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Paris, le 9 mars 2014

Psychiatre, psychanalyste et anthropologue, Richard Rechtman est directeur d’études à l’EHESS et directeur du Labex Tepsis (Transformation de l’État, Politisation des Sociétés, Institution du Social). Il a créé et dirige depuis 1990 le dispositif de consultations psychiatriques spécialisées pour réfugiés cambodgiens au sein du Centre Philippe Paumelle de Paris. Il a notamment publié L’empire du traumatisme en collaboration avec Didier Fassin (Flammarion, 2007).

Après avoir consacré de nombreux essais scientifiques aux effets psychologiques du génocide cambodgien, en automne 2013, Richard Rechtman a publié Les Vivantes, aux Éditions Léo Scheer. Le livre raconte l’évacuation de la capitale, la dissolution des familles, l’effacement des traditions politiques, intellectuelles, culturelles, ainsi que la destruction physique des individus exécutés par le régime khmer rouge. Derrière la catastrophe, on perçoit l’écho indirect du passé historique cambodgien, marqué par la colonisation et l’indifférence de l’Occident.

Dans cet ouvrage, Richard Rechtman a choisi une forme d’écriture fictionnelle. Il renvoie à une géographie et à une histoire réelles. Cependant, afin de restituer l’expérience intérieure du génocide, il forge un être imaginaire, sans doute issu de sa pratique en tant que psychiatre : une « jeune fille cambodgienne comme n’importe laquelle, modeste, certes éduquée – mon père était instituteur – mais pas vraiment riche et plutôt favorable aux thèses des Rouges ». Broyée dans la machine de mort des Khmers rouges, elle n’a plus de nom. Ce n’est qu’un corps, un corps martyrisé mais capable de résistance. C’est pour résister qu’elle raconte ses pensées intimes. Raconter est une manière de vivre, et vivre est une manière de faire échouer les Khmers rouges : « vivre, pour démentir leur ambition de nous rayer de la carte ».

On suit le génocide pas à pas. Tout commence avec l’exode de la ville, le 17 avril 1975, quand les troupes de Pol Pot s’emparent de Phnom Penh, après quatre années de guerre civile : « en ce jour mémorable où les Rouges décidèrent d’épargner les Blancs, ce sont les Blancs eux-mêmes qui firent la sélection, avec une précision génétique digne des meilleurs orfèvres ». Ensuite, c’est la déportation par les Khmers rouges, et les travaux forcés, « quand tu découvres que tous les repères d’avant se sont absentés ». Jusqu’à la chute du régime : « un matin, ils n’étaient plus là. Nos gardes s’étaient envolés pendant la nuit. Tous disparus. Personne n’avait rien entendu. Nous étions seuls, au beau milieu de la jungle, sans personne pour nous hurler dessus, sans fusil braqué sur nous, sans l’œil de l’Angkar, mais sans rien à manger également, sans même savoir où nous étions ». C’est donc l’heure de l’émigration et de la clandestinité en Occident, dans une société aux frontières étanches, quand le sens de la menace est vite renversé : « nous étions des gens menacés, chez nous comme ici, et eux nous présentaient comme une menace pour eux, peut-être la pire que leur empire a jamais connue ».

Le récit est cru. La fille voit son corps, « cette stupide enveloppe charnelle », se dégrader, devenir étranger, à cause de la famine, des travaux forcés, des exécutions sommaires. Les Khmers rouges ont réussi à transformer « la mort en cadavre et le cadavre en simple déchet ». La mort est partout. Son odeur « transperce les narines, assèche la gorge, avant de s’installer à demeure. Elle imprègne absolument tout, les cheveux, les vêtements, les ongles et la peau elle-même ». Omniprésente, elle change de sens : loin d’être seulement une perte radicale, elle devient une absence, « celle qui éradique jusqu’au dernier souvenir du passé ». Obligés à vivre avec les cadavres, les victimes ressemblent de plus en plus à des morts, ils vivent comme des cadavres : « ce n’est pas parce que l’on ne savait rien de nos vies d’avant que l’on se taisait. Non, c’est avant tout parce que nous avions perdu les mots qui disent autre chose que cadavre ou dépouille ». Ainsi, les rapports entre les victimes sont marqués par la méfiance. Toutes savent que les camps peuvent les transformer en des tueurs : « il y avait cette femme qui racontait avoir vu une mère dissimuler à son propre enfant les quelques grains de riz qu’elle subtilisait chaque soir ».

