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L’opération d’urbanisme de grande ampleur appelée « Porto Maravilha » vise officiellement à « réhabiliter » ou à « revitaliser » (sic) la région du vieux port de Rio de Janeiro, c’est-à-dire les quartiers de Saúde, Gamboa et Santo Cristo[1]. Ceux-ci subissent, depuis 2010, d’importants travaux d’infrastructures ainsi que des transformations sociales et culturelles rapides. Au début de l’année 2011, lors de travaux de drainage et de voirie dans le quartier de Sáude, le site du quai du Valongo fut « découvert ».
Après une rapide campagne de fouilles archéologiques, plusieurs vestiges historiques superposés furent remis à jour. L’aménagement actuel du site (inauguré en juillet 2012), offre aux regards une vue en coupe et permet aux passants et aux visiteurs d’accéder de près à ce qui apparaît comme un remarquable palimpseste urbain.
Sont désormais visibles les vestiges d’un quai de pierre, construit en 1811 et actif jusqu’en 1831, qui fut le plus important débarcadère d’esclaves des Amériques[2]; mais aussi, quelques dizaines de centimètres au-dessus, des vestiges du « quai de l’Impératrice », lieu d’arrivée, en 1843, de Teresa Cristina Maria de Bourbon, la future épouse de l’empereur du Brésil dom Pedro II ; et enfin, plus près du niveau actuel de la chaussée, les restes d’une place inaugurée au début du 20e siècle, lors des grands travaux de terrassements de la région et de la construction de ce qui fut alors le premier grand port moderne de la ville. Le site du quai du Valongo est donc à sec depuis plus d’un siècle tandis que les longs quais du port de commerce et de tourisme, construits entre 1904 et 1911 et toujours en activité, sont situés à environ 300 mètres.[3]
Depuis qu’il a été remis à jour, ce site du Valongo (et en premier chef le quai des esclaves) a fait l’objet d’une rapide « mise en patrimoine ». Ces politiques de patrimonialisation se sont exercées à plusieurs échelles : de l’échelon municipal (Secrétariat municipal du Patrimoine puis Institut Rio Patrimoine de l’Humanité IRPH), national (Institut du Patrimoine Historique et Artistique National IPHAN) jusqu’au niveau international (UNESCO, avec l’inscription au programme de la « Route de l’esclave », et avec la très probable prochaine inscription du site au Patrimoine Mondial de l’Humanité[4]).
Pourtant, l’observation de la situation locale depuis 2011 nous autorise à dire que, pour les donneurs d’ordres municipaux et pour le consortium chargé de promouvoir l’opération Porto Maravilha, cette « mise en patrimoine » initiale a été pensée moins comme un instrument pédagogique ou comme une opportunité de se pencher sur l’histoire locale et la construction sociale de la nation, que comme un outil de marketing urbain et de valorisation touristique de ces quartiers.
En effet, l’opération urbaine mis en œuvre depuis 2009 dans la région de manière dirigiste voire autoritaire (absence de consultation préalable et de concertation avec les résidents locaux ou avec les habitants de l’agglomération), est d’abord au service d’une production capitaliste de l’espace (Harvey, 2001, 2010), elle vise essentiellement à favoriser des intérêts privés. Cette opération consiste, in fine, en la privatisation d’espaces publics (environ 65% des terrains de la région portuaire appartiennent à l’État fédéral, à l’État de Rio ou à la municipalité) et en la mise en place d’un programme de gentrification accélérée[5]. Ainsi, des phénomènes, déjà très engagés, comme la spéculation immobilière et la verticalisation de ces quartiers, ne sont pas seulement le résultat des forces du marché, ils sont appuyés et facilités par certains mécanismes implantés par les pouvoirs publics[6]. Dans ce contexte, la valorisation (ciblée et sélective) du patrimine local, la politique de « mise en tourisme », ainsi que les mesures de soutien à l’industrie culturelle et à l’«économie créative », participent elles-aussi directement de ce mouvement de gentrification accélérée et de privatisation d’espaces publics (Souty 2013, 2016).
Ces politiques publiques urbaines, y compris dans leurs dimensions patrimoniales et culturelles, sont essentiellement implantées, pour ainsi dire de « haut en bas ». Dans la mise en place d’une politique de patrimonialisation des vestiges de l’esclavage dans la région portuaire de Rio, des acteurs culturels et religieux locaux, des militants du mouvement Noir ainsi que des universitaires ont bien été conviés à participer au processus de décision. Mais leur rôle est surtout consultatif, les autorités municipales et le consortium chargé de cette opération immobilière détenant in fine le pouvoir de décision.
Tout cela n’a pas empêché le site du Valongo, en particulier le quai des esclaves, d’être aussi l’objet, depuis 2011, d’appropriations variées, d’usages parfois imprévus, d’activités et de revendications plurielles. En peu de temps, ce lieu est devenu le support de diverses pratiques locales, qu’elles soient rituelles et religieuses, artistiques et performatiques et/ou commémoratives (même si celles-ci sont souvent soutenues voire instrumentalisées par les pouvoirs publics). En quelques années à peine, le site du quai du Valongo a été transformé en un territoire doté de significations nouvelles.
