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Le 25 avril dernier, date de la Libération du fascisme en Italie, fut un jour amer. Les pages des journaux ont été dominées par le mouvement populiste 5 stelle de Beppe Grillo, mais également par la parution de deux ouvrages sur le « vilain secret » du partisan Primo Levi, pour reprendre les deux mots incisifs par lequel lui-même, devenu écrivain, qualifie la chose. Drôle de coïncidence. N’est-il pas étrange qu’à quelques semaines d’intervalle seulement, deux livres cumulant plus de 800 pages soient consacrés au même épisode de la vie de l’écrivain de Turin ? Une soi-disant « histoire inédite passée sous silence » (Sessi, 2013 ; Luzzato, 2013).
La fortune électorale de Grillo rappelle celle de ces livres : ils n’ont rien apporté de nouveau à l’histoire de la culture italienne reconstruite au cours de ces dernières années. Ces publications sont liées au travail d’un journaliste controversé, ancien vice-directeur du quotidien La Repubblica, et auteur dans sa jeunesse d’études de qualité sur l’histoire de la Résistance dans la région du Montferrat : c’est de cette région que proviennent les deux victimes de « l’histoire passée sous silence » qui fait le prétexte de la controverse. Ce journaliste est Giampaolo Pansa, devenu célèbre depuis quelques années en Italie pour des essais-romans provocateurs, traitant des vengeances partisanes ayant eu lieu après le 25 avril 1945, stigmatisant en outre la culpabilité de certains partisans dans des exécutions et représailles brutales (Pansa, 2003).
En Italie, depuis longtemps la saison des héros partisans a été remplacée par celle du sang des vaincus. Alors que le consensus électoral envers Silvio Berlusconi, puis envers Beppe Grillo, est dû à l’incurie des pires groupes dirigeants de l’histoire italienne, les tirages de livres sur la violence des maquis, et les non moins violentes controverses qui les accompagnent, sont le résultat de l’aveuglement de l’historiographie italienne. Pendant longtemps, nul en son sein n’a opéré de retour critique sur ces événements. Dans l’historiographie, comme dans la vie politique, l’on doit sans doute tôt ou tard payer les erreurs du passé.
En effet, les historiens de la Résistance ont d’abord ignoré le problème de la violence partisane. Primo Levi est mort en 1987. Quatre ans après sa mort, l’un des historiens les plus réputés de la Résistance, Claudio Pavone, proposait, dans sa synthèse importante de l’histoire du mouvement partisan, une opposition quelque peu simpliste entre la « bonne » violence des partisans et la « mauvaise » violence des fascistes. Pavone a consacré une place non négligeable à l’esthétique de la mort de la jeunesse qui avaient adhéré à la République fasciste de Salò (RSI), à la ritualité macabre de l’exhibition des corps violés et torturés par les fascistes. Il n’est sans doute pas anodin que ces pages ne soient pas dénuées d’un certain charme prosodique. Pavone, cependant, n’a pas abordé l’épineux problème des meurtres attribués à des ennemis alors qu’ils avaient en réalité été commis par les partisans eux-mêmes, pour des raisons de vengeance personnelle, ou bien à la suite de procès sommaires (Pavone, 1991). En temps de guerre, la violence n’est jamais « bonne » ou « mauvaise » puisqu’elle explose de toutes parts du fait même de la guerre. C’est une violence en ce sens exceptionnelle. Elle a pu conduire, dans certains cas, à l’élimination d’innocents au sein même du mouvement partisan.
Alors que Primo Levi était encore en vie, les médias, les revues scientifiques ainsi que les historiens de la Résistance, qui occupaient une place « dominante » dans le monde académique, ont nié l’existence de ce problème. S’opposer à cette chape de silence était très difficile. C’est pour cette raison qu’après la chute du mur de Berlin, en 1989, une nouvelle vague d’ouvrages, à l’image de celui de Pansa, fut inévitablement outrancière.
