Jean Mattern ©
Smaranda Vultur ©

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Jean Mattern est responsable des acquisitions de littérature étrangère chez Gallimard. En 2008, il a publié un premier roman Les bains de Kiraly. Dans De lait et de miel, sorti en août 2010, il raconte l’histoire d’un jeune adolescent souabe, originaire du Banat, province roumaine colonisée au XVIIIe siècle par des Allemands, Alsaciens, Lorrains etc. (tous regroupés sous l’étiquette commune de « Souabes »). Contraint de quitter Ciacova, sa ville natale, à l’automne 1944, face à l’avancement des troupes soviétiques et la retraite de l’armée allemande, il passe par Budapest (ou il se sépare de son ami Stéphane qui choisit un destin différent) pour arriver finalement en France. C’est ici qu’il rencontre celle qui va devenir sa femme, Szuszana, rescapée de l’insurrection hongroise de 1956. Des années plus tard, au seuil de sa mort, il raconte à son fils son exil, son installation en France, ses espoirs et ses échecs.

Smaranda Vultur : Comment avez-vous découvert votre vocation d’écrivain ? Est-ce que le fait que vous vous occupez depuis si longtemps des livres en votre qualité de responsable des acquisitions de littérature étrangère chez Gallimard — après huit années passées chez Actes Sud en tant que responsable des droits — a joué un rôle ou non ?

Jean Mattern : Non, pas vraiment. Je ne pensais jamais devenir écrivain. Je croyais sincèrement que ma vocation était d’être éditeur, rien d’autre. Je voulais faire ce métier depuis que je suis tout petit, mais je n’ai jamais imaginé que l’écriture allait s’imposer à moi comme une absolue nécessité, à presque quarante ans…

S.V. : Avez-vous des modèles littéraires ou non ?

J.M. : Je crois que nous avons tous des modèles inconscients. Mais il m’est impossible de dire si un auteur ou un livre a eu une influence plus grande qu’un autre au moment de l’écriture de ces deux romans. La liste des écrivains que j’aime et dont les livres ont contribué à former mon goût, mon esthétique et sans doute aussi mon écriture serait trop longue à citer ici…

S.V. : De lait et de miel qui est sorti chez Sabine Wespieser est votre second roman. Il fait suite aux Bains de Kiraly, publié aux même éditions et traduit en roumain aux Editions Polirom de Iassy. Y a-t-il une liaison entre les deux romans, à part la spécificité de l’écriture ? Est-ce qu’il y a un côté autobiographique dans les deux ? Si oui, à quel niveau situez-vous la frontière entre mémoire et fiction ? S’agit-il plutôt d’une question de dosage ? Ou bien la mémoire est-elle simplement une ressource pour l’écrivain ?

J.M. : Bruno Nassim Aboudrar, un écrivain français encore trop peu connu, auteur d’un très beau livre intitulé Ici-bas (qui se déroule d’ailleurs en partie à Arad, en Roumanie !) m’a dit qu’il écrivait à partir des « souvenirs qu’il n’a pas ». Je trouve que c’est une très belle formule, et elle pourrait s’appliquer à mon écriture aussi. La mémoire est le ressort, le point de départ de mon travail d’écriture, mais ensuite, elle se transforme insensiblement sous la plume, se fictionnalise en quelque sorte, et il m’est impossible de faire la part des deux, à l’arrivée. C’est sans doute là le vrai mystère de la création littéraire.
Dans ce sens, aucun des deux livres n’est autobiographique au sens strict du terme, et même si j’utilise des matériaux venant de l’histoire de ma famille, aucun événement ne s’est réellement passé ainsi. Seuls les sentiments ressentis sont autobiographiques, si j’ose dire…

S.V. : Vous écrivez : L’oubli nous accompagne tout au long de notre vie. Parfois, le temps ne nous l’offre pas, refusant tout répit à notre mémoire. Englués dans notre souffrance, nous avançons lestés, comme figés dans le temps. Est-ce que votre livre est né plutôt d’une relation à l’oubli qu’à la mémoire ?