Les photos présentées ici, prises entre 2011 et 2015, montrent certaines étapes de ce processus de « découverte », ou plutôt de « redécouverte » du site (aménagement, patrimonialisation, visitation…) ainsi que divers types d’usages dont il fait désormais l’objet de la part d’acteurs locaux[7].
De quels rapports au passé les vestiges en palimpseste du Valongo sont-ils les témoins ? Que se passe t-il quand les traces soigneusement enfouies du passé sont soudainement rendues visibles ? A quels modes d’appréhension du temps ces quais empilés servent (ou ont-ils servi) de support ? A quels régimes de mémoires correspondent les agencements spatiaux et sociaux dont ce site réaménagé est aujourd’hui l’objet ?… On tentera ici de répondre, même partiellement, à ces questions. A cet effet, on interrogera aussi quelques notions comme celles de « monument », « mémorial », « lieu de mémoire », « chronotope », « mémoire en palimpseste », « paysage de mémoire »…
De l’invisibilité à l’hyper visibilité d’une ruine en palimpseste
Tel qu’il est visible aujourd’hui, le site archéologique du quai du Valongo témoigne du fait qu’il y a eu, à plusieurs reprises dans l’histoire, une volonté politique manifeste d’ensevelir les traces du passé. Le but était de soustraire définitivement aux regards des constructions anciennes, et d’effacer des mémoires les événements auxquels ces constructions avaient été associées. Ainsi, en 1843 les traces du passé colonial et négrier furent dissimulés sous les symboles de la monarchie brésilienne : en recevant fastueusement la princesse des Deux Siciles, la future Impératrice, arrivée d’Europe sur un quai (re)construit pour l’occasion et recouvrant le débarcadère des esclaves (un projet de l’architecte français A. Grandjean de Montigny), le Brésil indépendant (devenu Empire du Brésil depuis 1822) s’empressait d’enfouir les vestiges de l’ancien régime : il montrait ainsi qu’il s’affranchissait de sa nouvelle tutelle ; et il effaçait par là-même un des principaux témoin matériel d’un trafic transatlantique d’esclave désormais supposément interdit[8]. Puis, au tout début du 20e siècle, les travaux de construction d’un grand port industriel, exécutés dans le cadre des réformes urbaines et de modernisation mise en place par la République[9], achevèrent de détruire et d’ensevelir le quai de l’Impératrice, recouvert en 1911 par une nouvelle place/esplanade. Par ce geste, la jeune République (née en 1889) voulut effacer ici les symboles du Brésil impérial et esclavagiste (l’institution de l’esclavage n’ayant été abolie définitivement au Brésil qu’en 1888): le contexte était alors celui de la nouvelle modernité urbaine et de l’ouverture de la ville au commerce international, que symbolise la construction d’un port industriel moderne.
En fait, l’histoire architecturale du quai du Valongo est plus complexe encore que la coupe archéologique présentée aux yeux des visiteurs ne le laisse aujourd’hui supposer. En effet, le palimpseste actuel n’est que la partie visible d’un long processus d’effacement volontaire et de transformation du lieu. Aux ensevelissements successifs il faut ajouter des changements de noms, l’imposition de nouveaux noms. Ainsi, en 1871 la cérémonie d’inauguration des travaux des docks de Don Pedro II[10] a lieu sur le site du quai de l’Impératrice, rebaptisé à cette occasion Praça Municipal. En 1889, le quai de l’Impératrice est lui-même renommé quai de Saúde (Sáude étant le nom du quartier englobant cette partie de la zone portuaire). En 1925, ce qui est donc désormais une place ou une esplanade, reçoit le nom Praça Barão de Tefé (l’Avenue Barão de Tefé longe le quai encore aujourd’hui) et en 1927, le nom Praça do Jornal do Comérçio (pour le centenaire du journal du même nom).
Ironie de l’histoire, le quai en pierre de débarquement des esclaves, le plus ancien vestige du lieu (le quai en bois qui existait à la fin du 18e siècle a quant à lui pourri depuis longtemps) est aujourd’hui l’élément le mieux conservé. En effet, le quai de l’Impératrice, avant même d’être recouvert par d’autres remblais, avait été volontairement endommagé par le prosélytisme républicain lors des grands travaux de la première décennie du 20e siècle (Soares 2013: 9). Les ensevelissements successifs du premier débarcadère (celui des esclaves) l’ont donc finalement, et paradoxalement, protégé des ravages du temps, de la mauvaise conscience des élites dirigeantes, ainsi que des aléas historiques. Le vestige le plus profondément enfoui est désormais le plus visible. Le palimpseste a été en quelque sorte retourné comme un gant. Ce fut aussi une volonté de l’archéologue responsable des fouilles (Tânia Andrade Lima) et des aménageurs du site que de privilégier le quai des esclaves (au détriment du quai de l’Impératrice) et de le mettre en visibilité[11].
