Sabina Loriga©

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I. De l’ascension à la chute

«C’est toi qui a fait une mascarade pendant vingt-cinq ans», lance le procureur, pendant le simulacre de procès des époux Ceausescu, juges dans une école de Targoviste, a cinquante km de Bucarest, par un tribunal militaire autoproclame. De cet évènement, diffuse sur toutes les télévisions du monde le 25 décembre 1989, le cinéaste Andrei Ujica dit : «Ce procès stalinien reste un trauma collectif de nature psychanalytique (sic) dans la Roumanie actuelle. D’une certaine manière, tout le monde est coupable. Ceausescu pour son adhésion a une fausse croyance, une idéologie utopique et totalitaire aux conséquences très négatives. Mais aussi les révolutionnaires qui veulent fonder une démocratie à partir d’une mise en scène judiciaire grotesque et anti-démocratique».

Le film ouvre et s’achève sur ce trauma. A l’intérieur de cette boucle, qui suit la figure classique de l’ascension à la chute, on voit défiler, en ordre chronologique, un quart de siècle d’archives visuelles. C’est le grand spectacle du pouvoir. Au milieu, il y a toujours lui, le génie des Carpates. Il reçoit des chefs d’Etats étrangers (De Gaulle, Nixon, Dubcek, Breznev, etc.). Il voyage : à Buckingham Palace, à la Maison Blanche, à Moscou, à Seoul, à Pékin. Il parle devant les cadres du Parti. Il joue au volley-ball, il s’adonne à la chasse à l’ours, il est en vacance sur les rives de la mer Noire avec sa femme, il fait un pas de danse traditionnelle, il visite un marché, goûtant le pain frais, tâtant charcuterie et volaille… Apparemment, il n’y a pas de terreur. Comme le remarque le réalisateur, «en fin de compte, le dictateur n’est qu’un artiste qui a la possibilité de mettre totalement son égoïsme en pratique. Ce n’est qu’une question de niveau esthétique, qu’il s’appelle Baudelaire ou Bolintineanu, Louis XVI ou Nicolae Ceausescu » (cf. Lequeret et Paradou).

Ceausescu est une mise en scène. Il était filme en moyenne une heure par jour, aboutissant au total a une archive d’environ dix-mille heures. De cette masse d’images, autour de mille heures ont été préservés a l’archive nationale du cinéma et a l’archive de la télévision nationale de Bucarest. C’est a partir de ce matériel qu’Ujica a construit un film de trois heures, qui transgresse un certain nombre d’idées reçues qui entourent le style documentaire.

II. Propagande versus propagande

Son idée de fond a été d’utiliser les films de la propagande contre la propagande, pour déconstruire le récit de la médiacratie du Conducător. En jouant avec les films de protocole, il vise à démonter les images «officielles», faites pour montrer : «Tout le matériau que j’avais à disposition relevait de la propagande. Autrement dit, toutes les images existantes du dictateur ont été commandées et avalisées par lui. Je ne pouvais pas sortir de ce registre, sauf à faire un documentaire pédagogique ou un film de fiction. Ma démarche consiste à évoquer l’Histoire à partir des images qui ont contribué à la représenter. La seule perspective narrative possible était donc de faire un film fondé sur l’auto-mise en scène du personnage à travers le temps. Ce parcours, avec sa dramaturgie classique de l’ascension et de la chute, offre, me semble-t-il, une belle étude de cas sur l’exercice du pouvoir et la nature du totalitarisme au XXe siècle» (cf. Mandelbaum).

«Ujica est optimiste. Il est convaincu qu’avec le temps, la propagande se déconstruit par elle-même. Il dit avoir trouve, dans les archives de protocoles, «des chutes de bobines qui enregistrent ce qui s’est passe avant et après le début du protocole». Et que, de toute manière, les images de propagande préservent une quantité de vie réelle. «Par un processus syntaxique complexe, on peut déplacer l’accent a l’intérieur de l’image : de la perspective de la propagande a la perspective réelle» (cf. Blouin).