Page après page, on voit la toute-puissance de l’intention génocidaire des Khmers rouges, sa capacité extrême à réduire à rien l’individu, sa capacité même de rendre dérisoire, ou même criminelle, toute action humaine. On touche l’œuvre de dépossession de soi : « l’idée qu’on se fait d’être épié, surveillé, mis sur écoute n’est rien comparé à cette peur d’être dépouillé de sa pensée. Lorsqu’on parle de vol de la pensée, on imagine quelque chose de l’ordre d’une copie suivie d’une utilisation frauduleuse, comme dans le plagiat. Mais dans ce cas, l’original demeure. Et même s’il est moins original, il est toujours là. Non, le vrai vol de la pensée, celui dont je m’apprêtais à faire la terrible expérience, ne laisse rien derrière lui. Il dérobe tout sans laisser la moindre trace. Pure perte, voilà tout ». Toutefois, une victime qui tue n’a rien à faire avec un exterminateur. Même quand la mort répond à une nécessité vitale, elle vit dans le remord : « tuer pour ne pas mourir de faim est autrement plus difficile que tuer sans motif ». Pour sa part, l’exterminateur n’est pas un simple tueur, car, « même quand il ne tue pas, il extermine encore » : « lorsqu’il te tue, il n’a même pas le sentiment de commettre un meurtre, convaincu de t’avoir simplement rendu à ta vraie nature, un ‘déjà cadavre’ ».

1ère question

Tu as écrit de nombreux textes scientifiques ou académiques sur les implications psychologiques du génocide cambodgien. En fait, cette fois-ci, tu as préféré confier ta réflexion à une forme d’écriture fictionnelle. Il me semble que tu as interprété un besoin qui, en ce moment, traverse, de manière plus générale, l’écriture du passé. Par exemple, récemment, François Azouvi a déclaré que le temps de la reconnaissance de la Shoah est achevé et qu’on est entré dans le temps de la fiction, car « le romancier peut nourrir l’ambition d’apporter le surcroît de compréhension que le travail d’historien est impuissant à offrir ».

Penses tu que, dans le cas cambodgien, l’analyse historique et sociologique a atteint ses limites ou que l’écriture fictionnelle permet de mieux « briser » le silence qui suit le traumatisme ?

Pourrais tu expliquer davantage les raisons qui t’ont conduit à ce choix ? Est-il lié à ton activité thérapeutique, à la volonté d’exprimer la souffrance du corps ?

RR: Pour le Cambodge, nous sommes à l’évidence bien loin d’avoir épuisé les ressorts de l’analyse historique et sociologique. A l’inverse même, je crois que nous n’en sommes qu’au tout début. Les travaux manquent, les recherches sont encore trop rares, tandis que les controverses persistent notamment sur le statut de ce régime criminel, faute sans doute d’analyses scientifiques exhaustives. Les Chambres Extraordinaires auprès des Tribunaux Cambodgiens qui en ce moment jugent les quelques hauts responsables khmers rouges que l’État cambodgien actuel a difficilement accepté de laisser comparaître, n’ont pas encore rendu leur verdict que d’aucun pense déjà que l’histoire est passée et que l’affaire est close. Non vraiment, je crains que le débat d’aujourd’hui sur le génocide cambodgien souffre d’un même silence, y compris chez les chercheurs et les intellectuels contemporains, que celui qui s’est abattu sur ce petit pays entre avril 1975 et janvier 1979.

Pourtant, la perspective de François Azouvi me paraît doublement éclairante, même si je ne crois pas qu’il faille que la recherche soit « à sec » pour que la fiction, ou plus exactement la fictionnarisation, vienne s’introduire dans le débat scientifique. Doublement, parce qu’elle porte haut la nécessité de l’écriture fictionnelle, avec cette exigence qui m’habite également : faire le choix de l’écriture fictionnelle, c’est faire le choix de mettre l’exigence littéraire au service d’une question scientifique. C’est dire que les deux bords doivent impérativement être tenus pour que justement leur réunion, une écriture littéraire au service de la connaissance, soit susceptible d’apporter une part de connaissance supplémentaire. Et c’est la deuxième raison qui me pousse à vouloir m’inscrire dans cette perspective. Parce qu’elle indique clairement comment l’écriture fictionnelle ou romanesque (même si aucun de ces termes ne me convient) est susceptible d’apporter une connaissance que la recherche académique peine à déployer. C’est donc un apport supplémentaire de et dans la recherche, et certainement pas un remplacement, ou pire une sorte de mauvais troc dans lequel on prétendrait qu’à défaut de pouvoir faire de la science on s’essayerait à l’écriture. On est loin, me semble-t-il, du renoncement à la scientificité prôné par le post-modernisme des années 90. Tu comprendras donc que pour moi, le débat de savoir si l’écriture fictionnelle ne trouve sa place qu’une fois la connaissance scientifique suffisamment assurée et instituée me semble bien accessoire au regard de la portée universelle que contient le reste de la proposition de François Azouvi.