On passa alors d’un extrême à l’autre, du silence absolu à la rumeur du scandale. De cette manière, on perdit de vue ce qui était en jeu, et l’on donna l’impression aux lecteurs (surtout les moins âgés) que les deux parties du conflit civil, partisans et « repubblichini » (les fascistes de la RSI), portaient une égale responsabilité dans la perpétration de la violence. Par conséquent, la distinction entre ceux qui combattirent pour l’idéal de la liberté et ceux qui s’y opposèrent devint très floue (Cavaglion, 2012).
A la différence de Pansa, Sergio Luzzatto n’est pas journaliste. On peut encore moins parler de lui comme d’un provocateur. Il s’agit d’un historien qui se plaît toutefois à naviguer dans les scandales dans la mesure où il a, en quelque sorte, le flair des sujets chauds (on trouve ici probablement la cause du fait qu’il ait quitté l’étude du XVIIIe siècle et de la Révolution française pour le champ de l’histoire contemporaine). Son dernier livre s’inscrit bien dans cette tendance à une sorte de maîtrise des sujets explosifs par la surface des controverses, maîtrise supposée à l’avantage de l’auteur qui la tente ou en est tenté.
L’historien reconstruit un épisode connu : la condamnation à mort, en décembre 1943, de deux jeunes partisans d’un groupe de la Vallée d’Aoste auquel appartenait Primo Levi. Ces derniers furent soupçonnés de trahison : à tort, car ils n’étaient probablement coupables que d’un cambriolage. De fait, leur culpabilité n’est pas clairement établie. Et, à la lecture, le livre épais de Luzzatto n’apporte à l’évidence aucune information supplémentaire au regard de celles que nous connaissons déjà. En revanche la position de « juge » que l’historien se croit autorisé à adopter, notamment à l’encontre de Primo Levi, mérite réflexion. Rétrospectivement, Levi est-il coupable de son silence ? Peut-être aurait-il pu – et même dû ! – se manifester davantage…
A cet égard, force est de souligner, d’abord, que deux données importantes échappent à Luzzatto : 1) Primo Levi n’aimait pas hausser la voix ; 2) quand il est mort en 1987, l’esprit de l’époque était encore fortement déterminé par la vision « idéologique » des événements de la Résistance.
Plus encore : affirmer que Primo Levi a caché le « vilain secret » est faux. Dans le récit Or du Système périodique (Levi, 1975), il en parle avec son habituelle clarté (ce n’est sûrement pas un hasard que le récit ait été initialement publié en 1973 dans un magazine « non-idéologique », Il mondo). De cette expérience, écrit-il, lui et ses compagnons étaient sortis
« démolis, démoralisés, désireux de voir tout finir et de finir nous-mêmes ».
Personne n’avait encore écrit un tel aveu de culpabilité.
Luzzatto feint d’ignorer que l’une des qualités littéraires majeures de Primo Levi est une capacité à concentrer l’essentiel en quelques lignes. On pourrait dire que sa virtuosité égale celle de l’artisan en miniature. Dans Si c’est un homme (Se questo è un uomo), il traite en dix lignes la mort d’Emilia ou l’histoire de la famille Gattegno. Il lui en faut encore moins pour cerner la transparence affolante de Null Achtzehn. Le style de Primo Levi est caractérisé par la manière avec laquelle est sacrifié le superflu. Dix lignes ont toujours été son unité de mesure idéale, son « sonnet ». Nous pouvons maintenant lire entièrement les quelques lignes dédiées au « vilain secret » dans le récit Or :
« …entre nous, dans l’esprit de chacun, pesait un vilain secret, ce secret même qui nous avait exposé à la capture, éteignant en nous, quelques jours plus tôt, toute volonté de résister, et même de vivre. Nous nous étions trouvés obligés en conscience d’exécuter une condamnation, et nous l’avions fait, mais nous en étions sortis démolis, démoralisés, désireux de voir tout finir et de finir nous-mêmes, mais désireux aussi de nous voir, de nous parler, de nous aider mutuellement à exorciser ce souvenir encore si récent. À présent nous étions finis, et nous le savions ; nous étions dans le piège, chacun dans son piège, il n’y avait pas d’issue sinon par le bas. »
