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On voit apparaître ici et là, dans le cadre d’évènements militants politiques, des porteurs de t-shirts siglés « CCCP ». Quelles sont leurs motivations, quel sens accordent-ils au sigle russe désignant l’ancienne Union soviétique ?

« CCCP », comme chacun sait, est le sigle cyrillique d’où dérive, traduit, « URSS » (en français : union des républiques socialistes soviétiques). En russe, le sigle condense « Союз Советских Социалистических Республик » (Soyouz Sovietskih Sotsialistitcheskih Respoublik). Mais les personnes qui l’arborent en France de nos jours l’entendent-elles ainsi ?

Certes, le port de t-shirts avec le sigle « CCCP » reste une pratique minoritaire par rapport, par exemple, au poing levé (A), ou par rapport aux autres ports de vêtements imprimés, comme ceux notamment avec le sigle du Parti communiste français, ou encore avec la figure de Che Guevara. Nous sommes donc davantage face à une pratique de distinction qu’à un rite de masse.

Pour tenter de mieux questionner un phénomène qui s’inscrit certes à la marge du code vestimentaire de ces militants « de gauche » (ils ne se revendiquent pas tous du parti communiste français, PCF), nous sommes partis à leur rencontre à l’occasion de deux rendez-vous militants en 2012 : la manifestation du 1er Mai, d’origine syndicale, et la fête de l’Humanité, bien plus populaire et familiale.

Si le caractère et l’histoire de ces deux événements sont différents, ils représentent un intérêt pour le sociologue en raison de leur dimension emblématique : il s’agit là non de micro événements mais de deux importants rendez-vous populaires et politiques de la gauche sociale et communiste en France. « la présence des corps et des signes dont ils sont porteurs (habits, pancartes…) lors d’événements récurrents (manifestations, défilés, fêtes…) ou exceptionnels, […] “marquent” les esprits et associent un lieu à des groupes sociaux ou à des institutions qui s’y mettent en scène » (B). Nous avons ainsi considéré que dans la mesure où les lieux de manifestations politiques exacerbent l’imaginaire et les représentations nous y trouverions des porteurs de vêtements siglés « CCCP ».

Ce qui suit est donc issu de l’analyse d’un petit nombre d’entretiens (22 questionnaires) ; les enquêtés étaient âgés de 19 à 64 ans (âge moyen est de 35 ans) et se caractérisaient, dans l’ensemble, par un fort taux d’engagement politique. Même si cette base est étroite, il nous a paru important de présenter les remarques qui suivent, et qui en dérivent plutôt de façon inductive, en abrégeant les remarques typologiques que l’on pourrait faire sur les personnes interrogées, précisément à cause de leur nombre trop restreint.

Voici d’emblée une réponse donnée par une jeune femme de 23 ans :

« Mon père était secrétaire fédéral de la Filpac CGT. Ma mère est aussi une militante de base [rire]. Mes grands-parents étaient aussi militants communistes, syndiqués, mais bon sans être vraiment trop… c’étaient des militants de base. Et ma tatate, donc la sœur de ma grand-mère, et son mari, étaient résistants pendant la Seconde Guerre mondiale. Et mon arrière-grand-père, tous les 1er mai, se faisait virer de ses usines parce qu’il allait manifester chaque 1er mai, donc il était viré à chaque fois de ses usines, voilà ».

 

Nostalgie ou « folklore » ?

 

On constate de fait l’expression d’une certaine nostalgie à l’égard de l’époque communiste dans la production cinématographique et médiatique originaire des ex-pays de l’Est, au point de donner corps à des expressions comme « Ostalgie » en ex-RDA (C) ou encore « MacLenin » en ex-URSS. Le sentiment mélancolique de la perte d’une époque révolue à jamais se nourrit dans les pays de l’ex-bloc soviétique d’un certain nombre de déceptions apportées par les transformations politiques. Ce phénomène affectif qui dépasse le cadre d’une simple instrumentalisation du passé n’est pas dépourvu d’ironie ou de dérision et demeure exploité notamment dans le secteur touristique qui, dans la région, offre aujourd’hui des excursions en Trabant dans des quartiers de « blocks » d’immeubles en béton avec des visites d’appartements typiques en mobilier de formica et, en prime, un verre de vodka. On en trouve également des expressions dans la culture de masse notamment cinématographique avec, par exemple, le film Good bye, Lenin ! qui a connu un grand succès dans les salles. Dans les pays de l’ex-bloc soviétique, ce revival rétro des résidus symboliques du communisme participe à la fois d’un effet de mode, d’une authentique nostalgie du système et d’une production de marché à l’usage des touristes. Les t-shirts marqués « CCCP » s’inscrivent-ils alors, eux aussi, dans cette perspective ?