D’ailleurs, pour désigner le site, les cariocas[12] qui connaissent le lieu, font aujourd’hui principalement référence au lieu-dit quai du Valongo, beaucoup plus rarement au quai de l’Impératrice, et encore moins souvent à la place du Commerce (même si officiellement, la place s’appelle encore aujourd’hui Praça Jornal do Comércio).
Le quai à sec du Valongo est par ailleurs situé à moins de 300 mètres d’une longue série d’anciens entrepôts de grandes dimensions construits au début du 20e siècle (ces armazéns longent les docks encore en activité du port) sont réaménagés pour abriter lieux d’expositions, scènes de spectacles, restaurants, bars, galeries…), et à 600 mètres environ de la Place Maúa où convergent les centaines de milliers de visiteurs qui débarquent ici des paquebots de croisières. Cette place entièrement redessinée (et ré-inaugurée en septembre 2015) est flanquée de deux nouveaux musées. L’un, le Museu do Amanha, ou « Musée de Demain », construit sur une longue jetée -le Pier Maúa-, à l’architecture futuriste, est destiné à devenir un des principaux symboles de cette opération d’urbanisme ; inauguré en décembre 2015, cette construction à été conçue pour constituer une nouvelle icône internationale et pour offir à la ville une nouvelle image de marque. L’autre, le Museu de Artre do Rio (ou MAR, ouvert depuis 2013) accueille des collections consacrées à la ville de Rio de Janeiro ainsi qu’une « École du Regard ». Un nouvel aquarium géant est aussi en train d’être construit à proximité du site du quai du Valongo. Le quai des esclaves, qui sera bientôt inscrit par l’Unesco sur sa liste du Patrimoine Mondial de l’Humanité, est donc non seulement situé dans une région en pleine restructuration, mais aussi, à plus petit échelle, dans un nouveau noyau urbain (la partie du quartier de Sáude centrée sur la place Maúa) particulièrement valorisé par cette opération urbaine. En effet, s’inspirant notamment du modèle de la restructuration urbaine de Barcelone (et particulièrement de son vieux port), les autorités municipales érigent ce nouveau périmètre en « port culturel » et le destine prioritairement au tourisme, au loisir et à la consommation culturelle[13]. Or, dans cette perspective, le patrimoine historique et architectural local constitue un produit d’appel irremplaçable, il fonctionne comme une vitrine et un faire-valoir. Dans la région portuaire carioca, et en particulier dans ce périmètre plus restreint, des dynamiques de valorisation sélective et de marchandisation du patrimoine local (matériel et immatériel) sont d’ailleurs déjà visibles (Souty 2016, 2013). Cette opération d’urbanisme suit en cela un modèle globalisé, en contexte de capitalisme libéral avancé, dans lequel la ville devient marque et la culture devient marchandise (Harvey 2001, Zukin 1995, Broudehoux 2007).
Remarquons aussi que le quai des esclaves est ici un peu le pendant – ou l’image inversée – du musée do Amanhã, construit lui aussi sur un ancien quai (bien que sa fonction d’accostage soit désactivée, le Pier Maúa demeure quant à lui baigné par les eaux marines). Si le quai à sec des esclaves, sobrement aménagé, renvoie au passé ésclavagiste de la région, le Pier Mauá et son « Musée de Demain », tournés vers le large, déconnectés de l’espace local et faisant appel à des nouvelles technologies, figurent à l’inverse un hypothétique quai du futur, une projection symbolique vers un avenir globalisé et indéterminé[14].
Les vieux quartiers portuaires de Rio de Janeiro, en plus de constituer un centre du trafic négrier, du travail esclave et de résidence des populations noires, furent aussi des quartiers d’immigration (notamment avec l’arrivée dès la fin du 19e siècle, d’une importante main d’œuvre européenne prolétaire), une terre de révoltes populaires et d’insurrections (fin 19e et début 20e siècle), enfin une terre de syndicalisme ouvrier majoritairement noir (Souty 2015). La ville a longtemps tourné le dos à ses quartiers portuaires. Le passé noir de la région fut longtemps refoulé, rendu à peu près invisible dans le bâti et le paysage urbain. Eu égard à la longue amnésie qui caractérise le rapport des autorités de la ville de Rio de Janeiro avec le passé esclavagiste de celle-ci, la décision même, prise par la municipalité à partir du début de l’année 2011, de mettre à jour puis d’aménager et d’œuvrer à la reconnaissance du principal site de débarquement des esclaves du pays n’allait absolument pas de soi. On peut d’ailleurs légitimement se demander si la mise à jour du quai du Valongo, en 2011, a vraiment correspondu à une « découverte archéologique » – comme l’épisode fut alors présenté. La question se pose dans la mesure où l’emplacement du site était connu depuis fort longtemps, il existait d’ailleurs (et il existe toujours) une colonne de granit (appelée parfois obelisco) surmontée d’une sphère armillaire et flanquée d’une plaque commémorative faisant référence au quai de l’Impératrice.
