[cet article correspond avec l’article « Savoir voir » de Ginette Michaud, sur le site]

Isabelle Ullern ©

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… est-ce qu’on peut encore maintenant, après Nietzsche et Freud, inventer des systèmes philosophiques ? Est-ce que la philosophie ne serait pas plutôt devenue un ensemble de lectures, de lectures soupçonneuses. […]

La raison en général est une forme de violence, dans la mesure où elle soumet à ses propres catégories une expérience qui la dépasse. […]

Il faut penser tout autrement. Mais comment ? À mon avis, jusqu’à présent, personne ne le sait, cela n’est pas le dernier mot, c’est le premier pas. Mais « il n’y a que le premier pas qui coûte ».

Sarah Kofman, entretien (publication posthume, 1994), allusion à son travail sur « Freud et la spéculation » : « Il n’y a que le premier pas qui coûte. » Freud et la spéculation, Paris, Galilée, 1991.

 

Pour un questionnement déplacé de ce que l’on peut entendre par « usage public du passé »

S’il convient d’ouvrir la réflexion sur « les usages du passé » à ce qui, dans le projet de l’Atelier, est appelé « d’autres formes de connaissance » – à plus forte raison après l’ouverture de « la question du trauma dans l’interprétation du passé » (cf. l’article de Sabina Loriga) -, on sera conduit à envisager différents gestes critiques, dont ceux qui osent un pas spéculatif pour approcher l’inconcevable. Car, si la « forme » d’approche est « autre », s’agit-il encore de prétention à la « connaissance » stricto sensu ? Ne s’agit-il pas plutôt d’envisager la réflexion critique dans la pluralité, voire le disparate de ses formes ou, plus exactement, de ses registres de pensée ? Un tel détour de la recherche sera posé, ici, comme un moyen à plus long terme de reconsidérer ce qui est en jeu dans la virulence sociale et politique de l’usage public du passé. Bien des sciences sociales, psychosociales, historiques, ou des philosophies s’y sont attachées, continuent de le faire. L’hypothèse qui me guide est juste celle d’une réception du passé susceptible d’être créatrice d’un véritable processus de réception, conscient et explicite, simultanément sensible : une réceptivité au-delà de la raison critique et au-delà de la raison politique, mais pas sans elles ni s’y limitant. Cette recherche ne vise pas les formes sociales ou les phénomènes collectifs de réception historique. Elle approche des formes de réceptivité de l’intelligence, à travers lesquelles penser est assumer ce qui excède la pensée, sans toutefois quitter les ambivalences historiques plénières de telle ou telle expérience revendiquée du passé. Ce que je tente dans ces pages, à partir d’une étude esthétique, je le conçois comme un travail qui sera poursuivi sur un autre type d’étude où, quelque peu à l’instar d’un bouleversement poétique, un bouleversement plus traumatique détermine la réflexion : quand une sidération affecte la capacité de penser à partir de l’espace public. Il peut s’agir de considérer une exposition ou un geste artistiques choquant un espace public paradoxalement sans défense, à partir d’un certain abus de puissance culturelle, ou il peut s’agir de la nécessité troublante de lire des écrits focalisés sur des expériences limites non esthétiques : publié, ce type d’écrits s’adresse au public au-delà de ce que la protection de la confidentialité ou de la pudeur exige. Dès lors, pour l’intellectuel la question qui s’impose est celle de « savoir » comment lire « ça », au-delà de la morale et du droit.

La publication sur le site de l’Atelier d’une étude issue du domaine de la critique littéraire, « Savoir voir » de Ginette Michaud (je cite le texte à partir des paragraphes de son édition en ligne), permet peut-être d’ouvrir cette interrogation en réflexivité, en tournant l’attention sur le rapport de pensée qui se déploie entre « passé » et « espace public » : de ce rapport procède tout « usage » (mémoriel, polémique, idéologique, juridico-politique, etc.), mais aussi toute approche critique de tel ou tel « usage ». La réflexivité est la dynamique de ce rapport, ce qu’en lui, penser signifie. Au fond, constater et simultanément critiquer les formes objectives et intersubjectives d’« usage public du passé », revient à situer toutes ces constructions au sein d’une apposition, forcément énigmatique, entre un espace supposé contemporain de débats historiques (culturels, civils, politiques…) et une toile de projections, d’analyses ou d’investigations de ce que l’on qualifie « passé ». Envisagé ainsi, le « passé », en quelque sorte versé au domaine public, forme comme un à-plat imaginaire d’irréductible étrangeté, tramé de facto d’« ayant-été » effectif, d’« il y eut », d’« il fut », d’« il aura/aurait été » réels, mais accessibles à travers une sorte de mouvement incessant, quasi inaccessible et inachevé du temps – auquel nul n’échappe, tout au contraire. Si on reçoit le geste de Ginette Michaud selon cette apposition énigmatique – qu’il n’interroge pas comme telle mais où il s’inscrit, se terminant au bord limite d’une aporie qu’elle nomme la « couleur du temps » (§ 11) -, un registre poétique se dessine parmi ces « formes », « autres », de réflexion du « passé » : face à un tableau de la Renaissance et à la restauration récente de ce tableau, en y sur-imprimant certaines études esthétiques actuelles, ce registre poétique de réflexion demande s’il est possible, pensable d’avoir « jamais vu, ce qui s’appelle voir » (§ 1) ce que figure ce tableau et jusqu’à quel point pour qui se tient au plus près de lui. Question que j’ai comprise comme une rencontre singulière entre raison publique et intimité, cet arc étant celui auquel s’adresse notamment l’art : il s’agit du rapport de pensée entre l’extériorisation publique de la pensée (discours) et l’extériorisation de l’expérience qui nourrit la pensée (l’intime en-deçà et au-delà du privé, entée sur une économie naturelle irréductible de l’humain – ce qu’il doit à l’espèce, au corps, aux impulsions, à l’imagination entre eux).

Dans cette rencontre en effet, Ginette Michaud, au fur et à mesure qu’elle écrit une étude à la première personne affectée par la peinture et par ce tableau, déploie un rapport de réflexivité qui se porte à « la limite même de la peinture » (§ 6) et du travail de conception, d’« inconcevable conception » (§ 7, de la pensée, de l’œuvre, de ce qu’elle figure comme le passé ou autre limite). Certes, la restauration et l’exposition muséale sont une science du patrimoine public, exploratoire parce qu’on peut définitivement abîmer une œuvre, un vestige, un tableau ; elle n’en procède pas moins avec un arsenal technique, juridique et de connaissances indispensables. Ainsi nous trouvons-nous au cœur de l’espace politique hérité de la Révolution : quand l’œuvre est devenue propriété publique, bien commun. Pourtant, la réception de l’œuvre ne commence effectivement qu’avec la question portée par le regard happé de chacun qui vient face au tableau, comme face à un visage inaltérable, autre, comme à la surface, et se laisse intimement toucher par l’adresse de ce que l’œuvre figure. « Savoir voir » avance de la sorte et nous le dit, nous l’écrit, en construisant simultanément un partage second : sa réflexion au filigrane de ce que la peinture sollicite. Avec et jusqu’au-delà du matériel érudit et du sensible pictural, « Savoir voir » est la question qui conduit ou commence face aux limites « psychiques » (§ 10) de ce que l’on peut connaître ou comprendre : quand « restaurer […] touche […] où il est impossible de discerner, dans le corps de la peinture, à même ce corps, entre dedans et dessus » (§ 6 ; je fais un montage de son texte). Où, dans les circonstances d’un certain usage public du passé, la poétique ouvre comme une brèche spéculative vibrante à l’intérieur du rapport critique au rapport culturel avec le passé.