On peut en douter, ne serait-ce qu’au simple constat de la distance entre le sigle à proprement parler et la compréhension de ce à quoi il renvoie en réalité. Significatif à cet égard est le fait que la quasi totalité des interviewés s’avèrent incapable de lire le cyrillique et insistent sur la prononciation « à la française » en corrigeant notre « SSSR ». Au-delà de l’anecdote, la mémoire du communisme est vécue en France sur un mode radicalement différent de ce qui persiste dans les pays de l’ex-bloc soviétique. La France n’a pas expérimenté de régime communiste, soviétique ou de république populaire, ce qui en soi, exclut un phénomène de nostalgie à proprement parler mais renforce plutôt son idéalité. D’autant que l’existence d’un parti communiste fort à la sortie de la guerre et influent jusqu’au déclin qui s’amorce dans les années 1970 induit une « présence » de références culturelles et historiques liées à l’Union soviétique. Cette présence se développe dans un contexte surdéterminé par la politique des blocs et l’incitation à choisir le sien : l’URSS, dans cette perspective, incarne d’autant plus des idéaux qui la dépassent comme simple réalité politique, justice sociale, soutien des peuples en lutte contre le colonialisme, puis l’impérialisme américain… C’est dire que « l’immense pays » est toujours appelé « URSS » en français ; les références qu’il engendre, dans ce que Maurice Halbwachs étudiait comme « la conscience collective », s’inscrivent dans un lointain, une sorte de « l’enchantement de “l’ailleurs” » (D) : l’expérience réelle du socialisme est relativisée, par l’euphémisation des difficultés et contradictions qui marquent la construction des régimes des Républiques populaires. L’important étant qu’elle existe et perdure, permettant un appui aux forces de libération anticapitalistes, à la construction de « lendemains qui chantent ». Cela s’accompagne évidemment, comme toute représentation du lointain, d’éléments de folklore.

 

Déficit de deuil, donc mélancolie ?

L’effondrement du bloc soviétique change la donne y compris au sein de l’appareil du Parti communiste et de ses mouvances militantes. L’insuffisance du PCF à théoriser le mouvement du réel et de son abolition sous la forme d’un écroulement très rapide de l’URSS ne laisse pratiquement pas d’espace à une expression de deuil symbolique. Corrélativement, une réelle reformulation idéologique peine à émerger. Les connaissances sur l’expérience communiste dans les pays de l’ex-bloc soviétique s’inscrivent souvent dans des visions binaires marquées par des clivages de politique franco-française, empêchant le développement d’une réflexion politique à la fois objective et contradictoire. Ce silence de la pensée pousse de fait à des expressions de compensation mémorielle, un besoin qui s’avère indispensable à ceux qui s’inscrivent dans une logique de transmission générationnelle. Dans ce contexte, l’une des fonctions sociales objectives de ce phénomène nostalgique est de contribuer, sous une forme particulière, à une reconstruction mémorielle.

« C’est une histoire qu’il ne faut pas oublier, c’est des traditions et voilà. […] Quand je traine dans mon quartier ou avec des jeunes qui ne connaissent pas encore en fait l’histoire de l’URSS et je leur explique » (chômeur, fils de komsomols russo-ukrainiens, 19 ans).

« […] malheureusement, les trois quart des gens ne sait même pas ce que ça veut dire, alors » (retraité militaire de carrière, 64 ans).

Un besoin mémoriel est vécu comme pressant et le déficit idéologique se couple ici avec le renouvellement générationnel. Dans ce contexte, l’image de l’Union soviétique se recompose et nourrit de nouveaux objets symboliques incarnés par les sigles de l’ancienne puissance communiste, en proposant des usages nouveaux. Ainsi, « URSS » renvoie à une réalité politique concrète, un système controversé, voire discrédité tant sur le plan du respect des droits et des libertés que sur le plan de la réussite économique. « CCCP », en revanche, s’inscrit dans une sphère lointaine, exotique, idéale. Nous n’avons d’ailleurs aperçu personne portant un vêtement siglé « URSS ». Dans ce sens, ce phénomène se rapproche de la définition particulière de la nostalgie, comme « mélancolie humaine », que donne Vladimir Jankélévitch : « la nostalgie est une mélancolie humaine rendue possible par la conscience de quelque chose d’autre, d’un ailleurs, d’un contraste entre passé et présent, entre présent et futur » (E).

Ce passé revalorisé doit toujours être questionné comme image inversée de la société contemporaine. Dans les entretiens, ce même idéal est toujours mis en perspective critique, comme si les interlocuteurs craignaient qu’on leur reproche un certain angélisme.