Cette colonne fut érigée par les monarchistes qui voulurent rappeler la présence ici du quai de l’Impératrice au moment où la République en effaçait les vestiges sous une nouvelle place[15]. Il ne s’agit aucunement ici de remettre cause la qualité des recherches archéologiques effectuées, mais il convient néanmoins de rappeler que les autorités savaient donc précisément, c’est-à-dire à quelques mètres près, où se situait le quai de l’Impératrice, et que celui-ci recouvrait le quai des esclaves (par contre les archéologues ignoraient bien sûr l’état de conservation de ce dernier). L’historien C. E. Líbano Soares avait d’ailleurs déjà suggéré, en vain, de réaliser des fouilles exactement en ce lieu dès 2001 (Soares 2013: 7). Dix années plus tard pourtant, en 2011, le contexte avait changé. Il existait une volonté politique de rendre enfin visible ce lieu, et par conséquent les fouilles d’urgence ainsi que l’aménagement ultérieur du site furent rendus possibles. Or, cette volonté politique ne s’explique pas seulement par l’émergence récente d’une « fibre patrimoniale », d’un engouement mémoriel ou par un intérêt nouveau pour l’histoire locale… Il faut plutôt considérer le nouveau contexte politique et sociale d’une société qui, depuis la fin des années 1980 (notamment avec la nouvelle constitution de 1988), commence timidement à reconsidérer son rapport au passé négrier et esclavagiste (reconnaissance de l’histoire des Noirs et de leurs cultures, politique publique de réparation vis-à-vis des descendants des victimes de l’esclavage), et plus largement à reconnaître le caractère multiculturel de la nation et la diversité ethnique de sa population[16]. Il faut rappeler aussi le contexte de l’année 2011 : la médiatisation de l’opération Porto Maravilha confère soudain une très grande visibilité, et cela à un niveau international, à ces quartiers du vieux port de Rio de Janeiro. D’autant plus que la ville s’apprêtait alors à recevoir certains matchs de la Coupe du monde de football (2014) et qu’elle avait été désignée pour accueillir les Jeux olympiques de 2016.
Au Brésil la « mise en patrimoine » et la « mise en mémoire » de l’esclavage est un phénomène assez récent (Araujo 2010, 2014 ; Mattos, Abreu, Guran, 2014). Par ailleurs, et si l’on compare avec la ville de Salvador notamment, où ce phénomène existe depuis plusieurs décennies, l’objectif de développer, à Rio de Janeiro, un tourisme culturel autour de la mémoire publique de l’esclavage est un phénomène relativement nouveau et encore timide.
Depuis la publication, le 29 novembre 2011, d’un décret municipal, le quai du Valongo s’inscrit dans un « Circuit historique et Archéologique de la Célébration de l’Héritage Africain de la zone portuaire »[17].
A travers la mise en valeur sélective de certains vestiges matériels et bâtiments, la Mairie prétend ainsi reconnaître, enfin, les matrices africaines de la ville, et singulièrement de ses vieux quartiers portuaires. Il se trouve que toutes les étapes de ce circuit thématique sont placées à quelques dizaines ou centaines de mètres seulement du quai des esclaves. Et elles dialoguent étroitement avec lui puisque ces sites sont liés eux aussi directement (au moins les trois premiers évoqués ci-après) à la traite et au travail forcé: la place du largo do depósito toute proche (et les jardins suspendus du Valongo qui le surplombe), qui jouxtait au début du 19e siècle un grand nombre de maisons de vente d’esclaves ; la Pedra do Sal, haut lieu du travail esclave, de la samba et du candomblé[18] ; l’Instituto dos Pretos Novos, un centre culturel abritant des vestiges d’une ancienne fosse commune d’esclaves)[19] ; et enfin le Centre culturel José Bonifácio, une ancienne école primaire devenue un centre culturel afro-brésilien. Certaines traces matérielles jugées représentatives d’un certain passé ont donc été dûment signalées, désignées grâce à un parcours fléché susceptible de satisfaire en particulier aux exigences des touristes[20].
Sans conteste, le quai des esclaves est aujourd’hui l’élément le mieux mis en valeur de l’ancien complexe négrier du Valongo[21], ainsi que du circuit historique et archéologique mis en place à partir de 2011 par la municipalité. En effet, le site archéologique a fait l’objet d’aménagements importants, il est visible de loin et facilement accessible, il est entouré d’une esplanade d’assez grande dimension (l’aire du site s’étend sur 1350 m2) ; surtout son poids symbolique est majeur voire incomparable[22].
Le site aménagé, du Valongo (et notamment le quai des esclaves) est désormais l’objet d’une hyper exposition. Depuis 2011, il est devenu l’objet de toutes les attentions archéologiques puis patrimoniales, à l’échelle municipale, fédérale, et même internationale. Il est maintenant valorisé pour son important potentiel touristique et commence notamment à se prêter à un tourisme historique, à un tourisme « de mémoire », et à un tourisme « de diaspora ». À un tourisme de masse également ; on peut d’ailleurs remarquer que, au moins pendant la saison touristique estivale (de décembre à mars) les très grands paquebots touristiques accostés sur le quai de Saúde dominent de leur masse, en arrière plan, la perspective ouverte par l’esplanade du quai du Valongo .