C’est au sens de cette brèche étrange qu’un certain « autrement que la raison de l’histoire » l’ouvre à elle-même, en quelque sorte, comme en s’attachant à ce que les lumières de l’histoire (la raison) donnent à voir de l’ombre de l’histoire. Ce renversement de la clarté de la réflexion critique sur sa capacité irréductible mais précaire d’affronter son opacité, souvent quasi tactile, belle et (ou) terrible, jusqu’à la violence, interne et externe, procède ici d’un geste qui, à la fois, amoncèle les détails érudits et les spéculations et n’y lâche pas son fil d’Ariane : tout en « retenue » (§ 1, 3), voire en « retenue de la retenue » écrit Ginette Michaud (§ 5), au point que le spectateur/lecteur « voit » vibrer face à lui (ou elle) le « bougé », c’est-à-dire le passé de l’archive à travers l’écriture du critique ; ici, la « petite étude » d’un tableau replacé dans toute sa magnificence et celle de son propos sur la conception, l’engendrement, la genèse : la Sant’Anna Metterza, ou « Sainte Anne (en tierce) » de Léonard de Vinci. Alors les figures ricochent sur l’histoire culturelle – occidentale – que l’on sait a priori inactuelle ou « dépassée » (tout au moins au regard des préoccupations contemporaines de l’espace public, dont le contemporain, une fois encore réclame de ne pas être réduit à son actualité…), à savoir l’énigme troublante de la maternité, de la filialité et de l’économie profonde de la nature que celles-ci recèlent ou dénaturent. énigme travaillant entre le christianisme occidental régnant dans des dispositifs politiques et ses premières sécularisations par l’art ou la science, mais dont Léonard de Vinci propose une construction dense et dynamique troublante, unique, multipliant en quelque sorte sans fin l’énigme par elle-même. Ginette Michaud re-explore tout le feuilleté, la temporalité, toutes les arborescences de cette intensification remarquable. Synthétiser ou résumer son étude (ou ce qu’elle donnerait comme étant « le » propos du tableau) n’aurait donc aucun sens puisque, précisément, le questionnement auquel elle entraîne dispose une sensibilisation progressive du lecteur, imaginativement et réflexivement placé/e à ses côtés entre l’étude et le tableau : cette sensibilisation de la pensée s’effectue à la façon d’un « toucher […] avec le plus grand tact possible […] ce qui émeut » (§ 6) : selon que cette émotion constitue le penser poétique proposé. Tâche la plus difficile à penser du penser. Où la spéculation se tend d’autant qu’elle reste « appliquée », ne quitte pas l’expérience énigmatique du réel tout en ne renonçant pas à la réflexivité qui la travaille.

Incidemment (puisque « Savoir voir » prend aussi appui sur la psychanalyse), dans Au-delà du principe de plaisir (je rassemble toutes les références dans la bibliographie en fin de cet article), Freud indique avec précision le moment de passage à la spéculation, en un sens moderne : dès lors qu’à partir d’une description empirique de la réalité (matérielle, animique, expérientielle…) – description engagée selon la rigueur d’une démarche de connaissance (d’autres diront, pour l’histoire, qu’il s’agit d’une description de la réalité accessible à partir des traces, des témoignages et des archives) –, on en dresse un schéma fonctionnel ou structurel ou dynamique, alors le premier pas spéculatif s’appuie sur ce schéma pour oser une analogie transférable à d’autres registres de la réalité, c’est-à-dire aux registres inaccessibles à la description ou qui la dépassent. C’est de cette façon « méta », seconde, que le résultat d’une investigation sert ensuite d’hypothèse dans la poursuite de l’interrogation : au-delà du terrain initial où l’investigation, l’expérimentation s’initient. En ce sens, nous y sommes voués (ou condamnés), dans les limites d’une simple raison toujours capable d’excéder notre capacité finie d’expérience du monde et de l’autre. La spéculation est ainsi une construction exploratoire, une hypothèse proposée pour ouvrir à la fois la recherche, la reprise, la contradiction, à partir d’une transgression des limites qui ne les dénie pas mais en procède. Indispensable, la spéculation permet de mettre au travail la signification réflexive de l’exploration. Elle ne prétend pas décrire l’indescriptible, ni connaître l’inconnu au-delà du connaissable. Elle prétend en revanche que la pensée critique ne s’arrête pas à la limite de l’expérience, de la description, de la perception de la réalité, pas même aux limites des significations déjà élaborées ou reçues de la réalité. Et si la spéculation était aussi une faculté sensible, tactile autrement, vibratoire du penser même ? Repartons au moins de ce que penser nous rend capables d’une réflexion rigoureuse à la condition d’un pas au-delà d’une conscience déjà édifiée de nos limites ; tâche infinie, inachèvement même de la vie en finitude. L’œuvre de Freud, centrée sur la vie psychique considérée à partir de son économie animique (selon le fameux « wo Es war soll Ich werden »), nous montre encore que c’est lorsque l’on passe à l’hypothèse culturelle que le pas spéculatif est toujours le plus élancé, le plus aventureux (ainsi en témoignent, entre autres essais du même ordre, Le Malaise dans la culture – en grande part centré sur le processus de mort et de destruction mis en œuvre dans la culture à partir d’une précarité limite première de l’humain, la « Hilflosigkeit » (du nourrisson ; en deçà du psycho-sexuel pour le dire vite) – et son essai favori, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci).

Dans les usages publics, et critiques du passé, le passé n’est-il pas ce qui commence au- delà de notre expérience commune et collective du temps ? En ce sens, l’usage public du passé ne se situe sans doute nulle part ailleurs, n’est pas pensable autrement que dans le registre culturel de la condition sociale, historique, politique de l’humanité ou de la vie psychique. Culture non exclusivement sublime, malaisée, où nous tramons l’étoffe de nos rêves et cauchemars.

C’est au sens d’un tel déplacement nécessaire vers la spéculation inhérente au questionnement culturel – limite de notre auto-compréhension humaine – que l’étude que Ginette Michaud nous fait l’amitié de publier ici en avant-première d’un livre à paraître, nous donne une possibilité particulière de considérer le processus d’usage public du passé lorsqu’il s’inscrit pleinement dans la spéculation esthétique : cette « petite étude » (sic), à partir d’un tableau et son exposition, explore le sens figuratif contemporain de l’art, plus précisément à partir de ce que Maurice Blanchot appelle « la demande d’écriture » (j’y reviens plus loin). Mais pour comprendre de quelle spéculation il s’agit parmi bien des spéculations de l’inachèvement de la modernité, il nous est indispensable d’en relever en quelque sorte l’itinéraire, en revenant à son « premier pas qui coûte ». Dans ces pages, je m’attacherai simplement à ce relevé inchoatif sans lâcher le fil ténu tendu par « Savoir voir », en m’excusant que les contraintes de l’exercice m’obligent à l’effectuer à grands traits sans esprit d’enchaînement logique, un peu à la façon d’un bref croquis le plus attentif possible à indiquer les tensions significatives de ce qu’il préfigure.

Le tableau d’une exposition : moment moderne de la critique et psychisation de l’histoire

Du 29 mars au 25 juin 2012, le Musée du Louvre, à Paris, offrait une exposition consacrée à la restauration d’une des entreprises de composition (dessin et peinture) de Sant’Anna Metterza qu’effectua Léonard de Vinci à travers tout un parcours créatif où certaines étapes de sa vie se mêlent à celle de la conception du tableau : « La Sainte Anne l’ultime chef-d’œuvre de Léonard de Vinci » (cf. Bibliographie).

Au commencement, le destin critique de ce tableau et son accès public jusqu’à aujourd’hui nous viennent tout droit de la Modernité : c’est depuis le milieu du XIXe siècle qu’il figure au Louvre parmi les plus précieux tableaux de ses collections (il fut exposé dans le Salon carré ; il l’est à présent dans la longue galerie des « Peintures italiennes XVIe XVIIe siècles », au premier étage de l’aile Denon du Palais du Louvre). Mais c’est seulement à partir de la fin du même siècle que se constitue peu à peu un dossier critique proprement dit, sur l’histoire de sa genèse, son authenticité, sa valeur esthétique. Au cœur de cette étape de réception qui, en réalité, construit un espace public virulent de signification poétique, socialement vive, de l’œuvre d’art (de l’art en deçà de toute « politique de la culture » initiée seulement dans la seconde moitié du XXe siècle en France), se situe la possibilité, légitime ou non, que l’ancien, les sources, l’archive sollicitent et activent la sensibilité moderne, voire son exaltation mystique et sensuelle et, pourquoi pas ?, jusqu’au décadentisme (cf. en cela l’ouvrage de 1869 de Walter Pater, Studies in the History of the Renaissance qui traite, entre autres, de Léonard de Vinci et de son œuvre). Toutefois, c’est à partir du siècle précédent que l’historien d’art italien, Claudio Gulli (dans son étude « Le non finito et le génie : de Vasari à Freud »), date le nœud initial du destin moderne du tableau : lors de la publication à Rome, par Giovanni Bottari (1759/1760), des Vies des plus excellents peintres, sculpteurs, architectes de Giorgio Vasari (Florence, à partir de 1550), dont un passage à présent célèbre évoque la Sainte Anne de Léonard de Vinci.

