigation des usages publics du passé.

Penser publiquement n’est pas « professer »

Emerson est sans doute bien repéré comme « poète philosophe » américain. Et ses traductions actuelles, en ce registre, nous le rendent accessible de façon érudite et rigoureuse (voir Bibliographie finale). Toutefois, l’inscription d’Emerson en philosophie a demandé un patient travail de réflexion, dont nous en sommes redevables au philosophe américain contemporain, Stanley Cavell. Ce travail est relayé en France par ses traducteurs, tels Christian Fournier et Sandra Laugier. Si la tâche intellectuelle est d’assumer publiquement l’importance publique, et jamais intime, de penser, à travers les essais qu’il lui a consacrés (voir la Bibliographie finale), Cavell met en évidence combien Emerson pense explicitement la capacité de conduire ou d’exposer la valeur culturelle de cette tâche toutefois solitaire (alors, intime en ce sens). Autrement dit, penser publiquement n’est en rien « professer » une « discipline » considérée d’intérêt public (science, philosophie, histoire…). Voici posé un des fronts polémiques auquel Emerson et la réception d’Emerson se heurtent ou qu’ils mettent au travail : la parole intellectuelle n’est pas une parole proférée au nom d’une discipline ou bien au nom d’une caste intellectuelle (pas même d’une classe sociale qu’on nommerait au pluriel « les intellectuels », en quoi je reste à distance des analyses de Sandra Laugier, 2003). J’ajouterais que, en tant que « penser par cette parole même », la voix intellectuelle ne tient pas non plus sa pertinence de l’actualité sociale ou générale qui ferait la matière de son propos.

Alors, qu’est-ce que penser publiquement ? Est-ce parler à la première personne du pluriel (dire « nous ») ou du singulier (« je ») ? Et, plus déterminant et difficile encore, si c’est le « moi » qui prend la parole publique, qui s’adresse à « nous » ou bien parle pour le collectif (pour « nous »), comment alors la pensée construit-elle simultanément le partage et la libre confrontation de la parole, de la pensée ? Car, après tout une personne plurielle forme un collectif … informel ! Elle ne constitue pas « l’espace public » d’une organisation démocratique. Dans un tel espace régulateur, elle demeure un moment ou passe, elle contribue à en façonner l’étoffe hospitalière ou les résonnances…

Pour poser ce questionnement constitutif de la nature « publique », c’est-à-dire non privée de l’espace social démocratique (un espace civil), et le poser en liberté de conscience autant qu’avec la « confiance en soi » (du titre de son essai de 1830, « self-reliance »), Emerson s’est affranchi des cadres et des disciplines : non seulement au sens académique, mais encore au sens d’une doctrine à laquelle il dit renoncer pour conduire… la discipline de la pensée même, ou… la conduite de la vie (autre essai, de 1860/1876). Celles-ci, relevant de la vie même, ne relèvent ni d’une doctrine, ni d’une discipline. Pour la première, nous dirions que ça tombe sous le sens ; pour la seconde, en revanche, l’espace contemporain de publications et d’interventions intellectuelles est saturé de recours aux disciplines savantes. Au lieu d’elles, Cavell rappelle ce qui tient lieu d’exigence de penser au miroir des pages et de la pensée d’Emerson :

L’idée d’être fidèle à soi-même, ou à l’humanité qui est en soi-même, ou encore l’idée de l’âme partant en voyage (vers le haut, vers l’avant), se trouvant d’abord perdue au monde et exigeant un refus de la société et surtout peut-être de la société démocratique, niveleuse, au nom de quelque chose qu’on appelle souvent culture – cette idée nous est familière depuis La République de Platon jusqu’à des œuvres aussi différentes qu’Etre et Temps de Heidegger et Pygmalion de G.B. Shaw. […]

Depuis des années, il m’a semblé savoir, en dépit des dénégations publiques de cette réalité, qu’Emerson était un penseur pourvu de l’exactitude et de la cohérence qui sont attendues des plus grands esprits, un penseur qui méritait qu’on le suive avec l’attention nécessaire au déchiffrement de notre propre pensée. […]

Dans ma vision des choses, le perfectionnisme [moral emersonnien] n’est pas une théorie (une de plus) de la vie morale, mais quelque chose comme une dimension, ou une tradition, de la vie morale que l’on retrouve tout au long de la pensée occidentale et qui touche à ce que l’on appelait l’état de notre âme : cette dimension attache une extrême importance aux relations personnelles et à la possibilité, ou la nécessité, de notre transformation et de la transformation de notre société. On en retrouve les traces depuis Platon et Aristote jusqu’à Ermerson et Nietzsche.

(S. Cavell, « Tenir le cap », 1990, trad. fr. dans Conditions nobles et ignobles. Laconstitution du perfectionnisme moral emersonien, éd. de l’Eclat, 1993, p. 46-47)

Bibliographie

Pour cet article : différente de la bibliographie constituée par Raphaël Picon, qui redonne, en outre, à la fin de son livret, une trame chronologique jalonnant le parcours biographique d’Emerson, de 1803 à 1882

Avertissement : certaines des traductions françaises contemporaines des premières publications, par Emerson, de ses essais ou conférences sont actuellement republiées, sans travail de relecture ou d’introduction plus récente. On dispose en ligne, de la même façon a-critique, d’articles de la Revue des Deux Mondes consacrés à Emerson (et à Emerson et Carlyle) par le critique français Emile Montégut.

Si l’on est averti de la différence entre ces republications et les travaux critiques plus récents, porteurs d’un travail de traduction méthodique et de lectures interprétatives en débat, de seconde génération si l’on peut dire, il est intéressant d’en disposer : ce sont là traces du premier impact de la pensée emersonienne en Europe. Raphaël Picon en cite plusieurs dans sa préface.