Luzzatto estime que ces lignes sont insuffisantes. Peut-être a-t-il raison. Toutefois, remarquons qu’il ne lit dans ce passage que ce qui l’arrange, puisqu’il ne dit rien, par exemple, de la reconnaissance morale de la culpabilité : « Nous nous étions trouvés obligés en conscience… ». La conscience de Levi n’a connu ni de silences, ni de vacances. Avec ces mots, Primo Levi est allé bien au-delà de ce qui était pour le lecteur de l’époque le seuil de l’audible. En 1973, il touchait le maximum autorisé. Un mot de plus l’aurait condamné à être confondu avec les néo-fascistes et les nostalgiques de la RSI, tel un apologiste du Duce comme l’était Giorgio Pisanò. Ce sont des données effectives dont Luzzatto a conscience, mais qu’il préfère ignorer. Seul quelqu’un de mal intentionné ou bien qui ne se rappelle plus ni ne connaît le contexte italien des années 1970 a de quoi s’étonner. Luzzatto aurait dû souligner que d’autres protagonistes de la Résistance ont commis plus gravement des violences, comme celles de la prairie du Col de Joux (notamment des protagonistes commandants, partisans aux responsabilités plus importantes et s’étant trouvés plus longtemps dans les montagnes que ne le fut Primo Levi). À cet égard, je note ici que le livre de Nuto Revelli sur le soi-disant « bon » allemand, Il disperso di Marburg (Revelli, 1994), a été publié de nombreuses années après Le système périodique. Il suffit de feuilleter les meilleurs mémoires de la Résistance : on ne peut y lire de plus sévères lignes d’aveu que celles de Primo Levi.
Depuis 1991, la recherche historiographique a ouvert de nouveaux fronts. Par exemple, à partir des pages de Primo Levi sur la « zone grise » (Levi, 1986), relues et analysées après la disparition de l’écrivain. Mais Luzzatto ne se soucie pas de ces détails. À cause de la superficialité de sa méthode, son livre nous paraît particulièrement faible. Ainsi, Luzzatto ne mentionne pas que le débat sur la violence partisane a accompli de belles avancées à la suite de la controverse entre Pavone et Vivarelli (Vivarelli, 2008). Par-dessus tout, il ne prend pas en compte ce que l’historiographie a désormais durablement éclairci : on ne peut parler d’« une » violence partisane. L’analyse comparative nous fait aussi bien voir des ressemblances que des divergences entre les situations. Il me semble étrange que Luzzatto, en abordant la question de la violence partisane, néglige ce débat décisif entre Pavone et Vivarelli. Il a joué un rôle historiographique très important pour deux raisons. D’une part, il fut l’occasion d’une controverse entre deux grands historiens contemporanéistes. D’autre part, les deux protagonistes eux-mêmes se sont battus, pendant la guerre, sur des côtés opposés : Pavone était partisan de « Giustizia e Libertà », alors que Vivarelli fut un jeune adhérent de la RSI. Quand Pavone a publié Una guerra civile, Vivarelli a écrit un compte-rendu très important (maintenant dans Vivarelli, 2008). Quelques années plus tard, lorsque Vivarelli a publié sa brève autobiographie, La fine di una stagione. Memoria 1943-1945 (Bologne, Il Mulino, 2000), Pavone a écrit un long compte-rendu dans la revue L’Indice dei libri del mese, janvier 2001 (p. 14-17). C’est ce compte-rendu qui a ouvert une discussion qui a ensuite abouti à la publication de « La lezione di una diatriba » (Il Mulino, janvier-février 2001, p. 143-155, maintenant dans Vivarelli, 2008). S’il avait tenu compte des termes de cette longue « dispute », Luzzatto aurait pu s’épargner des jugements si superficiels comme ceux qu’il a prononcés à propos de l’épisode en question.
En catégorisant, on peut recenser la violence des vengeances internes qui, à cause d’oppositions idéologiques, ont conduit à l’élimination du partisan Facio en Lunigiana, ainsi que l’a montrée un livre très bien documenté (Capogreco, 2007). On constate aussi la violence triviale des conflits personnels. Ces formes de violence ne sont nullement comparables à l’épisode raconté par Primo Levi qui fut déclenché par l’effroi d’une douzaine de jeunes gens, désorganisés et terrifiés, dans les premières semaines d’activité partisane. Ils craignirent alors d’être dénoncés par ceux qui utilisaient la résistance au nazisme pour mener une guerre d’oppression, une guerre de tous contre tous. La peur les poussa à éliminer deux jeunes hommes que Luzzatto croit innocents, sans être capable de le prouver. Luzzatto évite d’aborder la question de leur « faute non légère » (l’expression est de Levi). Ce qui l’intéresse est de mettre Primo Levi sur le banc des accusés, ce saint de la Résistance d’après lui injustement béatifié par une historiographie de pieux enfants de chœur.