« […] quand on grandit, on apprend vraiment ce que c’est l’URSS. Et c’est pas vraiment ce que je cherche. […] Ça a commencé par une révolution pour l’égalité de tous, ok, après le reste on mettra de côté » (lycéen, 21 ans).

« Mais en même temps, il y a des trucs pour lesquels je suis contre comme les purges par exemple, et il y a des trucs pour lesquels je suis pour, c’est-à-dire, la solidarité, le partage, l’égalité, tout ça » (étudiante, 19 ans).

Syndrome d’un membre fantôme

 

Ainsi, « CCCP » devient un lieu de mémoire positif en lieu et place de l’objet plus négatif que serait l’« URSS ». Ce déplacement sémantique permet de se débarrasser de la charge négative charriée par l’histoire au profit de sa dimension lumineuse, celle du mythe et de l’utopie. Ainsi se comble un vide qui, en France, renvoie davantage à la perte d’un équilibre géopolitique qu’à celle d’un régime socialiste effectivement vécu. A l’instar d’un patient qui a subi une amputation, ces militants expérimentent le syndrome du membre fantôme. L’URSS, alors, se mue en CCCP, avatar idéalisé permettant de faire référence à la concrétisation historique de l’expérience socialiste en évacuant son bilan et de préserver, au moins symboliquement, l’idée d’une alternative au libéralisme économique triomphant.

« […] je suis un nostalgique de l’URSS. Je pense qu’il y avait beaucoup plus de liberté dans le monde quand l’URSS existait » (retraité militaire, 64 ans).

« […] on va dire que, bon, il y a pas mal de choses qui ont été bien. C’était une force d’opposition contre l’impérialisme, c’est essentiellement ça, ça c’est sûr. […] donc voilà, c’est en souvenir qu’à une époque il y avait des forces qui luttaient » (enseignant, 39 ans).

 

 

Perte mémorielle de l’avenir

Si les personnes rencontrées témoignent d’un deuil et d’une perte idéologique, elles expriment en même temps une forte volonté de continuer à porter un idéal. Sans doute, la fin de l’utopie, le manque de projet politique de la gauche et le désenchantement du politique, englué dans des pratiques temporelles et banalisées marquent en France un véritable déficit de sens. Faute de projet d’avenir, on s’adonne à une sorte de mélancolie du futur. C’est la mélancolie d’une période de valeurs alors même qu’on assiste au naufrage des idées qu’on aurait voulu voir structurer l’avenir. Le souvenir des aspects positifs des acquis du communisme resurgit à l’ère des impuissances face aux conséquences du libéralisme économique. Ce phénomène s’inscrit dans une période où le soviétisme n’est plus un enjeu en tant que tel : dans la mesure où l’on ne prend pas le risque de se voir accusé de nostalgie du régime communiste, il devient plus facile de s’y référer. Pierre Nora explique ce paradoxe lorsqu’il évoque les phénomènes liés à la mémoire collective : « On ne parle tant de mémoire que parce qu’il n’y en a plus. La curiosité pour les lieux où se cristallise et se réfugie la mémoire est liée à ce moment particulier de notre histoire. Moment charnière, où la conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment d’une mémoire déchirée ; mais où le déchirement réveille encore assez de mémoire pour que puisse se poser le problème de son incarnation. Le sentiment de la continuité devient résiduel à des lieux. Il y a des lieux de mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire » (F).

Le t-shirt incarne le projet d’une société célébrée par celui qui le porte et estime un certain nombre de valeurs fondatrices comme éternellement d’actualité.

« C’est la lutte contre la remise en question des acquis de l’Union soviétique. Le sigle clarifie d’assumer les acquis de l’Union soviétique dans une période où, on le voit depuis la chute de l’URSS, il n’y a jamais eu une attaque antisociale aussi importante et qui monte au fur et à mesure que le mouvement qui émanait de l’URSS décline » (ingénieur, 35 ans).

« Communisme pour moi […] c’est valeur de gauche que ça représente. Les valeurs de partage, de solidarité, pour que tout le monde a un boulot » (ambulancier, 41 ans).

L’un des enquêtés insiste sur le projet de progrès que portait l’Union soviétique y compris dans le domaine sportif. Pour lui, le t-shirt, qu’il qualifie de « maillot », est surtout un rappel des équipes sportives soviétiques et de l’investissement de l’Etat soviétique dans l’éducation sportive.

« Il représente quand même un symbole, une certaine époque qui était peut-être décriée, mais pour moi, sportivement ça représente une équipe de l’URSS des années 70 qui étaient ma jeunesse, j’ai vécu ça aussi en 70-80. […] j’ai été fasciné par les spartakiades par exemple » (directeur technique, 46 ans).