On peut, selon Claudio Gulli, repérer, à partir de la thèse de Vasari sur l’inachèvement structurel et de réputation décevante des œuvres de Léonard de Vinci, les grandes lignes d’analyse historique et esthétique de l’œuvre, du peintre et de ce tableau, parmi les autres, désormais considéré comme son « ultime ». Soit le peintre est dévalué à cause de cet inachèvement récurrent, soit il en est doté comme d’un art singulier conduisant au sublime. C’est encore à partir de ce point moderne initial et de cette question du « non finito » que Gulli situe l’apport également décisif de Freud dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910/1919, traduit en français dès 1927, par Marie Bonaparte, publication revue par Freud lui-même) : se repérant aux Vies de Vasari, ou aux critiques et roman-biographiques de l’époque qui s’y repèrent, Freud introduit la psychanalyse « appliquée » dans la critique d’art (une spéculation appliquée !), ainsi que la question plus clinique et métapsychologique de la fonction du « souvenir d’enfance » dans le processus créatif envisagé comme processus psychique.

L’historien d’art tire la continuité actuelle du destin moderne du tableau à partir du thème prégnant de la nostalgie de l’enfance et de la mère, reconsidérées au miroir de l’œuvre : thématisation sécularisée de la maternité, où désormais la Sant’Anna Metterza (ainsi que la nomme Freud) occupe une place emblématique, où la figure énigmatique (deux mères et un enfant pour trois générations) ne tire pas son sens des représentations chrétiennes anciennes et classiques de la « Sainte Famille » et de la Trinité (cette union étrange du Père et du Fils via l’effet de l’Esprit Saint. A juste titre, Ginette Michaud appose La Sainte Anne hantée par la mort du fils à venir, avec des représentations de la ligature d’Isaac, je dirais : de son sacrifice conjuré, fut-ce in extremis). Gulli énonce plutôt que Freud aura ouvert la critique et le sens de l’art à la « psychobiographie ». Il évoque en ce sens la postérité picturale de cette critique du tableau dans la peinture contemporaine où l’attention au souvenir d’enfance et à la maternité demeure explicitement marquée par l’essai freudien : par exemple, certains tableaux de Jenny Saville, The Mothers, et les études sur le « Carton de Londres » (Gagosian Gallery, Londres – New York, 2009 à 2011. Cf. aussi le dossier des reproductions intitulé « Sur les cimaises du Louvre » dans l’album de l’exposition).

Il n’est donc en rien indifférent que Ginette Michaud ouvre son essai par le souvenir d’enfance, fut-ce de façon rétrospective à l’égard de Freud (repartant d’une lecture esthétique contemporaine de la psychanalyse). Elle nous permet de saisir le site de son propre premier pas spéculatif :

De tous les tableaux de Léonard de Vinci, La Sainte Anne est sans doute le plus remarquable, le plus subtil. Du moins à mes yeux, et ce n’est pas là propos de spécialiste. Tout simplement, ce tableau est étroitement lié pour moi à l’œuvre de Sarah Kofman, à l’ambivalence suscitée par sa double et douloureuse allégeance à ses deux mères, la naturelle et celle d’adoption, dont elle évoquera les figures dans Rue Ordener, rue Labat, son dernier récit paru en 1994. Mais l’image de ce tableau avait été choisie par Sarah Kofman bien avant, puisqu’il figurait déjà sur la couverture de son tout premier livre, L’enfance de l’art, au commencement de sa réflexion philosophique et esthétique (de manière significative, c’est l’image du « carton de Londres » qu’elle avait retenue, celle ou « la Vierge et Sainte Anne, étroitement accolées, se penchent avec un ‘bienheureux sourire’ sur l’enfant Jésus qui joue avec Saint Jean Baptiste », image qui place les têtes des deux femmes assises côte à côte sur une même ligne horizontale ou latérale, accentuant ainsi leur gémellité ou « sororité », estompant la distance générationnelle entre elles, brouillant les limites distinctes de leurs corps et gestes propres en une « unité mixte », trouble. L’expression est de Freud, tirée du long passage d’Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci [] Sarah Kofman s’intéresse plutôt à la fine inversion des affects et des signes que Freud, suivant en cela la manière de Léonard lui-même, est si habile à déchiffrer : « Et l’artiste recouvrit et voilà, avec le bienheureux sourire de la sainte Anne, la douleur et l’envie que ressentit la malheureuse, quand elle dut céder à sa noble rivale, après le père, l’enfant […] ». Cette histoire de mère double ne pouvait que me parler, comme on dit, entrant en résonance avec ma propre histoire []

Mais je laisse de côté pour le moment la dimension affective de ce tableau pour plutôt souligner quelques aspects que la récente exposition au musée du Louvre a exemplairement mis en lumière… (Premières lignes de « Savoir voir » et fin du § 1.)

Ginette Michaud semble reprendre ce que Gulli appelle « psychobiographie » puisqu’elle relève d’emblée une série d’encastrements du « souvenir d’enfance ». Toutefois, le mouvement est celui d’une étrange « réflection » rétrospective : au miroir critique du tableau. Le souvenir d’enfance de Sarah Kofman est figuré dans l’essai où Freud construit la figure de celui du peintre. Figures en miroir où Ginette Michaud place discrètement sa propre autobiographie. Mais il ne s’agit pas tant de biographie que de « dimension affective » du tableau, de ce qu’il expose, de ce à quoi il expose. Ginette Michaud explicite cette « dimension affective », au final, dans le terme d’« atmosphère psychique » (qu’elle reprend à Aby Warburg). S’il y a une économie psychique de l’art acquise à partir de l’essai freudien, elle est autant pensée par l’œuvre que par la critique : elle se tient à la surface de contact entre l’une et l’autre, pour autant que le critique s’engage dans l’étude aussi personnellement que put le faire l’auteur de l’œuvre dépassée par elle. Dans l’engagement même, en réflexion, le travail de signification vive est possible : travail d’écriture critique, élaboration poétique en cela qu’elle construit le moment initial d’une œuvre par le moment où elle-même s’adresse à son propre lecteur. N’est-ce pas là une amorce de ce qu’effectue ou de ce qui constitue tout travail de réception du passé aux registres d’une pensée sensible la plus difficilement saisissable à partir de la seule objectivation ou la seule analyse critique ? (Tels, nous convoquent les registres d’amplification ou de résorption ou de mise en suspension réflexives des traces d’un trauma collectif : ils les lisent. Or comment lire, ce qu’on appelle lire ce qu’écrivent/ont écrit ou produisent/ont produit les témoins survivants de grandes catastrophes historiques ?…)

La construction du « souvenir d’enfance » au-delà de la mémoire et de l’histoire

Pour rester dans le droit fil des questionnements esthétiques de la modernité, nous n’entrerons pas exactement dans la problématique déterminante de l’essai de Sigmund Freud, ni dans l’abondante littérature critique à laquelle il a donné lieu depuis (un autre dossier en soi) ; ni même dans la question précise de la première enfance de Léonard que l’on peut reconstituer ou construire, à partir de la correction de données dont disposait ou crut bon de disposer Freud. La question spéculative, comme question de critique esthétique analogiquement dérivée de la psychanalyse, porte sur l’importance nodale accordée à l’hypothèse du « souvenir d’enfance » (que Freud a aussi osée en littérature, chez Goethe) : de ce point de vue (se référer au chapitre II de l’essai freudien sur de Vinci), le souvenir n’est pas l’histoire enfantine exactement, mais cette « fantaisie » (Kindheitsphantasie) « hautement déconcertante » (höchst befremdend) par laquelle un artiste (ou quiconque) « met au service » de « motifs autrefois puissants et aujourd’hui encore efficaces » (d’ordre psychosexuel) une ré-élaboration dérivée (« une traduction tendant vers l’érotique ») d’un souvenir initial, exclusivement raconté, exhumé longtemps après qu’il a pu avoir lieu ou qu’il a eu lieu : parce qu’il est mis au service d’une autre résurgence, celle, affective, de ces « motifs » eux-mêmes revenants. Freud, en outre, dérive de cela son hypothèse sur la formation de l’histoire des peuples : l’histoire même est une telle traduction à double détente, après-coup, d’un temps initial. Seule l’orientation qui est donnée à cette traduction jointe à la prise en compte de sa teneur psychique simultanée permet de penser et de construire un accès critique à la préhistoire cachée, déformée, dans l’histoire (il n’y a pas d’après-coup au sens psychanalytique, non simplement chronologique, sans cette sorte de double détente).