On peut également observer l’incapacité de Luzzatto à démontrer ses hypothèses. L’un des signes tangibles de ses limites, dans l’économie d’une histoire qu’il dilate au-delà de toute mesure raisonnable, est l’espace qu’il consacre à des personnes qui ne sont nullement impliquées dans cette affaire. Il est trop facile de dire que le livre ne concerne pas directement Primo Levi, car il s’agit d’une histoire de la Résistance. L’auteur a du penser que si le livre est long, le lecteur croira plus facilement la gravité de la faute de Primo Levi. Dans l’économie d’un livre de trois cents pages, l’enquête sur les causes du double homicide est, en raison du manque de sources, réduite à l’extrême. On peut cependant y trouver des dizaines d’insinuations. Les accusations de Pansa qui est, rappelons-le, journaliste et non pas historien, avaient au moins le mérite d’être mieux étayées.
L’opération de Luzzatto est de la sorte très habile. Il s’appuie sur des digressions et des argumentations inutiles. Il a ainsi rassemblé une masse de documents inédits sur certaines personnes, telles que l’espion Cagni. Ce sont des pages très intéressantes, qui représentent un « livre dans le livre », mais nous égarent quant au soupçon porté à l’encontre de Primo Levi. En réalité, comme Luzzatto a été incapable de recueillir de nouveaux documents sur cet épisode, il développe artificiellement son argumentation au moyen d’une seule arme : l’insinuation.
Dans la liste des protagonistes principaux des événements, située au début de l’ouvrage, Luzzatto cite, on ignore pour quelle raison, de nombreux Juifs totalement étrangers aux faits : Eugenio Gentili Tedeschi, Silvio Ortona, Ada Della Torre et Emanuele Artom. En revanche, l’auteur lui-même n’est pas cité – ou plutôt son Narcisse qui devrait l’être –, alors même qu’il est constamment présent, et dès la première page du livre : dans une scène que l’on dirait tirée d’un roman édifiant du XIXe siècle, on le voit, enfant, absorbé à écouter sa mère lisant des passages des Lettere di condannati a morte della Resistenza (une curieuse contradiction, pour un livre consacré à deux condamnés à mort non de la Résistance mais par la Résistance). Ensuite, on le retrouve quand il découvre, en touriste, la beauté de maisons turinoises, propriétés où demeurent des témoins âgés et toujours très réticents. Ou encore lorsqu’il se promène sur les lieux de la Résistance, accompagné par ses étudiants et des historiens célèbres, tel Richard Cobb, personnage fameux censé justifier des faits moins essentiels : par exemple, la difficulté de commencer la Résistance dans la vallée d’Amay (p. 27). Ceci semble suggérer qu’elle aurait été, ailleurs, entreprise avec facilité.
Luzzatto semble avoir plus particulièrement un compte à régler avec la bourgeoisie juive de Turin. On peut supposer qu’il possède des raisons qui lui sont propres et sur lesquelles nous ne voulons pas enquêter. Plus grave, cependant, est la transformation de son aversion personnelle en interprétation historiographique. Ainsi à l’arrogance conformiste des aristocrates juifs de Turin, habitués à visiter la vallée d’Aoste en touristes fortunés, il oppose l’innocence débridée des jeunes insoumis de Casale Monferrato (dont les deux victimes de la bande de Primo Levi étaient originaires). Luzzatto est incapable de se cacher. À un moment donné, il écrit même qu’il s’agissait peut-être d’un affrontement ethnique entre « les juifs de Turin et les goyim de Casale » (p. 312).