C’est d’abord pour cette raison que j’ai choisi ce type d’écriture. Mais c’est aussi parce que je n’avais pas vraiment d’autre choix, ou plus exactement parce que je ne connaissais pas d’autres lieux pour déposer ces reliquats de récits, d’émotions, de souffrance, d’incertitude, de violence, de colère, de haine, et de passion qu’à force d’entendre depuis près de trente ans je portais en moi, qui parfois m’habitaient, et souvent me pesaient.

Je voulais absolument faire entendre ces voix que j’avais recueillies dans l’intimité de la clinique et du travail psychothérapique. L’écho qu’elles produisaient encore justifiait, me semble-t-il, d’être déployé plus loin, au-delà des frontières du monde spécialisé de la recherche, là où justement nous n’avons pas l’habitude de le percevoir. Mon projet était donc de tenter de rendre compte de cette expérience. Une expérience singulière, celle de l’effraction de l’intimité produite par la violence génocidaire, sans pour autant révéler le détail de l’intimité de ceux qui avaient souhaité me parler non pas pour que je témoigne à leur place, mais pour que je les aide à dépasser leurs souffrances. Il me semble encore aujourd’hui que seule la fiction permet de respecter cette double exigence: atteindre l’intime dans ce qu’il a de plus profond et de plus singulier, sans dévoiler ou dénuder quiconque.

Mais la seconde raison qui m’a poussé à écrire ce texte, et surtout dans cette forme, tient à la nécessité de prendre des distances par rapport à la notion trop convenue d’indicible. Forgée à partir de certains témoignages de survivants de la Shoah, mais surtout sur la base d’une abondante littérature psychologique et psychanalytique, la notion d’indicible est devenue le signe de l’impossibilité pour les survivants de rendre compte narrativement de l’expérience ultime de la violence génocidaire. Au fond, ces expériences seraient tellement destructrices que les mots feraient défaut et que surtout les représentations psychiques s’absenteraient au point de laisser une place vide, celle d’une expérience impossible à narrer et indicible dans ses effets intimes.

Je ne dis pas que cela n’existe pas, et qu’il n’y aurait pas une sorte d’indicible de l’horreur ultime de cette violence, mais il me semble que l’usage parfois pléthorique de cette notion a eu tendance à rendre justement inaudible ce qui se disait pourtant. D’ailleurs, ce couple indicible / impossible est parfois posé comme le témoignage ultime, comme chez Agamben, où le témoignage ultime ne pourrait advenir que chez ceux qui ne sont justement plus là pour l’exprimer. Pour les autres, les survivants, cette chose leur resterait justement indicible. On le voit, cette notion interroge la possibilité d’un témoignage de la réalité ultime, ou dernière, de l’expérience de la violence génocidaire. Mais ce n’est pas ce point qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, c’est justement ce qui se dit effectivement et comment le faire entendre. Je m’intéresse donc moins à ce qu’apportent les témoignages des survivants à la connaissance générale de la « déshumanisation » de la violence génocidaire, qu’à ce que ces parcelles de narration nous disent de la réalité intime de ceux qui les expriment et qui traduisent ainsi la persistance, ou la permanence, de leur humanité.

En effet, pour suivre en thérapie des rescapés cambodgiens depuis presque trente ans, il me semble que ce qui se dit est très exactement ce qui a été vécu, pas nécessairement dans la trame historique, mais bien plus dans ce qui a été ressenti, perçu, et que trop souvent on n’entend pas ou, pire, on ne veut pas entendre. Ce sont justement ces dires que j’ai voulu restituer. Non pas pour les expliquer, encore moins pour en faire une lecture psychopathologique, et certainement pas pour leur donner un autre sens ou témoigner à leur place. C’était, à l’inverse, pour tenter de m’effacer et laisser ces discours se développer tels qu’ils sont exprimés, ou plus exactement vécus, par les protagonistes. Parler de dissociation dans l’expérience traumatique, par exemple, n’a pas de sens si l’on ne parvient pas à faire sentir, voire ressentir, la chose au plus profond de l’intimité de chacun. Comment, par exemple, en se dissociant, le sujet ne se divise pas en deux, contrairement à la représentation classique, mais expulse à l’extérieur de ce qu’il ressent être lui, ce dont il ne veut plus, son corps par exemple, pour justement restaurer une totalité sans ce « truc » désormais étranger.