J.M. : Je dirais que c’est la dialectique entre mémoire et oubli qui est intéressante. L’un ne va pas sans l’autre. Cette tension entre oublier, vouloir oublier, ne pas parvenir à oublier, oublier malgré soi, c’est cela que je trouve fascinant, c’est cela que je voudrais creuser en tant que romancier.

S.V. : Dans votre roman l’Histoire joue un rôle important. C’est elle qui, d’une certaine manière fraye le destin des deux personnages principaux — le narrateur (qui quitte le Banat en septembre 1944 pendant la fuite des populations allemandes du Banat face à l’avancée des troupes soviétiques vers l’Ouest) et sa femme Suzanne (qui quitte la Hongrie en 1956 après l’insurrection hongroise) — mais aussi celui de Stefan qui renonce, suite à son exil, à une carrière de violoncelliste à Timisoara, qui s’annonçait brillante etc. Est-ce que le thème de l’impact de l’Histoire sur la vie des individus et des collectivités est central dans votre roman ?

J.M. : Oui, cette question est tout à fait centrale, en effet. Cela vient peut-être de l’histoire de ma famille — et en cela on peut revenir sur le caractère autobiographique au sens très large — car elle a été ballottée par l’Histoire, et je me suis souvent demandé quelle aurait été la vie de mes parents proches ou éloignés sans le fascisme, sans la deuxième guerre mondiale, sans Ceauşescu… Est-ce qu’ils auraient aimé de la même manière, désiré, souffert et rêvé de la même façon si les grandes tragédies du XXe siècle ne s’en étaient pas mêlées ?

S.V. : Il y a, à part l’Histoire, un autre acteur important dans votre livre : le temps. Un temps à plusieurs vitesses, un temps qui se dilate ou se comprime, un temps de l’amour, de la nostalgie, de la perte, de la mort, un temps qui agit sur nous ou nous empêche de mener à bout nos projets etc. Quel rôle lui assignez-vous?

J.M.: Proust et Bergson, dans la littérature moderne, nous apprennent l’importance du temps. Dans mon travail de romancier, la question du temps intervient de plusieurs façons : tout d’abord, j’essaie de scruter son action, son effet sur mes personnages, dans ce mouvement entre oubli et mémoire, entre action et passivité. Ensuite, je travaille beaucoup la construction de mes textes, les allers-retours entre différentes temporalités. J’essaie d’éviter toute linéarité, car je crois que dans la vraie vie cela n’existe pas. Nous sommes tous des êtres qui vivons plusieurs temps à la fois, au fond de nous, si seulement nous sommes capables de nous écouter.

S.V. : Vous avez écrit une très belle page sur l’exil, invoquant l’histoire des exilés de partout et de tout temps. Est-ce que ce roman est d’une certaine manière dédié non seulement à votre père, mais aux exilés en général, à la façon de survivre à un tel traumatisme, à la manière de reconstruire une vie normale dans un milieu étranger, à la façon dont on s’approprie une nouvelle vie ?

J.M. : Oui, j’ai beaucoup d’empathie pour tous les exilés du monde, passés ou présents. C’est sans doute une des situations les plus radicales auxquelles un être humain peut être confronté : abandonner tout derrière soi, êtres aimés, souvenirs, photos de famille, un sol, une langue souvent, et repartir avec dix kilos d’affaires personnelles dans un sac à dos, parfois avec rien, vers une nouvelle vie… Mon père a connu cela à l’âge de quinze ans, et je me suis souvent demandé à quel point cela avait contribué à forger son caractère, très posé, très « zen » comme on dirait aujourd’hui. Il relativisait tous les petits malheurs de la vie quotidienne en permanence, et cela m’a beaucoup marqué. Je pense que cette philosophie de la vie est une manière de réagir au traumatisme de l’exil. Mais il existe sans doute autant de réactions que d’exilés…