La mort des deux jeunes eut lieu le 9 décembre 1943, quatre jours avant la rafle qui conduisit Primo Levi, Luciana Nissim, et Vanda Maestro à Auschwitz. Luzzatto n’a aucune confiance dans les témoignages recueillis ou déposés longtemps après, mais peut-on exclure la possibilité que les deux jeunes hommes avaient menacé de dénoncer leurs inquisiteurs et rivaux ? Luzzatto ne considère pas cette hypothèse. Pourtant, trois jours plus tard, Cagni, le véritable espion, mit en œuvre ce que les deux jeunes hommes avaient peut-être menacé de faire (générant alors la panique). L’action de Cagni a produit le résultat que l’on connaît : l’arrestation de tous, sans distinction ethnique, parce qu’en quelques heures, la bonne bourgeoisie juive de Turin et les goyim de Casale avaient été défaits. Il suffit de lire Meneghello et Fenoglio pour comprendre que, dans de telles situations, surtout les premières semaines après l’armistice du 8 Septembre, on ne pouvait plus y aller par quatre chemins. Cependant l’obsession de Luzzatto déborde toute décence, en témoigne la reconstruction du procès d’après-guerre. Comme chacun sait, Levi était agnostique ; il travaillait, écrivait, prenait sa voiture et, donc, se rendait aux tribunaux comme aux usines chimiques, sans penser à briser le repos de Shabbat des Juifs observants . Or, définir comme un « shabbat sans repos » (sic) ce qu’aurait été celui de Primo Levi face au jugement qui décida du sort de Cagni, l’homme qui a causé l’arrestation puis la déportation de P. Levi à Auschwitz, cela signifie donner à cet épisode une solennité qui n’a pas un seul instant traversé l’esprit de l’agnostique laïque Primo Levi. Luzzatto utilise pourtant deux fois ce terme de « Shabbat sans repos » (p. 210 et 231). Un tel accent est particulièrement ambigu, notamment dans la seconde occurrence où, de façon encore plus grave, l’évocation du Shabbat juif laisse entendre un autre sentiment que Levi aurait toutefois fortement rejeté : un subtil désir de vengeance ( « dans ce Shabbat sans repos les Juifs sauvés, Primo Levi et Luciana Nissim, souhaitaient peut-être voir Cagni condamné à mort »).
Il est indéniable que Primo Levi a été choqué par le double homicide qui a précédé sa déportation et son œuvre en porte la marque. Dans la seconde partie de son livre, Luzzato se concentre sur l’analyse des textes de l’écrivain Levi et souligne de multiples coïncidences fâcheuses, mais il néglige volontairement tous les détails qui pourraient aller à l’encontre de sa thèse. Prenons l’exemple du poème Épigraphe dans lequel on entend la voix d’un partisan assassiné (comme dans un poème de Spoon River). Luzzatto suggère à juste titre que celui qui parle est un des deux garçons exécutés, sans jamais toutefois se demander pourquoi Levi écrit que le jeune homme avait été condamné à mort « pour une faute non légère » (Levi, 1984).
Il existe cependant un procédé encore plus choquant. Étant donné que Luzzatto n’a pas de preuves suffisantes pour montrer que Levi a participé à l’homicide, il prononce un acte d’accusation en traquant partout les signes de « l’affreux secret ». Il est particulièrement gênant de voir que cette stratégie s’étend au point d’affecter – jusqu’à la « redimensionner » – l’expérience de la déportation à Auschwitz, comme si la mémoire de la Résistance dans la vallée d’Aoste pouvait écraser les obsessions effrayantes du camp d’extermination.
Il y a là un procédé inacceptable.
On peut en voir les traces dans l’analyse de l’expression « pure justice », employée dans l’édition de 1958 de Si c’est un homme, où Primo Levi tente d’expliquer les raisons de son arrestation en Vallée d’Ayas :
« À cette époque on ne m’avait pas encore enseigné la doctrine que je devais plus tard apprendre si rapidement au Lager, et selon laquelle le premier devoir de l’homme est de savoir utiliser les moyens appropriés pour arriver au but qu’il s’est prescrit, et tant pis pour lui s’il se trompe ; en vertu de quoi il me faut bien considérer comme pure justice ce qui arriva ensuite. »
De manière extrêmement superficielle, Luzzatto interprète l’expression « pure justice » comme le signe d’un châtiment faisant suite à l’exécution des deux jeunes hommes, alors qu’il s’agit d’un jugement global sur la brève expérience de la Résistance. Levi intègre l’assassinat des deux garçons dans le cadre d’une réflexion plus étendue sur cette expérience de vie. L’enjeu, ici, n’est pas directement celui de la reconnaissance d’un sentiment de culpabilité.