Présence en arrière-plan des paquebots touristiques (février et décembre 2015)
Par ailleurs, ce n’est pas un hasard si le stand de présentation et de promotion de l’opération d’urbanisme a été placé à l’extrémité nord de l’esplanade du Valongo (sur l’Avenue Barão de Tefé, avant le croisement avec l’Avenue Venezuela), à quelques foulées à peine du site archéologique. A l’intérieur de ce bâtiment baptisé Meu Porto Maravilha, une exposition faisant appel aux nouvelles technologies numériques et aux écrans interactifs vante à grand frais les mérites de ce programme de transformations urbaines, y compris dans ses dimensions patrimoniales et culturelles. Ce stand est aussi le point de départ de visites guidées de la région, organisées par les promoteurs du Porto Maravilha, visites qui suivent notamment le « Circuit historique et Archéologique de la Célébration de l’Héritage Africain… » et qui s’attardent sur le quai du Valongo. Ainsi, ce site archéologique, transformé en zone de regard obligé, est devenu un faire-valoir de l’opération Porto Maravilha, une sorte de « caution culturelle », une preuve affichée du soin prétendument apporté par cette opération urbaine à la préservation du patrimoine et de la culture locale.
Le symbole longtemps dissimulé de la honte est donc devenu un objet patrimonial, un lieu de visitation touristique, et même un enjeu de communication pour les promoteurs de l’opération Porto Maravilha.
Le quai du Valongo est ainsi passé, littéralement et presque sans transition, de l’ensevelissement répété à l’exposition en pleine lumière, mais aussi de l’oubli volontaire à la reconnaissance internationale (sinon à célébration du passé), de l’amnésie à l’anamnèse (un rétablissement de la mémoire, une évocation volontaire).
Modes d’appréhension du temps, régimes de mémoire
L’espace et le bâti sont un support privilégié d’inscription des mémoires de certains groupes sociaux, et à ce titre produits et producteurs d’identités collectives. Ils peuvent être reconfigurés pour y inscrire, selon certaines modalités, une mémoire collective, et donc pour y redéfinir une identité de groupe. La mémoire collective a besoin de s’inscrire dans une dimension matérielle, elle est d’ailleurs souvent (ré)inscrite a posteriori dans un espace sélectionné, lui-même reconfiguré et « reconstruit »[23].
Voyons rapidement à quels régimes de mémoire pourraient correspondre les agencements spatiaux et sociaux mis en place actuellement sur le site du Valongo. A quels types d’inscriptions mémorielles la matérialité même du quai peut-elle désormais servir de support ?
Le terme monument (du latin monumentum, dérivé du verbe monere « se remémorer ») désigne un ouvrage d’architecture et de sculpture fait pour transmettre à la postérité la mémoire d’une personne illustre ou d’un événement important. Historiquement, le débarcadère des esclaves du Valongo n’a jamais été construit pour être un « monument », mais dans un but strictement pratique et fonctionnel : permettre aux navires négriers de décharger leur cargaison en toute discrétion, à l’écart du centre de la ville coloniale, et donc à l’abri des regards de la haute société[24]. Par contre, ce quai de l’Impératrice, construit par-dessus le quai des esclaves, avait indéniablement une fonction monumentale : il fut destiné à marquer avec faste l’arrivée au Brésil de l’épouse de l’Empereur, et donc à fédérer symboliquement l’Empire : le lieu d’apparat et de représentation devenant aussi un lieu mémorable. La colonne de granit érigée au début du 20e siècle pour célébrer cet épisode constitue d’ailleurs un « monument » au sens plein du terme. Il s’agit même peut-être de la première « place monumentale » de Rio (Gerson 2013: 175). Les aménagements récents du site ont d’ailleurs pris soin de préserver cette colonne.
Mais peut-on considérer que depuis sa « redécouverte » en 2011 et son réaménagement consécutif, le quai du Valongo est devenu un « monument » ? En tous cas, en 2011-2012, le site n’a pas vraiment été conçu et réaménagé dans le but d’être un monument ou un mémorial : en effet des représentants officiels du « Mouvement Noir » (Movimento Negro), et notamment des membres du Conseil Municipal de Défense des Droits des Noirs[25], prudents (refusant d’être manipulés mais néanmoins désireux à terme d’aménager ici un memorial), n’ont pas voulu que la municipalité leur livre un mémorial clef en main construit dans la précipitation, sans consultation de la base, et qui n’aurait donc pas répondu à leurs attentes. Leur préoccupation était de dégager le temps nécessaire pour définir un projet qui rende possible des formes locales d’appropriations, et qui permette ainsi de laisser le site ouvert à la pluralité des interprétations du passé[26]. L’aménagement négocié du site a donc constitué en ce qu’on pourrait appeler une « mise en espace » sobre et dépouillée, permettant d’accéder aux abords du quai (large esplanade, gradins, rampes d’accès, barrières protégeant partiellement le site archéologique). Le dispositif mémoriel est donc réduit pour l’instant au minimum : quelques panneaux présentant brièvement l’histoire du lieu ainsi que les étapes du « Circuit historique et archéologique de célébration l’héritage africain ». Aucune construction n’a été érigée sur le site. Par contre, dans la perspective d’un prochain classement du site au Patrimoine de l’humanité, un projet de mémorial (memorial ou portal), dans un bâtiment historique situé à proximité immédiate du quai, est à l’étude : ainsi le grand hangar des docks de Pedro II, aujourd’hui occupé par le centre culturel Ação e Cidadania devrait accueillir dans un future proche un musée, un centre de mémoire avec archives, objets et documents pédagogiques.