Toujours un peu à distance de l’étude de Ginette Michaud, on peut rester attentif à la façon dont la philosophe qu’elle cite, Sarah Kofman, parmi les premiers (dès 1970, cf. Bibliographie), a souligné toute la portée spécifiquement esthétique de cet essai : c’est aux conceptions métaphysiques de la création artistique ou littéraire que Freud porte atteinte. Son travail est critique et moderne dans le sens philosophique où il procède par la rigueur d’un déchiffrement réflexif (que lui-même confronte à la pensée kantienne, notamment dans Au-delà du principe plaisir) : la critique ne juge pas l’œuvre ou l’artiste, elle rend possible un jugement qui n’est pas un jugement de goût au sens commun, ni une théorie de l’art mais, au moyen de l’œuvre, un jugement sur et par la qualité réflexive de l’art, sa capacité à focaliser les mécanismes humains de la pensée, les processus de réflexivité éprouvée (éprouvante !) de l’intelligence toujours active « au cœur de la vie » (cf. S. Kofman, Explosion I, De l’« Ecce homo » de Nietzsche).

Selon Sarah Kofman – et elle l’appose en permanence à la philosophie de Friedrich Nietzsche d’une façon très suggestive –, la psychanalyse s’inscrit de plain-pied en esthétique, au-delà de l’histoire de l’art : en dépassant la métaphysique. Bien qu’elle reste imprégnée du langage et des catégories métaphysiques, elle déconstruit irréversiblement la conception de l’artiste ou de l’auteur comme « maître de son art » (maître d’œuvre, maître d’ouvrage, maître de l’expression et du sens…). Ce n’est pas à l’authenticité de l’auteur que la critique renvoie (qu’elle soit esthétique, historique, voire philologique), mais à l’économie psychique de sa (de la) créativité ou création poétique, sans prétendre en rien élucider l’énigme du « génie ». Sarah Kofman, lisant Sigmund Freud, focalise sur le « souvenir d’enfance » et n’aura au fond cessé de mettre à l’épreuve qu’une réflexion qui en procède déconstruit le sens de la vie, son sens chronologique et son sens existentiel, déconstruction qu’elle rend à Freud. Selon elle, Freud substitue le hasard au déterminisme ou au destin ; en ce sens, il libère la vie psychique de la biographie littérale, ouvre la vie à des transformations (juste possibles) redevables de sa puissance destructrice et dérivatrice. Le geste freudien invite irréversiblement à porter attention aux détails énigmatiques d’une œuvre mise au regard de la biographie en tant qu’économie psychique, en repérant les déformations et substitutions que l’hypothèse d’un souvenir d’enfance permet de… voir à l’œuvre dans la construction écrite ou la reconstitution de sa genèse apposées sur l’œuvre. Le désenchantement moderne, ici (et Freud l’évoque dès les premières phrases de son essai), tient à ce qu’en dépit de sa grandeur, aucun artiste n’échappe au sort commun de l’humanité. Il n’y a en ce sens pas de sublime qui échappe à l’humanité : il n’est en rien opposé ni au trivial ni à l’érotique dont l’art procède puissamment (bien que de façon ordinaire, non esthétique en soi : nulle exaltation de la décadence ou de l’art pour l’art chez Freud).

En tout cela, par le travail de Sigmund Freud, la critique moderne assume qu’elle est nécessairement l’effort incontournable d’une construction du sens qui invente le passé à travers l’accès fatalement indirect à sa réalité, elle-même ayant passé. Inaccessibles, jamais fixés nulle part, ni le sens ni le passé ne sont jamais originels mais, au contraire, aventureux, hypothétiques : élaborations secondes et en dialogue critique, ils sont rigoureusement étayés de façon spéculative. Irréductible au récit biographique de faits, hétérogène à toute donnée matérielle dont il émane indirectement, le « souvenir d’enfance » relève à la fois de la vie sexuelle (de l’homme et de la femme, de l’enfant dont chacun est issu) et, insiste Sarah Kofman, de l’expérience rétrospective de la douleur de la perte de « l’idylle » qu’est toujours a posteriori, et en premier lieu, l’enfance (ou l’origine, ou l’idéal) dans nos représentations (Sarah Kofman emprunte le terme d’idylle à une nouvelle de Blanchot, dans Paroles suffoquées et dans Rue Ordener, rue Labat ; mais le mot se trouve aussi chez Freud, au chapitre V de son essai, à propos de l’enfance (selige Idyll). Idylle bienheureuse, l’enfance trame l’histoire de nos premiers amours définitifs et de nos premiers élans au gré de la pulsion érotique de voir, de savoir, de ne pas s’appuyer sur l’autorité (du père, de la tradition, de la religion) mais sur cet élan même. Cette perte, dans l’œuvre de lecture de Freud qu’est l’œuvre de Sarah Kofman, est hantise initiale et capacité de jeu qui obligent à la dérivation et la transformation créatives. La construction critique du « souvenir d’enfance » déconstruit l’idylle de l’enfance en deçà des souvenir-écrans qui en protègent la charge initiale. Simultanément c’est la nostalgie par-dessus tout (ou « Sehnsucht », selon le terme poétique surchargé, que Ginette Michaud reprend au psychanalyste J-B. Pontalis) qui anime la création, son aspiration inquiète à un sublime qui dépasse l’effectivité du souvenir, la transforme (pour peu que ce qui relève d’un registre vital premier ne soit pas lui-même atteint, mais de cela Sarah Kofman ne parle pas. Sans doute n’est-ce que trop récemment que la psychanalyse aura insisté sur ce registre de détresse initiale). Entre la vie et la mort, commente Ginette Michaud, et par elles revenant à ce qui est inaccessible sauf à-venir, la nostalgie participe de l’économie profonde de l’art pour autant qu’elle dérive de la vie psychique, donc de la mort de l’auteur bio-graphé comme de l’économie de perte et de destruction de la vie vouée à passer (à l’irréversible, comme le temps). A ce dernier, ce qui a passé, on renonce. C’est perdu. En revanche, l’usage du passé, son écriture vive demeure, ouverte à toute reprise spéculaire au-delà d’un simple jeu de miroir : en voyant comment Sarah Kofman lit Nerval et sa propre écriture de l’idylle, on comprend que déchiffrer la construction d’un souvenir d’enfance (d’origine, d’idéal surinvestis), c’est faire l’expérience extérieure de sa propre vie psychique (Sehnsucht, ou sehnen-Sucht évoque bien une sollicitation, un élan de quête). C’est voir venir à la surface de l’écriture (ou du tableau) que l’on crée ou déchiffre, que l’on contemple à son mouvement d’inachèvement, l’effet de l’inconscient soumis au travail de l’œuvre, tentant de le soumettre aussi ; ambivalence à laquelle toute création, toute écriture s’affronte (une psychanalyste a lu ainsi certains écrits de Kofman, cf. Bibliographie). Depuis la fin du XXe siècle, cette proposition (que je ne fais ici qu’évoquer dans ses quelques lignes les plus en rapport évident avec la critique moderne) a connu de fortes reprises et de riches approfondissements esthétiques, y compris dans la psychanalyse elle-même (abordant, quant à elle, d’un même mouvement métapsychologique la question de la création littéraire ou de la passion de la mémoire et de l’oubli, cf. Bibliographie).

L’essai de Freud a donc intéressé le sens moderne de l’art non tant à la psychobiographie qu’à l’économie et à la valeur esthétiques de l’inachèvement, considéré comme une vitalité transformative dont l’économie doit être constituée (c’est la métapsychologie) avant tout transfert spéculatif. Dans son essai, Freud est tout autant intéressé à lire le « comment » de l’inachèvement chez Léonard de Vinci qu’à prouver l’intérêt de la psychanalyse étendue au-delà de son champ initial, spéculant par son geste d’éclairer l’ombre sans en réduire la valeur obscure pourrait-on dire. Tel quel, ce travail reste donc au-delà des polémiques ultérieures cherchant aussi à le dévaluer. À cet égard, la réplique rigoureuse et respectueuse de l’historien d’art américain Meyer Shapiro a pleinement inscrit l’apport freudien dans la critique moderne (son étude « Leonardo and Freud » fut d’abord publiée en 1956). Shapiro relève les erreurs philologiques de Freud, en partie dues aux sources qu’utilise ce dernier, en partie tenant à des hypothèses aventureuses, mais il reconnaît la qualité argumentée et suggestive de l’essai freudien dans la perspective de la critique d’art. Il fait porter le débat sur la question de la vérification d’un propos savant, qu’il soit d’historien ou de psychanalyste : sources et données factuelles, en quoi cela importe-t-il donc à la psychanalyse de s’appuyer sur la réalité historique ? On vient de l’évoquer : selon la réponse de Freud ou de Shapiro, ou d’autres encore sur ce point, l’intérêt que la psychanalyse porte à la réalité historique, au passé, détermine aussi la pensée du rapport nodal entre la création poétique et la vie : telle qu’au miroir de l’œuvre enfin « psychè » la change…* C’est ce mouvement qu’explore et investit « Savoir voir ».