Réception littéraire d’Emerson :

Par exemple : Anne Wicke, traductrice de plusieurs essais d’Emerson, dont « L’intellectuel américain » (ou « Le savant américain », cf. supra), le replace dans l’histoire de la pensée américaine envisagée comme histoire culturelle :

R.W. Emerson, Essais : Nature ; L’Ame suprême ; Cercles ; La Confiance en soi ; Le Transcendantaliste ; L’Intellectuel américain ; L’Art ; Le Poète, traduction et présentation par A. Wicke, Paris, éd. Michel Houdiard, 2009.

Réception philosophique d’Emerson :

Celle qui domine actuellement se tient au sillage du travail original de Stanley Cavell (philosophe, professeur à Harvard) : ce dernier a réinscrit Emerson pleinement dans un corpus philosophique, en soi dense et performatif. Je réfère donc ses travaux sur Emerson, ainsi que les traductions de ses « élèves » en France, ou qui ont avec bonheur souligné le rapport significatif de Nietzsche avec Emerson.

R.W. Emerson, La confiance en soi et autres essais, Paris, Rivages – Poche, 2000, traduction par Monique Bégot ; postface de Stéphane Michaud, « Nietzsche et Emerson » ; « Le savant américain », traduction par Christian Fournier, revue Critique (1992) 541-542.

Stanley Cavell, Qu’est-ce que la philosophie américaine ? De Wittgenstein à Emerson, traduction par Christian Fournier et Sandra Laugier, avec une préface inédite de l’auteur, Paris, Gallimard – Folio 2009 ; reprend trois recueils auparavant publiés aux éditions de l’Eclat, entre 1991 et 1993) :

« Une nouvelle Amérique encore inapprochable » (1989)

« Conditions nobles et ignobles – la constitution du perfectionnisme moral emersonien » (1990)

« Statuts d’Emerson Constitution, philosophie, politique », sous-titre : « les amendements d’Emerson à la Constitution des Etats Unis », qui comprenait en appendice trois textes de Emerson et de Nietzsche :

R.W. Emerson : Destin, (1850) ; Experience (1844) ; La loi sur les esclaves fugitifs (conférence du 7 mars 1854).

F. W. Nietzsche, Fatum et histoire : Pensées (1862), traduction par Marc Marcuzzi, titre original : Fatum und Geschichte ; noter que Nietzsche a alors 18 ans ; l’essai commence de la même façon que le sermon sur le dernier repas : il évoque la possibilité de penser « la doctrine » et « l’histoire due christianisme », « d’un regard libre et sans prévention » (cette traduction est la même que celle publiée dans les « Ecrits de jeunesse », sous la direction de Marc B. de Launay, Œuvres, volume I, Paris, Le Seuil, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, d’après l’édition originale allemande établie par Giorgio Colli et Mazzino Montinari).

Un des tous premiers essais de Cavell sur Emerson, datant de 1983, « Emerson, Coleridge et Kant », a été publié dans In the Quest of Ordinary : Lines of Skepticism and Romanticism, Chicago, Chicago Press, 1998.

Autres références :

Les travaux de Raphaël Picon sont en partie présentés sur le site de la Faculté Libre de Paris de l’Institut Protestant de Théologie : http://www.iptheologie.fr/page.php?ref=p-picon&ou=par

Pour un éclairage sur cette institution peu connue en France (et dans la perception française de l’histoire moderne de l’Europe protestante), noter que cette faculté est un héritage alsacien d’après 1870, issu du régime concordataire inscrit dans les différents régimes constitutionnels de la laïcité républicaine française : « La Faculté de théologie protestante de Paris a été créée en 1877, dans le cadre de l’Université de Paris, pour remplacer la Faculté de Strasbourg devenue allemande. En 1905, par suite de la Loi de séparation des Églises et de l’État, la faculté est devenue libre, à la charge des Églises réformées de France et de l’Église évangélique luthérienne de France »,

ref. au site de l’IPT, http://www.iptheologie.fr/page.php?ref=histoire&ou=ipt

Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994.

Sigmund Freud, Le malaise dans la culture (1929 – 1931), traduction par Pierre Cotet, René Lainé et Johanna Stute-Cadiot, préface de Jacques André, Paris, PUF, 1995.

Jürgen Habermas, Morale et communication (1983), traduction et introduction par Christian Bouchindhomme, Paris, Le Cerf, 1986.

Sarah Kofman, « APPRENDRE A TENIR PAROLE, Portrait de Sarah Kofman par Roland Jaccard », rubrique « philosophie » du quotidien français Le Monde, 27 – 28 avril 1986, p.  VII ; avec Jean-Yves Masson, Don Juan ou le refus de la dette, Paris, Galilée, 1991 (la section centrale du livre est rédigée par SK, sur le Dom Juan de Molière).

Sandra Laugier, Faut-il encore écouter les intellectuels ?, Paris, Bayard, 2003.

Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre (1947), Paris, PUF (ré-impressions régulières) ; L’humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972 ; Altérité et transcendance, Paris, Fata Morgana, 1995 ; Ethique comme philosophie première, Paris, Rivages-poche, 1998.

Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1984.

Jacques Rancière, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle (1987), Paris, 10×18, 2004 ; La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995 ; La chair des mots. Politiques de l’écriture, Paris, Galilée, 1998 ;  Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.

Isabelle Ullern, Pierre Gisel, Le déni de l’excès, Paris, Hermann, 2011.

Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 11 mai 2013.