Il y a « lieu de mémoire » (au sens de Pierre Nora) quand l’intimité d’une mémoire individualisée et vécue disparaît au profit d’une histoire reconstituée, inscrite dans un lieu collectif. Ainsi, les mémoires vécues particulières s’opposeraient à une histoire célébrée, l’incorporation s’opposerait à l’inscription (Nora 1984). Or, dans ces quartiers du vieux port de Rio, ancien centre du commerce négrier et du travail esclave, et qui sont aujourd’hui peuplés d’une importante population afro-descendante (noire ou métisse), la mémoire du travail servile n’est pas si éloignée, ni a fortiori l’expérience de l’exclusion sociale qui, a bien des égards, demeure une réalité vécue au quotidien. Il faut préciser ici que ces espaces portuaires sont peuplés dans leur très grande majorité de populations de condition sociale modeste ou très modeste. Or, ces populations sont soumises une nouvelle fois, avec l’opération Porto Maravilha, à un cycle de ségrégation spatiale et d’exclusion sociale : tandis que la spéculation et la gentrification, voulues et organisées par les pouvoirs publics, aboutissent, à court ou moyen terme, au départ d’une partie des habitants les plus pauvres (locataires, favelados, squatteurs), sont mises également en œuvre des politiques publiques de contrôle des populations marginalisées (politique Choque de Ordem implantée dès 2009 par la municipalité et visant les marchands ambulants, travailleurs précaires et habitants des rues) mais aussi d’expulsions forcées et de destruction de certaines habitations populaires et/ou informelles[27]. Dans ce contexte, on comprend que le quai du Valongo, avant même d’être un outil possible de récupération et de reconnaissance d’un passé douloureux, fasse écho à des préoccupations sociales et à des revendications politiques et identitaires tout à fait contemporaines (droit au logement, « droit à la ville», accès égal à la citoyenneté, question des réparations…). Le quai sert ainsi, parfois, de caisse de résonance à l’expression de certaines revendications, même si celles-ci sont encore relativement timides. Ces revendications in situ ont lieu à certaines occasions comme lors de la Journée de la Conscience Noire (ou jour de Zumbi, le 20 novembre), le Jour de la Samba (le 2 décembre), le jour de l’abolition de l’eslavage (le 13 mai), lors de débats et de rencontres de militants ; lors d’hommages rendus à des personnages afro-brésiliens illustres (par exemple, avec l’hommage rendu au militant de la cause afro et artiste Abdias de Nascimento[28] ; ou lors de visite du site par des personnalités politiques et/ou religieuses[29] etc.
Par ailleurs, des rituels religieux, ainsi que des performances artistiques, festives ou folkloriques – presque toujours liées à l’univers de culture afro-brésiliennes et à ses pratiques –, prennent place sur l’esplanade, ainsi que sur la plateforme et les gradins qui bordent le quai des esclaves. Ainsi, chaque année depuis 2012 et au moins une fois l’an, des lavages rituels du quai des esclaves et des dépôts d’offrandes sont effectués par les baianas (les « bahianaises » en costume traditionnel) et par les membres de l’Afoxé Filhos de Gandhi, tous membres du candomblé[30]. Ce lavage rituel, qui a pour but de rendre hommage aux ancêtres-esclaves et de célébrer les divinités orixás, s’accompagne aussi généralement, dans un deuxième temps, de prises de paroles de plusieurs acteurs (discours, hommages, témoignages, revendications).
L’esplanade du Valongo accueille aussi fréquemment des sessions de batuque (avec parfois les tambours rituels du candomblé, des rodas de capoeira ou de samba, des présentations de jongo, des défilés de congada , des groupes de danseurs afro-brésiliens, des cortèges carnavalesques, etc.
Toutes ces manifestations, qui s’adaptent à la nouvelle configuration du site, sont à la fois des arts performatifs, des réalisations culturelles et/ou religieuses, et l’expression de patrimoines immatériels. Par ailleurs le quai du Valongo a aussi servi ces cinq dernières années de support physique à des pièces de théâtre ou des performances d’art contemporain.