(* d’après Le tombeau d’Edgar Poe de Mallarmé, Baltimore 1877)

Espace public et poétique : entre le monde fini du moderne et l’illimité contemporain

N’y a-t-il pas plus moderne, c’est-à-dire plus esthétique, plus empreint de nostalgie à l’égard d’un monde partagé, que d’écrire une étude, un essai face aux tableaux d’une exposition ? Dans un étrange paradoxe humain, entre la foule, les conversations et le silence, la solitude et l’infini bruit de la ville.

De nos jours, le temps d’une exposition, d’emblée, ne forme qu’un segment d’espace public, de facture très moderne puisque, muséal, il est matérialisé dans le temps et dans l’espace pour un usage collectif limité à la foule qui pourra y venir. À cela s’ajoute désormais l’usage second de la foule, éparse, qui au-delà du temps et de l’espace de l’exposition voudra en consulter les traces sur le net ou dans des livres, autres publications qui prolongent l’exposition du tableau. Autant d’usages en rhizomes dé-territorialisés qui échappent à toute esthétique systémique de la réception et ne participent pas de l’éthique reconstructive (communicationnelle) que l’on pourrait invoquer pour cette réception (on pensera aux travaux de Hans Robert Jauss).

De ce contexte contemporain, « Savoir voir » procède. Mais elle se tient nettement face au tableau abstraction faite des conditions sociales et matérielles qui ont cependant permis d’y parvenir. Plus précisément, l’étude de Ginette Michaud, elle-même visant sa publication, elle-même destinée à être lue et méditée, ouvre face au tableau un espace psychique spéculatif, intime en cela (je le présume utopique). Où l’on voit d’ailleurs la mémoire sensible de l’exposition participer de la réflexion en même temps qu’elle tisse les registres érudits d’une scénographie imaginative où le tableau est invité à resplendir. « Savoir voir », par sa position et son propos, invente littéralement (découvre, ouvre) un « intime » qui ne s’oppose pas au « public » mais y travaille silencieusement, d’un travail invitant au partage. Comment est-ce envisageable ? Pour l’art comme pour le passé (histoire, mémoire, traditions, oubli, actualisations…), rien n’est moins délimité, désormais, que l’espace public : ses espacements, sa pluralité irréductible et l’impossibilité de toute gestion souveraine (unanime, véritative, commune, unifiante) d’un tel espace interactif rendent bien âpre la possibilité d’un travail partagé de signification, d’une élaboration intime, de son partage effectif plus encore. À quel point de fuite ou quelle étoile s’orienter « selon la raison » ? Espace disparate, matériel et virtuel, sillonné de médias, de discours et d’usages infiniment inventifs, toujours au bord de la rupture dérégulatrice, illimité dans l’espace et dans le temps, l’espace public procède de l’extériorisation incessante des rencontres, des relations, de tout contact avec le monde (social). Certes, il est « public » en un sens strict parce que, de droit, ouvert selon des principes qui le distinguent de l’espace privé, ce qui le politise et le « culturalise ». Est public ce dont nous pouvons ou devons discuter ensemble, ce qui s’expose, ne porte pas atteinte à la pudeur du sujet (d’où dérivent, inévitables, toutes les atteintes violentes à cette définition). Mais cet état de droit imprimé au filigrane de l’espace social ne suffit pas à poser les conditions pour un jugement critique partageable : le droit ignore les critères du beau et le beau ou ce qui y prétend ne relève pas de normes ou valeurs partageables (ce qui permet de douter de sa fonction subversive puisqu’il n’est appuyé sur rien qu’il contesterait : il peut juste prétendre à une validité esthétique et provoquer le débat sur la validité de sa prétention à la validité…). Les philosophies politiques, comme philosophies critiques, s’attachent à en concevoir l’idéal régulateur, empirique ou critique, ou bien des systémiques régulières, voire immanentes. Mésentente, dissensus, éthique de la discussion, ces propositions sont toutes spéculatives, elles ont toutefois en commun de dériver des conditions empiriques ou normées de la vie économique et sociale dont elles cherchent une cartographie possible pour le penser. Parmi elles, une spéculation critique qui s’attache à concevoir une théorie de l’art participe du même fondement social. En revanche, une spéculation esthétique attachée à l’intime, à ce que Ginette Michaud appelle à son tour « l’atmosphère psychique » d’un tableau, ne relève aucunement d’une théorie critique, d’un travail de conception visant un système conceptuel. Elle participe d’une poétique de la réflexion attentive à ouvrir des segments spéculatifs dans un tissu culturel par ailleurs à la limite de l’illisibilité sociopolitique (obligeant à renoncer au sens commun et à l’espace commun).

… on peut se le demander : avait-on jamais vu, ce qui s’appelle voir, ce tableau  ? […] Car cette restauration de La Sainte Anne de Léonard de Vinci » [qui « en recrée le sens  »] « fut un tel événement – dans ce cas, il n’y nulle hyperbole à l’affirmer – permettant, grâce à la présentation de toutes les pièces nécessaires (« documents d’archives, dessins préparatoires, carton, versions d’atelier et œuvres influencées par la composition », B) non seulement de prendre toute la mesure de la complexité de la genèse de ce tableau mais, peut-être, de manière plus rare, de vraiment le percevoir enfin pour la première fois (près de cinq siècles plus tard) grâce à ses couleurs ravivées (« Savoir voir  », § 1, passages redisposés par moi.)

Voir, ce qui s’appelle « voir » / de manière plus rare / percevoir / enfin / pour la première fois ; tout en renouant l’histoire de la genèse et de la réception d’un tableau restauré avec leur exposition événementielle dans l’espace public… Lourd paradoxe, pourtant constitutif de la possibilité d’un usage du passé en réflexivité, c’est-à-dire d’un usage public qui ne sera pas exclusivement en raison historico-critique, politique (à la façon aussi d’une politique de la culture), théorique (au sens contemporain des théories de l’art). Mais comment ouvrir un tel appareillage d’érudition et de mondanité à une réflexivité pensant, pensant sans se réduire à commenter un événement ou l’actualité, pensant sans pouvoir énoncer d’un tel usage du passé ni la norme, ni la méthode, ni le sens a priori ? Ginette Michaud emprunte le détour de ce qu’elle appelle curieusement « une leçon d’aveuglement ». « Savoir voir » serait une telle « leçon » d’inspiration baroque curieusement revisitée.

Il s’agit, dit-elle, de penser l’énigme d’une transformation des signifiants de la vie par l’écriture. Écrire revient à figurer ce qui ne figure nulle part dans sa propre vie mais y importe intensément, et c’est ce qui « nous attire » (« nous », lecteurs) dans l’écriture (« dans le tableau ») : la capacité d’écrire ce qui excède le mouvement de la vie, à la fois une quête de la pensée et la perte, la mort, le deuil qui animent la pensée. Ginette Michaud n’analyse pas l’œuvre en tirant un système ou un schéma de son analyse. Elle avance au gré de sa propre lecture (y entraînant son lecteur), et relève pas à pas les façons, ici et là, dont la figuration donne à voir sa réflexivité tangible – dans laquelle le spectateur/lecteur, le critique ou l’essayiste peut projeter sa propre réflexion (projection au sens freudien, cf. Au-delà du principe de plaisir) : comme s’il trouvait dans l’œuvre l’expression extérieure du deuil et de l’élan qui l’animent aussi mais qu’il ne pourrait sans doute réfléchir, inscrire, écrire sans le recours à une telle projection. Il en émane un encastrement esthétique des motifs et de l’énergie figurative, analogue à l’encastrement rétrospectif des souvenirs d’enfance que j’ai cité, par lequel Ginette Michaud commence son article :

Transposition, condensation, cristallisation de l’image : c’est bien de cela qu’il s’agit au premier chef dans ce tableau où ces processus affleurent partout, l’image gardant trace de ces motions, déplacements, inversions, renversements, recouvrements, si proches des opérations du rêve décrites par Freud. Car ce tableau n’a cessé de penser ce qu’il donnait à voir : penser, c’est-à-dire réfléchir, au double sens du mot, avec ses outils et matières propres. […]

comme si la manière de concevoir picturalement l’œuvre mettait elle-même en abyme jusque dans le processus créateur ce qui la travaille au dedans comme au dehors, en surface comme en profondeur. […]

Ce regard abaissé de sainte Anne, je le vois comme celui du peintre même qui savait que, pour voir, il faut fermer les yeux. Joyce se souviendra également de cette leçon d’aveuglement par lequel se révèle le véritable aspect de la peinture, son secret. […]

Quelque chose s’échange ici, entre des scènes provenant de mondes si différents et pourtant étrangement familiers : une même poussée pour retenir et se dégager, un élan et une contrainte, une même violence doucement déniée peut-être, dans l’énergie contrariée de ces figures agitées. (« Savoir voir », § 3, 4, 5 et 7.)