Dans Si c’est un homme, « utiliser les moyens appropriés pour arriver au but » est un principe aristotélicien cardinal. Au début du chapitre intitulé « Une bonne journée », Levi écrit : la « conviction que la vie a un but est profondément ancrée dans chaque fibre de l’homme, elle tient à la nature humaine. » Dans la vallée d’Ayas, à l’automne 1943, le but poursuivi « par des moyens appropriés » n’était pas de fuir en Suisse, comme Levi a eu la tentation de le faire, mais de résister aux fascistes. À ce moment-là, les « moyens appropriés » que les partisans peinaient à trouver étaient les suivants : l’organisation interne, le contrôle des nouveaux venus, les liens avec les autres groupes, les armes, une direction forte capable de défendre les partisans contre les espions qui étaient en train de s’infiltrer partout, et qui pouvaient même emprunter les traits d’un jeune homme de vingt ans trop téméraire qui, par ses actions, mettait en péril la sécurité de tous. Le procès qui conduisit à l’élimination des deux garçons ne fut qu’en partie lié à l’arrestation de Levi. Dans sa lecture insidieuse, Luzzato l’interprète pourtant comme le signe révélateur d’un châtiment envers ceux qui avaient fait couler du sang innocent.
Il y a plus. Il est exact que Levi utilise l’adjectif « trouble » pour se souvenir de son passé de partisan, mais ceci ne permet pas de « pêcher en eaux troubles ». Luzzatto insinue (p. 304) que dans le dernier chapitre de Si c’est un homme, lorsqu’il est question de l’agonie de Sòmogy, Primo Levi, en proie à son habituelle obsession partisane, voit dans le prisonnier mourant l’agonie du jeune garçon fusillé à Amay. Ici, la coupe est pleine : désacraliser notre relation culturelle et morale avec l’écrivain de Turin est une opération salutaire. L’entreprise n’a rien de récent ni de nouveau. Primo Levi a même eu à subir cet examen de son vivant. Face aux excès de la rédaction de la revue Quaderni piacentini, hostile aux positions politique « modérées » de centre gauche de Primo Levi, l’un des critiques littéraires les plus fidèles de l’écrivain avait prononcé une défense mémorable intitulée « Difesa di un cretino » (Cases, 1967) : le germaniste Cesare Cases, qui fut le premier à avoir écrit un compte-rendu de Si c’est un homme (en 1947), écrivit en 1967 une lettre de protestation à la rédaction de la revue Quaderni piacentini à propos de la critique violente des récits de science-fiction de Primo Levi (Storie naturali, trad. fr. Histoires naturelles) qui avaient été publiée dans le numéro 29 de la revue, cette même année 1967. Cases était un collaborateur proche de la revue et il connaissait très bien les jeunes rédacteurs qui avaient hâtivement accusé l’écrivain turinois de « genre lésé », c’est-à-dire de s’être introduit illicitement dans le genre littéraire de la science-fiction, sans disposer des moyens adéquats pour le faire. Face à la grossièreté de l’accusation, Cases avait voulu expliquer qu’avec ces récits, Levi voulait montrer que le camp de concentration était partout et pas seulement à Auschwitz.
Aujourd’hui, Luzzatto nous appelle à défendre Primo Levi de l’accusation d’avoir été un assassin ; un assassin qui à Auschwitz n’aurait pensé à nulle autre chose que son « vilain secret ».
Les temps ont changé. Luzzatto avait consacré son travail précédent au culte de Padre Pio, le moine vénéré par des générations d’Italiens, dévots d’une forme singulière de religion populaire. Sans aucun respect pour cette « religion des pauvres » et sans avoir les moyens anthropologiques d’Ernesto De Martino, Luzzatto – le « fléau des mœurs » – avait démoli le mythe de la superstition et de l’ignorance. Aujourd’hui, il s’attaque aux dévots de Primo Levi qui l’accusent de lèse-majesté.