Les pratiques rituelles des baianas sur le quai du Valongo[31], de même que l’utilisation et l’appropriation du site par différents acteurs afro-descendants attestent, ou en tous cas mettent en scène, l’existence d’un régime local de la mémoire. D’une part ce débarcadère paraît être le support de mémoires « vives » (liées à des savoirs faire corporels et à des traditions culturelles) susceptibles d’être réactivées en ce lieu ; d’autre part il est le témoin d’une longue histoire d’exclusion qui se répète au présent. Dans cette double perspective, le quai du Valongo ne peut donc pas être considéré, à mon avis, comme un « lieu de mémoire » au sens de Nora (1984) à partir duquel se reconstruirait une histoire désormais distante et reconstituée, c’est-à-dire supposément dédramatisée, apaisée, et finalement consensuelle (même si tel est le souhait des autorités publiques, des promoteurs du Porto Maravilha, et aussi des diverses instances patrimoniales…). En effet, les mémoires susceptibles de « s’accrocher » à ce site et de s’alimenter à sa puissante symbolique sociale et historique ne sont ni si distantes, ni « désincarnées ».
Les consensus de façade (sur la manière de raconter l’histoire et de faire face au passé, sur la gestion du site au présent), nécessaires à l’élaboration des dossiers pour les reconnaissances patrimoniales (en vue des classements et labellisations – avec au premier chef l’inscription au Patrimoine Mondial de l’Unesco[32]), ne suffiront sans doute pas à dissimuler des interprétations plurielles et conflictuelles du passé ou à donner l’impression qu’il s’agirait d’une histoire révolue, désormais à la fois distante et acceptée. Il se trouve que les séquelles du passé font ici largement écho aux injustices du présent. Or, si les enjeux sociaux que la « redécouverte » d’une histoire enfouie soulèvent au présent sont pointés du doigt par les militants afro et activistes noirs, par certains acteurs culturels et chercheurs qui collaborent aux processus de « patrimonialisation », ces enjeux ne sont pas pour autant pris en compte par les autorités publiques[33].
Pour qu’il y ait « lieu de mémoire », il faut aussi qu’il y ait « volonté de mémoire » (Nora 1984: xxv). Or la priorité des aménageurs du quai du Valongo (et plus largement des maîtres d’œuvre du Porto Maravilha) n’est pas d’instaurer une politique publique de « devoir de mémoire » tant celle-ci est susceptible de susciter ou d’alimenter une réflexion critique sur l’inégal accès à la citoyenneté et l’injustice sociale dans le Brésil d’aujourd’hui. Une telle réflexion interrogerait aussi le bien fondé, les modalités et les objectifs de cette gigantesque opération d’urbanisme.
C’est la mise en récit qui permet de projeter dans l’avenir le passé remémoré (Ricoeur 1998). Ici, l’espace a été partiellement construit (ou reconstruit, plus exactement aménagé) par une rapide politique publique de mise en patrimoine et de mise en tourisme, mais le temps n’est pas pour autant raconté dans toute son épaisseur, sa densité, sa complexité. De mon point de vue, le quai du Valongo n’a pas fait – ou pas encore fait – l’objet d’une mise en récit, d’une mise en intrigue fédératrice, d’une réappropriation collective génératrice de sens. Plus exactement, à la mise en configuration spatiale et architecturale du lieu ne correspond pas (ou pas encore) une mise en configuration narrative du temps auquel il se réfère. Le quai du Valongo, à ce stade (nous sommes fin 2015), n’apparaît pas comme dans toute la densité possible d’un espace-temps, ou pour reprendre la notion de Mikhaïl Bakhtine, d’un chronotope, c’est-à-dire une configuration qui fait se rencontrer de manière indissociable un espace et une temporalité[34]. En dépit des politiques officielles de mise en patrimoine du site ainsi que des récentes tentatives plurielles de réappropriations locales du lieu, il semble qu’un cadre spatio-temporel n’était pas arrêté.
Le nouveau site du Valongo a permis, littéralement, une « mise à jour » de plusieurs couches de vestiges historiques bien distincts, séparés. Le palimpseste architectural ou archéologique s’est constitué par ensevelissements successifs (une nouvelle couche effaçant la précédente), par réécritures successives sur la surface urbaine. Un accès –visuel, physique, tactile– au quai du Valongo est désormais possible, et donc le contact visuel et charnel avec différents vestiges du passé est désormais facilité : on peut regarder de près ces strates archéologiques, voire éventuellement les toucher et marcher dessus. Mais cela ne signifie par pour autant la possibilité d’une récupération mécanique de blocs successifs de mémoires enfouies. A l’empilement des strates ne correspond pas un enfouissement cloisonné des mémoires dans un ordre chronologique. De fait, les mémoires ne s’empilent pas comme des couches archéologiques, ni ne se déplient en accordéon. Le palimpseste bien ordonné de la coupe archéologique ne signifie pas que le passé va refaire surface de manière calibrée, progressive et stratifiée. Il existe au contraire une certaine porosité entre les temporalités. Les régimes de mémoire s’enchevêtrent et s’entrelacent. En ce sens, et dans ce cas particulier du quai du Valongo, la notion de memoryscape est donc sans doute plus adaptée que celle de « mémoire en palimpseste ». Le « paysage de la mémoire » ou memoryscape se construit plutôt par accumulation, par ajouts non exclusifs de formes, par branchements sélectifs. Si des résurgences ont lieu, c’est plutôt de manière dispersée, chaotique, imprévue… On peut voir ces vestiges archéologiques comme des supports possibles à la réactivation sélective et désordonnée de bribes du passé. Il y a ainsi récupération, juxtaposition, mise en valeur différenciées de fragments de mémoires. Un paysage de mémoire est un processus dynamique, mobile, permettant de reconnecter différents éléments pour donner sens au passé, mais aussi, et surtout, au présent et au futur (Basu 2007: 254). Il consiste en un panorama de pratiques mémorielles qui se croisent et interagissent à des échelles différentes[35].