S.V. : À part le traumatisme de l’exil, vous parlez dans le roman d’un traumatisme biographique : la perte d’un enfant adolescent. Ce trauma marque d’une façon importante la vie du couple, dont l’histoire d’amour se situe au centre du roman. C’est à cet amour — mais pas seulement — que renvoie le titre du roman : « de lait et de miel » devrait être la vie que l’homme promet à la femme qu’il aime. Est-ce que ce roman est aussi un roman d’un bonheur perdu, d’une réflexion sur la part de don et sur la part de fiel que toute vie contient ? D’où vient la profonde nostalgie qui surgit de votre texte, malgré l’économie extrême des moyens que vous mettez en place pour raconter ce qui en apparence est tout simplement une histoire ?

J.M. : Oui, on peut appeler cela la nostalgie de la promesse. Une promesse que l’on fait parce qu’on aime quelqu’un, et que l’on veut rendre heureuse cette personne. Mais la vie en décide autrement. Après, il faut vivre avec cette déception, cette part de fiel comme vous dites. Plus que le roman d’un bonheur perdu, c’est peut-être le roman d’une promesse impossible…

S.V. : À part cette promesse impossible de bonheur, il y a une autre promesse qui ne peut pas être tenue : la promesse de l’amitié qui lie le principal personnage masculin à Stefan Dragan, son cousin. La perte de l’amitié presque fraternelle qui les liait à l’époque de l’adolescence, ainsi que, pour Stefan celle de sa carrière manquée de violoncelliste, font toutes les deux partie des pertes infligées par leur exil forcé. Quelle place assignez-vous à l’amitié masculine en général, un thème récurrent dans le roman central-européen, me semble-t-il ?

J.M. : L’amitié constitue une interrogation très importante pour moi, en effet. Je ne cesse de me poser des questions autour de ce fait, qui me semble constitutif de toutes les sociétés, à travers l’histoire. Vous avez raison de dire que beaucoup de romanciers de l’Europe Centrale ont écrit à ce sujet. Quant à moi, j’ai voulu parler de ces moments où on remet cette relation fondamentale en jeu : ici, le choix qui va séparer Stefan et le narrateur est en partie idéologique, mais pas seulement. Une relation amicale de cette profondeur est faite de beaucoup de mouvements, parfois contradictoires : l’attirance, la fraternité, mais aussi la jalousie ou la rivalité. Stefan et le narrateur avaient tissé un lien profond et complexe, ils imaginaient en effet qu’ils passeraient leur vie ensemble, d’une manière ou d’une autre. La guerre, mais pas seulement, en décide autrement. La petite histoire rencontre la grande, en quelque sorte.

S.V. : Au fond, je me rends compte que plusieurs des questions que je vous ai posées renvoient à une autre : comment cette histoire que vous racontez si bien devient-elle une histoire sui generis de la fragilité de la vie humaine ? Quelles formes pour se sentir plus fort devant cette perception de soi-même ? L’écriture est-elle un des antidotes possibles ? Ou, au contraire, se sent-on plus fragile à la fin d’une telle expérience d’écriture ?

J.M. : Si j’ai réussi à capter quelque chose d’universel, j’en serai très heureux. Car oui, bien sûr, tout romancier veut mettre en lumière un aspect de la vie humaine qui s’appliquerait à tous. À partir du particulier (ici : le Banat, l’exil, Budapest en 1956, etc.) on va vers l’universel, idéalement en tout cas. L’écriture est le meilleur outil pour capter ces choses que l’on ressent confusément, mais qui nous échappent, des choses ressenties ou vécues sur lesquelles on a du mal à mettre un nom. L’écrivain est là pour les trouver, ces mots. Mais cette sensibilité rend très fragile, en effet.