III. Il se souvient

Après un premier moment d’égarement, dû à l’impression d’une apparence de neutralité, j’ai compris que, loin de proposer un regard sur le dictateur, Ujica cherche le regard du dictateur. Le titre naît de ce projet. Toutefois, le film est quelque chose de plus intime qu’une «autobiographie». D’une part, le spectateur est pris dans un flux de mémoire. Dans l’obscurité du procès, Ceausescu revient sur sa vie. Il se souvient de sa mise en scène. On glisse dans un long flash-back introspectif, nourri de nostalgie de l’ancien régime, lorsqu’il avait le contrôle de l’image. C’est cette dimension de remémoration qui justifie l’absence d’indications de dates et de lieu. Par ailleurs, l’autobiographie de Ceausescu est l’autobiographie d’une nation. Le flash-back ne concerne pas lui seul. Sa vision, de plus en plus irréelle et kitsch, a nourri la vie mentale des roumains pendant vingt-cinq ans et l’interpelle encore aujourd’hui. Quel est leur rôle ? Sont-ils des simples spectateurs, comme semble le suggérer le bruit continuel des applaudissements (dans la table ronde Rodica Binder parle de «Music hall du communisme») ? Des figurants ? Ou bien des acteurs ? Y-a-t-il eu des points de vue discordants ? Impossible à dire. Il n’y a qu’une scène de dissensus : dans la grande salle des Congrès de Bucarest, Constantin Pirvulescu, l’un des fondateurs du Parti communiste roumain en 1921, ose critiquer Ceausescu. On imagine aussi quelques émotions collectives : l’anxiété des militants qui courent dans la rue, après la mort de Gheorghe Gheorghiu-Dej (chef de l’État de la Roumanie communiste entre 1947 et 1965), le plaisir de la foule d’être une totalité «une», la joie de la jeunesse des années 1960 dansant le twist, l’étonnement des employées du marché alimentaire, obligées à jouer la comédie de l’abondance et de l’allégresse… Mais on ne peut pas identifier et distinguer les conduites et les pensées individuelles. En cela aussi l’autobiographie de la nation a quelque chose d’hallucinatoire.

IV. Que des images 

L’autobiographie clôt une trilogie sur le régime communiste, commencée avec Vidéogrammes d’une révolution (1992), réalisé en collaboration avec Harun Farocki, qui raconte la capture, le procès expéditif et l’exécution des époux Ceausescu, et continuée avec Out of the Present (1995), narrant l’histoire du cosmonaute Sergueï Krikaliov, qui a passe dix mois a bord de la station spatiale mir, pendant la chute de l’empire soviétique. Mais il poursuit également une recherche sur les images : «Videogrammes est encore un film essai, mais il y a avait déjà l’idée que l’histoire contemporaine peut se raconter par elle-même. J’ai continue dans cette ligne, en renforçant mes choix, avec le film que j’ai réalisé en 1995 sur le dernier cosmonaute soviétique. Et je voulais, avec ce troisième volet, aller au bout du chemin pour proposer un nouveau genre, ou sous-genre, de cinéma historique» (cf. Blouin).

Alors que, dans Vidéogramme, il y avait un commentaire, et que Out of the Present utilisait la technique du commentaire fictionnel, dans L’autobiographie il n’y a rien : aucune voix off, aucune indication sur l’identité des personnages à l’écran, aucune indication de date et de lieu. Ujica ne se soucie pas de contextualiser ni d’identifier les personnages. «Je suis toujours méfiant vis-à-vis des reportages ou des documentaires classiques avec un regard omniscient et une voix qui commentent les événements. Je me pose alors la question : à qui appartient cette voix ? Un historien ? Un journaliste ? Je crois plutôt que la masse d’images dont nous disposons permet de laisser l’Histoire se raconter elle-même. Même si d’une certaine manière, en définitive, il y a toujours un point de vue» (cf. Sorin). Loin d’inventer des personnages ou des dialogues fictifs, Ujica s’est imposé comme règle «de ne rien ajouter» aux images. Il a utilisé exclusivement des images d’archives sans aucune autre intervention que celle du montage. «Je voulais travailler exclusivement à partir d’images existantes et obtenir une narration cinématographique radicale sans aucune intervention. Pour cela, j’avais besoin d’une couverture chronologique de toutes les périodes de sa vie de chef (…). Je voulais aussi des séquences qui échappent à la propagande. Pendant un tournage, il y a toujours des instants non contrôlés, un peu avant ou après. Ces moments sont disséminés dans le montage et forment un réseau invisible. Comme lorsque Ceausescu tâte le pain dans une boulangerie à Bucarest et dit: “Le pain est meilleur en province”» (cf. Sorin).

Ne rien ajouter aux images ne signifie pas ne pas intervenir. Ujica reconnait avoir construit des scènes qui n’existent pas telles quelles : en prenant un plan par-ci, un autre par-la, il déplace l’accent sémantique de l’image originaire. Comme il le dit, après l’analyse du matériau et la construction narrative, il y a le véritable montage, quand il s’agit «d’inventer littéralement des scènes qui n’existent pas dans le matériau original, a partir de ce matériau même. C’est une sorte de mise en scène en absence» (cf. Mandelbaum). En outre, tout le son, en dehors des discours, a été reconstitue, car 90 % des bandes, initialement occupes par le commentaire et la musique, en sont dépourvus aujourd’hui. 