Au-delà de cette primordiale dimension d’affirmation politique et identitaire qui, pour reprendre le propos d’un enquêté, professeur des écoles âgé de 26 ans, « montre un engagement politique communiste », il y a aussi une dimension plus pragmatique, toujours militante, mais davantage inscrite dans une gestuelle de provocation.

« […] j’allais dans une manif de gauche, le rouge prédominant et en plus c’était un beau symbole. Car en tant que militant de PC, porter un t-shirt de l’Union soviétique, je l’ai fait un peu par provocation, par clin d’œil, voilà pour coller au truc, avoir un dress code comme on dit » (directeur technique, 46 ans).

Le port des codes vestimentaires s’inscrit donc dans une tension entre imitation, en s’inspirant de l’imaginaire collectif, et volonté de distinction. Il peut également prendre un tout autre sens selon l’environnement. Porter un t-shirt « CCCP » devient dans certaines circonstances un acte de défi lancé à un environnement considéré hostile.

« [Je le porte dans la rue] pour faire chier des gens chez moi, à Montmorency, c’est une ville ultra bourge qui vote totalement à droite, voire extrême-droite donc quand on voit un t-shirt comme ça, ils blêmissent » (étudiante, 19 ans).

« […] je le mets surtout pour faire chier les gens de droite. En disant voilà : il y a encore des résistants ici, faites attention à vos têtes » (lycéen, 21 ans).

Mélancolie d’un avenir perdu, effet de mode, affirmation d’appartenance politique, rêve d’un ailleurs plus juste, défi… Toutes ces motivations peuvent se combiner, prenant le devant chez telle ou telle personnes. Toutes, à travers ce geste fort d’exhibition d’un sigle, expriment un attachement à une symbolique porteuse de sens et d’ancrage historique. Elles soulignent a contrario les limites et les difficultés d’une « modernisation » politique qui se traduirait par une simple volonté de rupture avec l’histoire, plus encore si cette histoire est consubstantielle d’une origine et d’une construction. Le débat au sein du PCF sur un éventuel abandon de la faucille et du marteau illustre ce choix de rupture avec un passé qui ne se laisse pas si facilement oublier. Indépendamment des choix politiques que cherche à traduire cette relégation du symbole au profit d’un renouvellement « moderne », ce débat témoigne de la tension entre une tentative de (re)formulation d’un projet politique et une culture populaire imprégnée d’automatismes et de récurrences antérieures à la création du PCF. Dans ces moments d’énonciation d’un nouveau projet, la question de la pérennité ou de reformulation de l’héritage symbolique du communisme en France demeure. C’est bien le sens qu’expriment les porteurs du « CCCP ». Car « Par-delà le cas particulier du vêtement, la mode désigne également une forme spécifique de changement social, la transformation, à tendance cyclique, du goût collectif, qui concerne directement le vêtement, mais dont les manifestations sociales s’étendent très au-delà de ce seul domaine » (G).

Loin d’être un renouvellement de cultures politiques, le port du t-shirt « CCCP » s’inscrit dans une culture qui, de façon certes minoritaire, entretient des rapports étroits avec l’histoire et le folklore, les déceptions et les espoirs de l’époque contemporaine.

Notes :

 

(A) Gilles Vergnon, « Le “poing levé”, du rite soldatique au rite de masse. Jalons pour l’histoire d’un rite politique », Le Mouvement social, n°212, 2005, p. 77-91.

(B) Vincent Veschambre, « Appropriation et marquage symbolique de l’espace : quelques éléments de réflexion ».

(C) Benoît Pivert, « Ostalgie, analyse d’un phénomène », Allemagne d’aujourd’hui, n°189, juillet-septembre 2009, Paris. L’institut Emnid a réalisé une étude sur ce phénomène pour le quotidien Berliner Zeitung. Voir : http://www.lemonde.fr/europe/article/2009/06/26/une-majorite-d-allemands-de-l-est-nostalgiques-de-l-ex-rda_1211769_3214.html

(D) Noëlle Gérôme et Danielle Tartakowsky, La fête de « l’Humanité ». Culture communiste, culture populaire, Paris, Messidor / Editions sociales, 1988, p. 229.

(E) Vladimir Jankelevitch, L’irrésistible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974, p. 346.

(F) Pierre Nora, « Entre mémoire et histoire », in Les Lieux de mémoire, vol. 1, Paris, Gallimard, 1993, XVII.

(G) Alain Quemin et Clara Lévy, « Présentation : pour une sociologie de la mode et du vêtement », Sociologie et ociétés, vol. 43, n°1, 2011, p. 10.

Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 19 avril 2015