S.V. : J’aime beaucoup l’idée que l’écriture a une fonction clarifante et stimulante par rapport à notre effort de découvrir en nous ce qui auparavant était incertain ou un peu confus. C’est une initiation, une thérapie ou une recherche d’identité ?

J.M. : L’écriture permet d’éclairer l’âme humaine, je crois profondément à cela. Cela explique la nécessité, depuis la nuit des temps, que ressent l’homme : il doit raconter des histoires pour comprendre, pour se comprendre, pour comprendre le monde. Mais cette compréhension n’a rien de thérapeutique. La psychanalyse — que je tiens pour une des inventions majeures de l’histoire de l’humanité — fonctionne différemment, sur un autre mode, elle cherche vraiment à guérir des êtres blessés, par la libération de la parole. L’écriture ne peut pas la remplacer, même si la psychanalyse précède parfois l’écriture. Mais l’écriture permet d’accéder à d’autres possibilités existentielles encore, car elle nous ouvre le chemin d’une vérité transcendée par l’art. Je ne crois pas à une efficacité collective de l’art engagé, mais l’art, la littérature, oui, ils jouent un rôle essentiel afin que l’homme accède à une autre forme d’humanité.

S.V. : Comment et à quel moment avez-vous découvert le Banat ? De quelles significations se charge-t-il dans le roman ? Le voyage d’il y a un an à Ciacova et Timişoara a-t-il modifié d’une certaine manière votre image de cet espace ?

J.M. : Je savais pas mal de choses sur le Banat, par mon père notamment, par ses cousines qui sont mortes à Ciacova il y peu de temps seulement, mais en même temps je ne savais rien. Rien du tout. L’émotion lors de ce voyage a été très violente. J’en suis encore surpris aujourd’hui. Du coup, cette émotion a nourri le deuxième roman, qui était déjà commencé au moment du voyage.

S.V. : En lisant le roman j’ai cru reconnaître dans la personne du narrateur « le vrai Banatais » tel que je l’ai connu à travers de nombreux entretiens sous forme de récit de vie que j’ai faits dans la région. J’ai cru reconnaître une façon de voir, de penser, de juger, ou plus précisément « une voix » que j’avais déjà écoutée auparavant. Comment avez-vous réussi cette performance, sans avoir eu de contact direct avec le Banat et ayant un trajet de vie très différent des gens qui ont habité ici? Comment avez-vous réussi à établir ce lien dont vous parlez, entre ici et là-bas?

J.M. : Ce compliment me touche plus qu’aucun autre, car ce roman est dédié à mon père, et même si ce dernier était un homme plutôt silencieux qui n’aimait pas parler de son enfance et des années de guerre dans le Banat, j’espère avoir capté « sa voix ». Et il ne fait pas de doute que mon père se définissait comme Banatais. Aucune autre étiquette, Roumain, Hongrois, Allemand ou Autrichien (qui faisaient toutes parties de son identité) ne lui convenait. Il a toujours préféré dire qu’il était Banatais, même si les gens ne comprenaient pas toujours… Ce roman ne raconte pas son histoire, même si certains éléments sont ressemblants : il venait en effet de Ciacova, et il a quitté le Banat à l’automne 1944. Mais en tant que romancier, j’ai voulu remplir les blancs… mais j’ai toujours voulu être fidèle à « sa voix » et à cette mémoire banataise si particulière. Cette histoire, cette mémoire me tiennent à cœur beaucoup plus que je n’aurais pensé il y a quelques années encore. J’ai presque envie de dire que moi aussi, je me définis encore un peu comme Banatais, surtout après la découverte de cette région il y a un an. En tout cas, cette mémoire fait partie de mes identités multiples.

* Cet interview a été publié en roumain dans la revue Orizont, nr. 7 (1534), anul XXII, iulie 2010, p.4 — 5. Voir www.revistaorizont.ro

Publié sur le site de l’Atelier international de recherche sur les usages publics du passé le 2 février 2011.