2ème question

De la même manière, pourrais-tu raconter tes impressions a posteriori sur cette expérience d’écriture ? Les difficultés, les entraves ainsi que les satisfactions que tu as rencontrées ?

RR: Je crois n’avoir jamais éprouvé une écriture aussi physique. Tout mon corps s’y est mis pour littéralement exsuder les choses que j’avais entendues. Il y a eu deux choses tout à fait nouvelles pour moi que je n’avais jamais rencontrées dans l’écriture académique. La première a été la constante présence de ce texte dans mon esprit, même lorsque je n’écrivais pas. J’étais habité, à la fois par le personnage, mais plus encore par ses émotions, ses ressentis, sa présence envoûtante, parfois dérangeante mais toujours familière. La seconde fut l’étonnante solitude dont j’avais besoin, aucun interlocuteur, aucun lecteur, pas même un échange informel sur le contenu avec d’autres collègues, à l’exception de ma fille aînée, bien qu’encore jeune mais qui acceptait néanmoins que de temps à autre je lui lise des passages. Autrement, je ne l’ai fait lire à personne avant d’avoir atteint une première version complète. Et même là, très peu de gens l’ont lu avant sa publication. Je pense que je n’avais pas vraiment envie de le partager et encore moins de devoir répondre de ce que j’écrivais. C’est une expérience longue et surtout inconnue et qui m’a tenu éloigné de l’écriture académique pendant quelque temps.

La difficulté majeure repose sur la nécessité d’une permanente retenue dans l’écriture. Retenue dans la description pour essayer de ne jamais en rajouter sur le plan émotionnel et encore moins dans la description de l’horreur. Il s’agissait surtout de la faire ressentir plutôt que de la décrire factuellement. Mais retenue aussi de tout vocabulaire technique, qu’il soit psychanalytique ou anthropologique. Il fallait faire disparaître toute l’architecture théorique et conceptuelle qui avait néanmoins permis l’édification de ce récit et de développer la portée théorique que j’espérais lui faire atteindre. Car pour moi, il s’agit bien plus d’un essai d’anthropologie subjective que d’un roman. Je ne me crois pas plus romancier qu’écrivain, en revanche je revendique clairement le statut ethnographique et anthropologique de ce texte. C’est une ethnographie de l’intime à travers un artifice fictionnel, au sens où cet artifice est, me semble-t-il, le seul capable de permettre d’atteindre ce niveau de la réalité subjective.

3ème question

Pourquoi, en tant que protagoniste et voix unique de ton récit, as-tu choisi une femme ?

RR: Il y a plusieurs raisons. Tout d’abord, j’ai suivi bien plus de femmes cambodgiennes que d’hommes. De plus, ces femmes sont venues en consultation pendant de très nombreuses années, alors que les hommes arrêtaient le suivi bien plus précocement, en gros dès la disparition des symptômes les plus envahissants. Et ce sont elles, ces femmes, jeunes et moins jeunes, qui ont été les plus précises dans la description pudique de leur intimité. Mais c’est aussi parce que leur rapport au corps était incroyablement plus précis et en même temps plus distendu, c’est à dire, qu’elles avaient cette étonnante capacité d’en parler comme si elles pouvaient s’en extraire pour mieux en objectiver les manifestations. La langue khmère est extraordinairement riche pour décrire les choses, atteindre le niveau le plus précis de la description, ce n’est pas une langue qui prête à l’abstraction. Au contraire, elle fait voir, sentir, toucher, expérimenter, et ces femmes khmères eurent vraiment le désir de me faire pénétrer cet univers. Ce personnage féminin, incarnation de toutes ces femmes que j’ai écoutées, exprime le plus fidèlement possible, je l’espère, la façon dont l’intimité intérieure se présente avant tout comme une intimité physique, résolument charnelle. Autrement dit, une intériorité authentiquement corporéisée et justement pas une abstraction « subjective » dénuée de toute substance. Et même lorsque le personnage prétend se séparer de son corps, la partie restante n’est justement pas un principe mental ou psychique, mais encore et toujours une matérialité corporelle ou corporéisée. Je ne pense pas que cela soit une spécificité cambodgienne, j’aurais tendance à penser que c’est une expérience genrée du corps que l’on retrouve assez souvent dans la clinique et que les Khmères expriment peut être mieux.