Cela se produit face au tableau soumis au travail de la critique et de l’érudition (ici, la restauration et les commentaires invoqués). Dans le face-à-face imaginaire et affecté avec la capacité figurative de l’œuvre à laquelle répond, spéculativement, la faculté figurative de la pensée, celle-ci est tendue par ce qui lui échappe et se déplace exactement à la surface sensible de l’œuvre : c’est de ce secret érotique que la poétique s’engendre (Ginette Michaud en reprend la dérobée à l’Histoire de l’érotisme de Georges Bataille). Une telle érotique est soucieuse de ne pas transgresser ce que le processus d’échappée exige : la raison doit respecter l’ombre de la raison ; « voir », je dirai : lire en ce sens, n’est pas dévoiler mais interroger à condition de (re)construire la surface énigmatique des figures :

« Restaurer » ne signifie donc pas, on s’en doute, seulement retirer tout ce qui avait, au fil du temps et des manipulations maladroites, terni l’éclat des coloris et tout bruni à coups d’opacification, de décolorations, d’amincissements de la couche picturale et d’oxydations des vernis, altérant et affadissant le voir, en l’empêchant justement de se mouvoir, de s’émouvoir (c’est tout un), de circuler entre le corps de la peinture et le tableau […]. Non, il s’agit à l’évidence de quelque chose de beaucoup plus essentiel puisque, en retrouvant l’éclat de la couleur […] c’est la limite même de la peinture qui est touchée […], il fallait retrouver le coloris, sa fluidité liquide, son animation intérieure […] : là où il impossible de discerner, dans le corps de la peinture, à même ce corps, entre dedans et dessus. […] Cette « restauration » nous redonne donc en quelque sorte la peau du tableau. […]

Voir un tableau dans l’opulence de ses couleurs retrouvées (sans jamais pouvoir être absolument certain, bien sûr, qu’il s’agisse là des couleurs d’origine), voilà qui en change le sens, et donc les interprétations. […]

La Sainte Anne est bien cela, en effet : une tension. À même sa surface paisible, apaisée, un frémissement inapaisable a cours, entre coupure et empathie, entre mise à distance et mise en contact, entre grâce et touche de cruauté. Entre attachement et détachement, pourrait-on ajouter. Ce qui entraîne sans doute que le sens n’y soit encore et toujours que « glissement vers quelque chose qui “se dérobe sans trêve à la représentation distincte” (G. Bataille). (« Savoir voir », § 6, 7 et 11)

Venant face au tableau, à l’instar de Freud, en imagination plutôt qu’en présence réelle, sur le registre « affectif » et sensible – en cela « psychisé » – qu’on vient de relever, Ginette Michaud réactive la Modernité poétique. Y venant par l’écriture critique en première personne impliquée, ayant renoncé à toute systématique, elle s’engage dans la spéculation au-delà du moment moderne, entre érotique et poétique du penser. On peut reconstituer comme suit un tel déplacement, pour en indiquer, au final, la dimension politique à laquelle cette esthétique se confronte – où réside ce qui reste « public » de l’usage public de l’art ou du passé.

L’inachèvement de la modernité : disjonction de l’expérience et du politique

Le premier usage public de l’art inscrivant l’art dans l’espace « grand public » reste celui des expositions modernes liées à la vie urbaine après l’abolition des privilèges – contraignant le lien entre culture et politique à une certaine sorte de démocratie (tendue entre les modes et l’aspiration sécularisée au sublime). D’emblée, cette nostalgie apatride, qui comprend l’impossibilité d’un espace commun idéal au moment exact où son rêve politique (dit « national ») entre en scène, n’est-ce pas le geste de Baudelaire ? Lorsqu’il se fait intellectuel public en écrivant ses « Salons », mais sans s’y rendre : en quoi ce contemporain de Heine consacrait, par l’écriture critique (déjà littérature elle-même), les puissances rigoureuses et inassignables de l’imagination, agissant par la scansion de la langue et par le mot d’esprit entre le gouffre du spleen et la déchirure mystique de l’idéal (ainsi n’ont cessé de le lire Georg Simmel, Walter Benjamin, Theodor Adorno, Benjamin Fondane… Ainsi n’ont cessé d’écrire les « littérateurs » modernes : tels encore Bataille, Blanchot, Barthes…). Ce geste de transformation du réel esthétique public (la visite à l’exposition, comme expérience quasi collective) en œuvre singulière flânant en retrait du public (visuelle, auditive, textuelle), n’est-ce pas aussi celui de Moussorgsky dédiant la fièvre de l’écriture musicale à la mémoire de l’ami peintre perdu ? La pièce pour piano des Tableaux d’une exposition (promenade drôlatique devant les toiles, profondément russe : donc non occidentale bien que moderne) transcrit un certain usage public de l’art, à travers un travail de deuil musical de la rencontre intellectuelle et poétique effective. Dans ce régime de désenchantement propre à la Modernité, dont l’interminable achèvement signe au fond la puissance active de l’inachèvement, entre destruction et déplacement, on le sait (le sait-on ?), la culture procède nécessairement d’un deuil singulier des aspirations politiques : lors même que celles-ci sont chargées de porter une vision idéale du monde que seul le travail des rêves engendre en réalité. Fin des illusions culturelles et politiques. Entre écritures et tableaux exposés, la scène publique alors participe d’un espace poétique contemporain altéré : massivement démocratisé, quand la vie quotidienne et civile reprend quelques droits à rebours même du consumérisme – où l’espace extérieur se fait cadre de vie ordinaire, apte à accueillir un certain souvenir des œuvres exposées. Aux coffres et armoires dont parle Bachelard dans sa Poétique de l’espace, on ajoutera les livres et les reproductions des œuvres ou leur mémoire rêvée, à équidistance inestimable de l’espace public et de ce qui s’y dérobe en excès :

Sans ces « objets » et quelques autres aussi valorisés, notre vie intime manquerait de modèle d’intimité. Ce sont des objets mixtes, des objets-sujets. Ils ont, comme nous, par nous, pour nous, une intimité. […]

[…] la rêverie met le rêveur en dehors du monde prochain, devant un monde qui porte le signe d’un infini. […]

Dans ses Journaux intimes, Baudelaire écrit en effet : « Dans certains états de l’âme presque surnaturels, la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu’il soit, qu’on a sous les yeux. Il en devient le symbole ». C’est bien là un texte qui désigne la direction phénoménologique que nous nous efforçons de suivre. Le spectacle extérieur vient aider à déplier une grandeur intime.

Même à ne faire qu’évoquer Bachelard, on peut pressentir que, peu à peu, entre écritures (rêverie et pensée de l’art) et tableaux exposés (c’est-à-dire toute œuvre publiquement accessible, comme objet-sujet valorisé), la scène publique se chargerait d’une attente de plasticité psychique insoupçonnée, repérable au détour de l’écriture critique et de l’expérience de lecture qu’elle recèle : comme figure, c’est-à-dire comme expérience seconde d’une expérience poétique première au-delà du souvenir. L’impossibilité d’un espace commun sublime y défait et y transpose l’aspiration déçue, la nostalgie moderne, en un des-œuvrement étrange : réflexif, ni dans ni hors monde, tout tendu entre la pensée de l’œuvre et son échappée d’ivresse initiale ou terminale. Penser après l’exposition – partir d’elle de mémoire ou bien en imagination, d’une certaine façon spéculative –, c’est aussi faire le deuil de toute conversation, de toute communion actuelles. L’écriture critique faite écriture rejoue le face-à-face avec l’œuvre (quelle qu’elle soit) au-delà de son exposition événementielle, dans l’ouverture après-coup d’une improbable croisée humaine entre le public et l’intime. C’est que Blanchot nommera « la demande d’écriture » (au sillage de laquelle Ginette Michaud inscrit sa propre écriture critique procédant de cette spéculation littéraire) :

Écrire, la demande d’écriture (non plus l’écriture qui était toujours mise au service de la parole orale ou encore de la pensée idéologique, mais au contraire, l’écriture doucement libérée de sa propre force comme si elle s’adonnait à l’interrogation qu’elle est seule à cacher) libère peu à peu les autres possibilités, une manière anonyme d’être en relation et de communiquer.

Maurice Blanchot, « Le livre existera toujours (lettre à Ilija Bojovic) », c. été 1968, Europe, nos 940-941, 2007, 940-941, p. 15.