Dans la triste Italie de 2013, on peut écouter le double écho de Sergio Luzzatto s’acharnant contre « les stigmates de Primo Levi » (Luzzatto, 2013a) et de Beppe Grillo qui, sur internet et les principales places du pays, hurle à qui veut l’entendre que le 25 avril est mort.
(traduction et relectures : Sabina Loriga, Filippo Benfante et Antonin Coduys)
Bibliographie
CAPOGRECO, Carlo Spartaco, 2007, Il piombo e l’argento. La vera storia del partigiano Facio, Rome, Donzelli.
CASES, Cesare, 1967, « Difesa di un cretino », Quaderni piacentini, VI (1967), no. 30, puis dans C. Cases, Patrie lettere, Turin, Einaudi, 1987, p. 138-143.
CAVAGLION, Alberto, 2012, La Resistenza spiegata a mia figlia, Milan, BEAT (troisième édition augmentée, première éd. Naples, L’ancora del mediterraneo, 2005).
LEVI, Primo, 1958, Se questo è un uomo, Turin, Einaudi, trad. fr. Si c’est un homme, traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger, cité de l’édition Primo Levi, Œuvres, présentée par Catherine Coquio, Paris, Laffont, 2005.
LEVI, Primo, 1975, Oro, dans Il sistema periodico, Turin, Einaudi, trad. fr. Or, dans Le Système périodique, traduit de l’italien par André Mauge, cité de l’édition Primo Levi, Œuvres, présentée par Catherine Coquio, Paris, Laffont, 2005.
LEVI, Primo, 1984, Epigrafe, dans Ad ora incerta, Milan, Garzanti, trad. fr. Épigraphe, dans À une heure incertaine, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, préface de Jorge Semprun, Paris, Gallimard, 1997.
LEVI, Primo, 1986, I sommersi e i salvati, Turin, Einaudi, trad. fr. Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, traduction française par André Maugé, Paris, Gallimard, 1989.
LUZZATTO, Sergio, 2013, Partigia, Milan, Mondadori.
LUZZATTO Sergio, 2013a, « Come rispondo ai devoti di Primo Levi », entretien avec Wlodek Goldkorn, L’Espresso, 2 mai 2013.
PANSA, Giampaolo 2003, Il sangue dei vinti. Quel che accadde in Italia dopo il 25 aprile, Milan, Sperling & Kupfer.
PAVONE, Claudio, 1991, Una guerra civile. Saggio sulla moralità della Resistenza, Turin, Bollati Boringhieri, trad. fr. Une guerre civile : essai historique sur l’éthique de la résistance italienne, trad. de l’italien par Jérôme Grossman, préf. par Bernard Droz, Seuil, Paris 2005.
REVELLI, Nuto, 1994, Il disperso di Marburg, Turin, Einaudi, trad. fr. Le disparu de Marburg, traduit de l’italien par Olivier Favier, Payot & Rivages, Paris 2006.
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VIVARELLI, Roberto, 2008, Fascismo e storia d’Italia, Bologne, Il Mulino.
Liens (dernière consultation : 11 mai 2013)
(compte-rendu de Paolo Mieli, paru dans Il Corriere della Sera, avec la possibilité d’accéder à quelques extraits de la préface de Luzzatto)
http://www.gadlerner.it/2013/04/16/primo-levi-e-lossessione-di-sergio-luzzatto
(compte-rendu de Gad Lerner, paru dans Repubblica)
http://ilmiolibro.kataweb.it/booknews_dettaglio_recensione.asp?id_contenuto=3739469
(entretien de Wlodek Goldkorn avec Sergio Luzzatto, paru dans L’Espresso)
Alberto Cavaglion a déjà publié en ligne deux notes autour du livre de Luzzatto e de cette controverse dans sa rubrique « Ticketless » qu’il rédige sur le site http://moked.it/ (le « portail du hébraïsme italien ») :
http://moked.it/blog/2013/04/24/ticketless-storici-grillini/
http://moked.it/blog/2013/05/08/ticketless-le-alpi-in-camera-da-letto/