Enfin, dans cet exercice où il était avant tout question d’écrire à la première personne du singulière un « Je » qui ne serait pas moi, il me semblait encore plus fécond de choisir une femme. Puisqu’il ne s’agissait pas d’écrire à la place de quelqu’un, encore moins au nom de, mais bien dans la place, c’est à dire à lui laisser la place, j’ai tout de suite su qu’avec une voix de femme je risquais moins de me laisser aller à parler de moi sous couvert de l’autre. Ce n’est pas mon histoire que je raconte, ni même la façon dont leur histoire m’a traversé ou bouleversé, ce ne sont pas mes émotions, ni mes sentiments, ce sont les siennes. Celles de cette femme qui a littéralement pris possession de ma plume.

4ème question

La question de la mort traverse tout le livre. Non seulement la mort en tant que décès, mais la mort comme « compagne » de vie dans les camps. Dans un passage, qui me semble particulièrement important, tu soulignes la différence entre le tueur et l’exterminateur dans son rapport à la mort. Pourrais tu revenir sur cette question ?

RR: En effet, il me semble que les processus génocidaires se caractérisent précisément par leur façon d’administrer la mort. C’est tout une administration qui est mise en place pour gérer le vivant et l’ensemble de la société à travers le meurtre de masse et plus encore à travers la gestion quotidienne des corps, des cadavres plus exactement. Comme Rithy Panh l’a admirablement montré dans ses films, notamment  » S 21″ et « Duch, le maître des forges de l’enfer », le métier d’exterminateur est un travail à plein temps où tuer physiquement est l’un des actes de la journée de travail mais pas le seul qui soit directement lié à la mort et à son administration. L’exterminateur est en ce sens distinct du tueur dans la mesure où le premier ne s’arrête jamais de donner la mort, même lorsque, techniquement parlant, il n’est pas en train de tuer. Le second aspect de cette administration de la mort est peut-être une des particularités du régime génocidaire des Khmers rouges: laisser « vivre » les vivants (ceux du peuple nouveau, c’est à dire ceux destinés à être tués) avec les cadavres, comme des cadavres, dans les rizières, dans les champs, sur le sol. Faire en sorte que la mort, c’est à dire sa manifestation physique, règne en maître absolu de tous les lieux de captivité de ceux qui n’étaient plus que des « presque cadavres ». Tellement présente que, sans pour autant s’y habituer, les survivants partageaient tout avec elle, au point parfois d’en faire une compagne fantomatique. Il y a un aspect dont je voulais vraiment parler depuis longtemps et que ce texte m’a enfin permis d’aborder. Les fantômes, les esprits, les khmaocs, de tous ces hommes et de toutes ces femmes massacrés par les Khmers rouges et qui hantent les lieux où la vie est encore là, ne sont pas que des apparitions malfaisantes. A l’inverse même, le fardeau des morts que les survivants portent en eux pour refuser le dictat des Khmers rouges de tous les faire disparaître, est aussi le dernier refuge de la résistance à la barbarie. Même si l’intention existe, même si les Khmers rouges ambitionnèrent de tuer la mort et de ne laisser que des dépouilles histoire de ne même plus savoir que la vie exista, les vivants résistent toujours à cette volonté criminelle en ne laissant jamais leurs morts s’échapper. Dans ce terrible paradoxe, les vivants s’opposent à travers leur propre corps, mais aussi à travers à la présence fantomatique de leurs morts, à ce que la mort physique abolisse le souvenir de la vie.

5ème question

Pol Pot est décédé en 1998. En 2012, Duch, chef du centre S-21, principal centre de torture khmer rouge à Phnom Penh, a été condamné à perpétuité par un tribunal de son pays. En juin dernier, le parlement cambodgien a adopté une loi punissant de deux ans de prison « tout individu qui ne reconnaît pas, qui minimise ou qui nie » les crimes des Khmers rouges. Toutefois, les résistances politiques à la reconnaissance et à la dénonciation du génocide sont nombreuses, au Cambodge et à l’étranger (en particulier aux États-Unis). Comment vois tu la situation actuelle ?