Cette hypothèse de la « demande d’écriture » exige toutefois un travail contradictoire qui ne peut qu’être indiqué ici, à partir de ce que la méditation de Ginette Michaud permet d’en pressentir à nouveaux frais (en réalité, je m’appuie aussi implicitement sur ses travaux consacrés à ce qui « tient au secret », notamment à partir de Blanchot et de Derrida, cf. Bibliographie). Chercher à voir « ce qui s’appelle voir » en construisant de l’intime à la surface d’une exposition picturale qui excède sa propre exposition muséale s’appuie sur un passage acquis à la réflexivité, plus exactement telle qu’en l’écriture, l’écriture renvoie à l’écriture sans pourtant procéder d’une intertextualité infinie : le renvoi est un rapport réflexif, un dialogue étrange à partir d’un travail de (se) souvenir traduisant singulièrement l’œuvre. L’espace temps silencieux qui se crée là autorise une puissance de pensée créatrice comme partage abstrait, limite, à la fois sensible, érudit, pensif et fait de l’œuvre une adresse : à partir de ce qui en est écrit pour penser, quelqu’un et nul autre (« je ») invite au regard de l’œuvre. Toujours l’écriture constitue la lecture qu’elle appelle et la première personne constitue la seconde à laquelle ou de laquelle elle répond : là se tient la « demande ».

Or, à la différence de l’étude « affectée » de Ginette Michaud, qui fait du critique un vecteur insubstituable, l’hypothèse que je cite de Blanchot suppose la nécessité d’un « anonymat » de la relation et de la communication qui découle d’une telle réflexivité poétique. De quelle expérience à la limite de la socialité, de l’humanité s’agit-il ? A propos de cette « relation » constituante que crée l’écriture au cœur de l’économie humaine (économie esthétique en un sens à la fois sublime et politique), Jean-Luc Nancy a posé les termes d’un débat crucial, y avançant plus que d’autres de façon très argumentée depuis son article sur Bataille de 1983, « La communauté désœuvrée », adressé à Maurice Blanchot (auquel ce dernier répondit par un livre, La communauté inavouable, cf. Bibliographie). Ce que Blanchot nomme « être en relation et communiquer » et qu’il attribue à « la demande d’écriture », Nancy l’appelle « rapport » et le radicalise « par soustraction » dit-il. Où Blanchot indique notamment qu’être en relation exige l’effacement des noms, des sujets – « l’anonymat » -, Nancy oppose la seule finitude et le renoncement à toute communion à (travers) l’œuvre (d’art ou politique), c’est-à-dire le « désœuvrement ». Dans la perspective ici succincte, trop succincte sans doute, où je fais simplement ressortir le rapport de passage du public à l’intime que la pensée sensible d’une œuvre peut ouvrir – à la limite de tout ce qui rend un tel rapport possible (réel et abstrait, au miroir sans tain du concevable et de l’inconcevable) -, il est juste possible de demander le prix à payer de l’anonymat. Le livre signe-t-il la mort civique (de l’auteur, du lecteur) et du sublime autant que la modernité signe la mort de toute transcendance politique ? C’est exactement sur ce point, apparemment infime, en réalité crucial, que porte l’étude de Ginette Michaud : il y est déterminant d’être affecté avant d’être en relation, de venir face aux limites de la peinture (de la figure) et d’y vaciller plutôt que de communiquer ou communier avec quiconque en quelque lieu commun. Au contraire, le « moi » se maintient en tant qu’il est la condition asymétrique et décalée de la signification : voir vaut pour qui cherche à voir ; la lecture est un dialogue sans rencontre, décalée dans le temps, asymétrique entre des interlocuteurs sans vis à vis, leur face à face se déploie à la surface (de contact) de la page, de ce qu’elle ouvre, à quoi elle ouvre. Valoriser cela exige toutefois d’interroger l’avers du penser, de la raison, précisément une telle « sensibilité » (après tout, j’ignore si ce mot est le juste mot) : autrement dit l’ombre de la raison critique. Quelle étrange politique serait supposée à partir d’une telle dérivation de toute matérialité publiquement exposée de l’art vers la pensée, vers son intime exproprié ? Interroger cela, l’explorer s’impose. Sans doute est-ce le geste philosophique de la déconstruction (comme déconstruction aussi du moderne rappelé dans ces pages). Et tel est sans doute le nom de cette esthétique contemporaine à la fois critique et d’écriture (celle de Nancy, de Sarah Kofman, autant que de Derrida, bien que chacun en dispose spécifiquement…). Or en elle, la question politique demeure au minimum comme question ouverte et d’ouverture apposant en creux deux régimes publics de la vie subjective : l’intime en réflexion et la communication publique, problématique, de cette réflexion ; une communication que « Savoir voir » dispose en créant une sorte d’enclave réflexive ouverte à la façon d’un espace « affectif », affecté, ou d’une « atmosphère psychique ». En oblique vis-à-vis de ce que Bachelard désigne – cette capacité d’intériorisation par l’extériorisation poétique du for interne (où la poétique défait la fiction de l’intériorité) -, Jean-Luc Nancy nomme la déconstruction, d’abord, « déclosion » (j’ose n’indiquer qu’à peine un travail spéculatif radical, comme on montre de loin l’horizon) : prenant appui sur une figure picturale déterminante, toute en clair-obscur, la philosophie de Nancy nous invite peut-être à chercher comment conjurer ce que Sarah Kofman appelle « la violence de la raison », faute de quoi l’ouverture est inaccessible :

[l’exigence de la raison est] d’éclairer sa propre obscurité, non pas en la baignant de lumière, mais en acquérant l’art, la discipline et la force de laisser l’obscur émettre sa propre clarté. […]

L’Ouvert (ou « le libre » comme le nommait aussi Hölderlin) est en effet essentiellement ambigu […]. Dans son absoluité, il ouvre sur lui-même, et il n’ouvre que sur lui-même, infiniment […]. Mais ainsi la question est posée : qu’est-ce qu’une ouverture qui ne s’abîmerait pas dans sa propre béance ? qu’est-ce qu’un sens infini qui pourtant fait du sens, une vérité vide qui a pourtant le poids de la vérité ? Comment tracer à nouveaux frais une ouverture délimitée, une figure donc qui pourtant ne soit pas une captation figurative du sens (qui ne soit pas Dieu) ?

Une figure qui ne serait pas une captation figurative est en quelque sorte une invitation à voir autrement, étrangement. Sans doute est-ce discrètement (implicite, en retenue) la question de « savoir voir » jusqu’au « regard abaissé » (§ 5, 7), la question que Ginette Michaud pose et recueille sur la Sainte Anne restaurée de Léonard de Vinci. Qu’elle écrivait déjà dans un autre essai de 2009 (Veilleuses), y déployant la métaphore vive où Nancy voit la tâche de penser :

l’opacification même de la réflexion qui permet à l’aveuglement de se faire voyant.

À la différence des Veilleuses, toutefois, « Savoir voir » se termine inopinément sur une palpitation esthétique de plaisir qui passe au-delà de la mélancolie et de la spéculation :

Mais pourquoi l’intensité de la joie à voir ce bleu du manteau ou du fond, tout ce Bleu revenu, non pas simplement perdu et retrouvé mais trouvé ? Bleu : couleur du temps.

            Surprise, ou plutôt : Joie d’archive ?

La sensorialité, pensant, est critique : elle interroge sans réponse mais au faîte auto-contradictoire (« mais ») d’un questionnement rigoureux qui fait d’elle une question adressée – au lecteur nécessaire, implicite, en attente à cette limite même où il lui faut interroger le « mais pourquoi ? », en revenant au rebours de sa propre lecture, et à ce que l’écriture médite (il s’agit d’un dialogue ouvert à plus de deux). Cette sensibilité, la voici réactive à la couleur au point que la temporalité se substitue, dans la valeur, à la couleur (au § 6 de son article, Ginette Michaud rappelle la valeur « valeur » de la couleur en peinture). « Couleur du temps » : ce glissement intense de la perception vers la valeur opaque, obscure du « voir » dans le temps – comme un « voir le regard du temps » peut-être ? – coïncide, me semble-t-il, avec un petit moment ultime, tout en retenue cependant : par ce courage, cette capacité d’auto-objection (« mais pourquoi ? »), la première personne qui parle dans l’article s’estompe : le sujet n’est plus dans les phrases, en revanche il est dans la sensation indiquée. Donc il ne disparaît pas puisque l’écriture devient, là, dernier mot intense, interrogatif, signature dans l’atmosphère recherchée, soudain intensément « trouvée ». Peut-on y lire, y percevoir une sorte de dépersonnalisation (telle que la définit Michel de M’Uzan), de tremblement radical du spectateur simultanément critique qui perd ses bords, s’efface, ou se fond en capacité de réceptivité-limite du contact ouvert avec la surface du tableau ? Surface, c’est-à-dire tout ce qu’il signifie, en excès grâce à la situation d’adresse que la demande d’écriture instaure dans le temps (une attente…). Contact diffus, contact sans limite stable entre l’un et indirectement l’autre, entre l’à-plat vu et « moi » voyant d’un tel regard aveuglé devant un autre encore. Comme en rêve. C’est-à-dire le rêve même de la pensée troublée devant / dedans une actualité inattendue de ce qui est « passé » et irradie, dont on adresse le souvenir inachevé, retenu, à qui le lira ; entre le public et l’intime. Chimère ?