V. Histoire et cinéma

«Depuis son invention, une destination première du film semblait être de rendre visible l’histoire. Il pourrait représenter le passé et mettre en scène le présent. Nous avons vu Napoléon à cheval et Lénine dans le train. Le film était possible parce qu’il y avait l’histoire. Sans s’en apercevoir, comme en se déplaçant sur l’anneau de Moebius, on a changé de côté. Nous regardons et sommes obligés de penser. Si le film est possible, alors l’histoire est également possible». Ces mots sont prononcés avec calme par une voix-off à la fin de Vidéogrammes d’une révolution, alors qu’on se prépare à assister à la mise en scène télévisée du procès des époux Ceausescu.

Pour Ujica, le cinéma a un rapport privilégié avec l’histoire, grâce a la force pérenne du discours narratif. Alors que le roman était le medium du XIXe siècle, le cinéma est celui du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Toutefois, même s’il a un regard postérieur, qui vient après l’expérience, le cinéaste n’a rien a faire avec l’historien, car il cultive une autre forme d’objectivité : «je crois a une objectivité implicite. La narration de l’histoire devient un produit esthétique, qui a toujours une objectivité implicite. L’objectivité est recherchée par la science. Celle de l’historiographie propose une perspective scientifique sur l’histoire, mais je ne me situe pas dans cette approche» (cf. Flaux et Attali). On pourrait discuter la définition de l’histoire de Ujica. Mais l’important n’est sans doute pas la. Pour nous familiariser avec son projet de fonder un nouveau genre de cinéma historique, il suffit de remarquer que, pour lui, l’objectivité implicite passe essentiellement par une narration réaliste et non idéologique. C’est une perspective sur l’histoire par le récit : un récit fondé sur la figure narrative classique d’un homme qui a connu l’ascension, l’acmé et la chute (cf. La note). Ses modèles sont surtout des romanciers comme Balzac, Stendhal, Gogol et Tolstoï. «C’est un regard sur l’histoire comme comédie humaine, au-delà de l’idéologie, qui est la condition primordiale pour tout art qui travaille dans le registre du réalisme» (cf. Flaux et Attali).

VI. Dans cent ans ?

Je sors du film attirée par l’art de Ujica, enrichie par son refus d’une pédagogie simple. Un doute me vient, toutefois : et si, dans cent ans, ce film devenait le seul témoignage disponible sur le régime de Ceausescu ? S’il n’y avait pas d’autres documents ? Le cas échéant, nos successeurs seraient-ils en mesure de comprendre le travail de déconstruction de la propagande accompli par un film dépourvu d’images évidentes de la terreur du régime ? Comme je l’ai déjà dit, Ujica est optimiste. Il est convaincu que les images de propagande sont réversibles, qu’elles s’incriminent toutes seules. Il a aussi une grande confiance dans le public : «dans mes films, il y a un appel assez direct à la participation du spectateur, c’est le même appel qui vient de la prose réaliste moderne. Le travail d’interprétation est laissé au spectateur». De ce point de vue, son film nous lance un défi important : apprendre à penser les images, à imaginer leurs non-dits.

Note: Ujica considère Barry Lindon comme le plus grand film de tous les temps.

Bibliographie

Aubel, Damien, «L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu d’Andrei Ujica Transfuge, mars 2011,n. 48.

Blouin, Patrice, «Ceausescu tordu. Entretien avec Andrei Ujica, Cahiers du cinéma, juin 2010, n. 657.

Flaux, Adele, et Attali, Elvine, «Un regard réaliste sur Ceausescu», Myeurope.info, 21 avril 2011.

Hée, Arnaud, Des images, des régimes, des régimes d’images, Critikat.com., 15 mars 2011.

Lequeret, Elisabeth et Paradou, Pascal, «Andrei Ujica: ‘Nicolae Ceausescu’, la première biographie complète d’un dictateur du XXe siècle», Rfi, 21 mai 2010.

Mandelbaum, Jacques, «Ceausescu n’est pas un monstre tombe du ciel», le monde, 12 avril 2011.

Sorin, Etienne, «Trois heures dans la peau de Ceausescu». Evene.fr, 13 avril 2011.

Vasiliu, Luiza, «En finir avec la nostalgie de l’époque Ceausescu», courrier internationale, 13 avril 2011.