RR: La situation actuelle est très dure. Avec ces paradoxes terrifiants que l’on rencontre bien trop souvent dans ces pays où règnent encore des régimes totalitaires. Car en même temps que les Chambres Extraordinaires auprès des Tribunaux Cambodgiens jugent péniblement des responsables khmers rouges sous l’œil suspicieux du gouvernement actuel, ce même gouvernement fait tirer sur les employés du textile qui manifestent pour simplement réclamer un salaire décent à peine à quelques mètres du palais de justice où se tiennent les débats. Ce procès lui même est perçu comme une caricature par certains. Non seulement parce qu’on attendait que les principaux chefs encore poursuivis, Nuon Chea et Khieu Samphân, parlent enfin, alors qu’ils ont gardé le silence pendant tous les débats. Mais aussi parce qu’alors que pour la première fois dans un tribunal international, les parties civiles étaient représentées, l’absence total de financement pour cette même partie civile accentuait l’immense décalage vis-à-vis de la défense.

Néanmoins et sans minimiser l’importance des difficultés et des ratages, je crois que la portée historique de ces procès est déjà incontestable. Nous sommes bien sûr loin d’Arusha ou de La Haye, l’accusation de génocide ne sera pas retenue, de nombreux exécutants seront épargnés, d’autres jamais poursuivis, et pourtant je maintiens que la mise en cause des anciens dirigeants khmers rouges, leur procès au Cambodge même, où gouvernent encore d’anciens Khmers rouges, est une prouesse qui montre que l’histoire ne peut être simplement arrêtée par quelques volontés politiques, aussi puissantes soient-elles. Les crimes des Khmers rouges sont désormais connus de tous, les lieux de mémoire fleurissent, des commémorations sont organisées au Cambodge, certaines se déroulent même dans les killing fields où des acteurs rejouent avec un incroyable réalisme les scènes de crimes. Dans la diaspora également, manifestations, commémorations et débats commencent enfin à occuper la scène communautaire. Certes, ces expressions ne témoignent pas d’un consensus général, bien au contraire. Souvent, elles créent des polémiques, pas assez khmers pour certains, trop centrées sur la sacralisation occidentale des processus mémoriels, etc. Mais il y a plus virulent encore, comme tu le soulignes, dans certains cas les contestations glissent d’un refus du terme de génocide au nom d’arguties juridiques vers un authentique négationnisme nauséabond. Mais à chaque fois, me semble-t-il, que le débat s’enflamme, à chaque fois que les oppositions s’affrontent, à chaque fois que ceux qui n’ayant jamais été impliqués, ni comme victime, ni comme bourreau, prennent parti, c’est un pan entier du silence que les Khmers rouges voulurent instaurer sur leurs crimes qui s’effondre. Et cela me semble historiquement essentiel. Depuis peu au Cambodge, la mémoire des disparus a enfin réintégré l’espace social collectif et n’est plus le seul fardeau des rares survivants.

Bibliographie

Richard RECHTMAN, Altérité suspecte et identité coupable dans la diaspora cambodgienne, dans Esther BENBASSA & Jean-Christophe ATTIAS (sous la direction de), La Haine de soi. Difficiles identités (pp. 173-188), Bruxelles, Complexe, 2000.

Richard RECHTMAN, « Trauma, culture et subjectivité chez les réfugiés cambodgiens », Cahiers Intersignes, 2001, 14/15, p. 205-216.

Richard RECHTMAN « Produire du témoignage. In C. Coquio (Sous la direction de), L’histoire trouée, négation et témoignage. » (pp 613-624) Nantes: L’Atalante. 2004

Richard RECHTMAN, « The Survivor’s Paradox: Psychological Conséquences of the Khmer Rouge Rhetoric of Extermination », Anthropology & Medicine, 2006, 13, 1, p. 1–11.

Richard RECHTMAN, L’empreinte des morts. Remarques sur l’intentionnalité génocidaire, dans Soko PHAY-VAKALIS (éd.), Cambodge, l’atelier de la mémoire, Paris/Phnom Penh, Sonleuk Tmey/Centre Bophana/Université Paris 8, 2010.

Richard RECHTMAN, « Reconstitution de la scène du crime. A propos de Duch, le maître des forges de l’enfer ». Esprit, juillet 2011, 4151-2, p109-113

François AZOUVI, Maurice KRIEGEL, «Un échange. La mémoire française du génocide. Un grand silence ? », Le Débat, 2013, 186-192.

Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 26 mai 2014.