Bibliographie

Pour l’exposition et le tableau

« La Sainte Anne l’ultime chef-d’œuvre de Léonard de Vinci », publié sous la direction de Vincent Dieulevin, conservateur de la peinture italienne au Louvre, Paris – Milan, Le Louvre-éditions – Officina Libraria, 2012.

Site du Musées du Louvre (pages encore actives en janvier 2013) :

http://www.louvre.fr/expositions/lultime-chef-doeuvre-de-leonard-de-vinci-la-sainte-anne

http://www.louvre.fr/guidedtours/la-sainte-anne-de-leonard-de-vinci

Dossier constitué par le journal Le Monde (page encore active en janvier 2013) :

http://www.lemonde.fr/culture/infographe/2012/03/28/la-sainte-anne-de-leonard-de-vinci-au-musee-du-louvre_1676936_3246.html

Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, Paris, PUF, 19613 (1ère édition, 1957), chapitre III, p. 82-83, chapitre VIII, p. 168, 175 (cite Charles Baudelaire, Fusées et journaux intimes ou Mon cœur mis à nu, dans Œuvres posthumes, Jacques Crépet (éd.), Paris, Mercure de France, 1887, p. 29).

Maurice Blanchot, La communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983.

Maurice Blanchot, « Le livre existera toujours. Lettre à Ilija Bojovic » (c. 1968), dossier « Maurice Blanchot » coordonné par Evelyne Grossman, dans la revue littéraire Europe, nos 940-941, 2007, p. 13-15 (noter que Ginette Michaud participe à ce numéro avec un article, « Singbarer Rest : l’amitié, l’indeuillable. Celan, Blanchot, Derrida », p. 20-36).

Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de VinciEine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci (1910), Paris, Gallimard, 1987, édition bilingue, reprise augmentée en 1991 puis en folio-bilingue, 2010, traduction et annotation de J. Altounian, A. et O. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, préface de Jean-Bertrand Pontalis.

Sigmund Freud, « Un souvenir d’enfance de Poésie et Vérité [de Goethe] » (1917), dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard folio-essais, 1985 (2e édition et traduction françaises), traduction Bertrand Féron, p. 189-207.

Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920/1931), OCPF tome XV (1916-1920), traduction et annotation de J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, Paris, PUF, 20122, p. 273-338 (bien des détails de ce que j’évoque se trouvent au § IV).

Sigmund Freud, Le malaise dans la culture (1929/1931), traduction de P. Cotet, R. Lainé, J. Stute-Cadiot, préface de Jacques André, Paris, PUF, collection « Quadrige », 1995, (je le cite notamment en regard avec le dossier constitué par J. Le Rider, M. Plon , G. Raulet, H. Rey-Flaud, Autour du Malaise dans la culture de Freud, Paris, PUF, 1998).

Claudio Gulli, « Le non finito et le génie : de Vasari à Freud » suivi du dossier « Sur les cimaises du Louvre », dans V. Dieulevin, « La Sainte Anne l’ultime chef d’œuvre de Léonard de Vinci », op. cit., p. 337-349 et 350-359.

Sarah Kofman, L’enfance de l’art. Une interprétation de l’esthétique freudienne, Paris, Payot, 1970 (repris chez Galilée, 1985, augmenté d’un article). On peut mesurer que son étude se situe parmi les premières en comparant avec l’état de la question qu’évoque Marthe Robert, dans le chapitre qu’elle consacre à la lecture freudienne de l’art (et au « Souvenir d’enfance ») dans La révolution psychanalytique. La vie et l’œuvre de Freud, Paris, Payot, 1964 (repris ensuite dans la collection Petite Bibliothèque Payot).

Sarah Kofman, Nerval. Le charme de la répétition, Lausanne, L’Age d’homme, 1979.

Sarah Kofman, Un métier impossible (lecture de « Construction en analyse »), Paris, Galilée, 1983.

Sarah Kofman, Paroles suffoquées, Paris, Galilée, 1987.

Sarah Kofman, « Il n’y a que le premier pas qui coûte. » Freud et la spéculation, Paris, Galilée, 1991.

Sarah Kofman, Explosion I, De l’« Ecce homo » de Nietzsche, Paris, Galilée, 1992

Sarah Kofman, « La question des femmes : une impasse pour les philosophes », entretien réalisé par Joke Hermsem (Université d’Amsterdam), le 12 septembre 1991 à Paris, dans Les Cahiers du GRIF, n° 46, 1992, p. 73.

Ginette Michaud, Tenir au secret (Derrida, Blanchot), Paris, Galilée, 2006.

Ginette Michaud, Veilleuses. Autour de trois images de Jacques Derrida, Québec, Éditions Nota Bene, coll. « Empreintes », 2009. (J’ai cité la p. 111 du dernier chapitre.)

Ginette Michaud, « Savoir voir. Petite étude sur la Sainte Anne de Léonard de Vinci », pré-publication sur le site des Usages publics du passé, le 4 février 2013, (ISSN 2115-9408).

Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée (1986), Paris, Christian Bourgois, 2004 (édition revue et augmentée).

Jean-Luc Nancy, La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2005. (J’ai cité p. 15-16, le § 3 de  l’« Ouverture », intitulé « La déclosion », et p. 226 de l’avant-dernier chapitre intitulé « La déconstruction du christianisme »). Voir aussi son entretien radiophonique du 12 avril 2012, avec Emmanuel Moreira, Amandine André, mis en ligne en trois parties sur le site de La vie manifeste : « La communauté, le mythe, la politique. Rencontre avec Jean-Luc Nancy » (plus particulièrement la première partie), http://laviemanifeste.com/archives/5791.

A propos de certaines ouvertures récentes de la psychanalyse vers la question de l’histoire et de la mémoire, et vers la question esthétique, je me réfère dans cet article à :

Jacques Angelergues, Eva Weil (éd.), « Devoir de mémoire : entre passion et oubli », Revue Française de Psychanalyse, 2000/1.

Murielle Gagnebin, Julien Milly (dir.), Michel de M’Uzan ou le saisissement créateur, Seyssel, Champ Vallon, 2012.

Michel de M’Uzan, « Aperçus sur le processus de la création littéraire », De l’art à la mort (1977), Paris, Gallimard, coll. Tel, 2011, pp. 3-27 (conférence de 1964, publiée aux côtés d’un article de Janine Chasseguet-Smirgel consacré à d’autres aspects de la même question dans la Revue Française de Psychanalyse 1965/1, pp. 43-77 ; version numérique accessible sur le site de la Bibliothèque Nationale de France, gallica.fr). Voir aussi le collectif, La chimère des inconscients. Débat avec Michel de M’Uzan, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothèque de psychanalyse, 2008.

Rachel Rosenblum, « Peut-on mourir de dire ? Primo Levi, Sarah Kofman », Revue Française de Psychanalyse, 2000/1, pp. 113-138.

Au contrepoint de ma lecture en cours du geste philosophique de Sarah Kofman (déjà abordée dans une communication de juin 2012 aux journées « trauma dans l’interprétation du passé » de l’Atelier, « Le geste philosophique de Sarah Kofman et la conjuration du ‘trauma infanticide’: penser-écrire entre suffoquer, ‘mourir de dire’ et tenir (à la) parole »), cet article dialogue en oblique avec le travail de Miguel Abensour sur l’utopie du livre d’Emmanuel Levinas :

Miguel Abensour « L’extravagante hypothèse » (1996), Rue Descartes, 1998, n°19, p. 53-84.

Miguel Abensour, Anne Kupiec (dir.) Emmanuel Levinas. La question du livre, Caen, IMEC, coll. Inventaires, 2008.

Miguel Abensour, Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain. Entretiens avec Danielle Cohen-Levinas. Entre métapolitique et politique, Paris, Hermann, coll. Le bel aujourd’hui, 2012.

Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 13 février 2013