En quelques années à peine, le quai des esclaves est devenu un outil privilégié de récupération d’un certain passé. Il est désormais un support mémoriel investi de nouvelles significations, mis au service d’objectifs divers. Des « mondes mnémoniques » (Basu 2007: 233) surgissent à partir de ce lieu aimant. Sur le site du Valongo, plusieurs usages du passé commencent à cohabiter, plusieurs types de « mémoires» sont activées ou réactivées à partir de ce lieu. En schématisant, on pourrait distinguer au moins trois types de rapport au passé, ou d’activité mémorielle:
1) Les autorités politiques, qui veulent éviter « conflits de mémoires » et interprétations discordantes du passé, cherchent plutôt à transmettre une interprétation consensuelle et apaisée –voire aseptisée et dépolitisée – de l’histoire locale de la traite et de l’esclavage. Ce consensus de façade est aussi indispensable aux entreprises de reconnaissance et de labellisation patrimoniales. Plus largement ce consensus est une condition nécessaire à la « mise en tourisme » du lieu. On ne peut pas vraiment parler ici de la mise en exergue d’une « mémoire officielle », on assiste plutôt à une reconnaissance publique tardive de faits historiques longtemps tus et qui sont associés à cette « découverte » archéologique. Or, cette reconnaissance institutionnelle, tardive sinon timide, ne débouche pas (ou pas encore) sur une véritable commémoration mémorielle, ni sur la mise en place d’une politique publique de la mémoire ; par contre cette mémoire a minima et « consensuelle » est entretenue et mise en scène par les pouvoirs publics municipaux et les instances patrimoniales comme ressource du développement touristique, comme instrument de gestion locale.
De leur côté, certains acteurs semblent (ou souhaitent) établir une relation beaucoup plus directe, « vécue », « charnelle » avec le passé : les mémoires dont ils se disent les porteurs – voire les gardiens – ne seraient pas déconnectées d’un passé qui encore « vivrait » en eux.
2) Soit que ces mémoires soient présentées ou ressenties comme, vivantes, incorporées (embodied), communautaires, et donc capables d’être réactivées collectivement in situ (sur le quai même) notamment à travers le rituel religieux (en particulier les lavages rituels, offrandes et hommages religieux réalisés par les membres du candomblé ou autres religions « afro-brésiliennes »), mais aussi à travers la performance artistique, folklorique et festive « afro-brésilienne » (batuque, capoeira, carnaval, jongo, congada, samba…). La présence du quai représente alors pour certains groupes une opportunité d’affirmation, un support d’expression et de visibilité. Mais les nombreuses activités que ces groupes développent en ce lieu renforcent aussi la visibilité et l’attractivité du quai des esclaves. Ces activités participent elles aussi, in fine, aux reconnaissances officielles et à la célébration du « patrimoine » associé à ce quai. Notons d’ailleurs, et ce n’est pas un hasard, que la plupart de ces initiatives apparemment locales, populaires et « spontanées », reçoivent un appui, direct ou indirecte, des autorités publiques (Municipalité) du consortium Porto Novo chargé de l’opération Porto Maravilha ou encore du Museu do MAR. Or, ces groupes qui « animent » le quai des esclaves, sont les acteurs locaux de ce qui est aujourd’hui désigné (par les instances patrimoniales) comme du « patrimoine immatériel » (qu’il soit rituel, festif, folklorique). On voit bien ici que patrimoine matériel et patrimoine immatériel sont largement indissociables, qu’ils renforcent leur visibilité réciproque ; et que la notion (bureaucratique et internationale) d’intangible accompagne en fait le tangible (Ciarcia 2010: 183).
3) Soit qu’il s’agisse de mémoires souffrantes, perturbées et inquiètes, porteuses d’une demande de reconnaissance et surtout d’une demande de justice sociale. Ainsi, pour ceux notamment qui se présentent comme descendants d’esclaves ou pour le moins héritiers d’un passé traumatique de ségrégation raciale et sociale, le quai du Valongo représente une caisse de résonance possible pour l’affirmation de revendications collectives : non pas seulement la revendication d’une politique publique mémorielle (qui aboutirait à la reconnaissance des souffrances subies) mais surtout une demande de réparation historique, de justice sociale au présent et d’accès à de nouveaux droits[36]. Les porteurs de cette mémoire empruntent facilement les canaux de la militance sociale et de l’engagement politique (Mouvement Noir). Pour eux, le quai du Valongo, plus encore qu’un espace commémoratif, représente un espace de revendication sociale et politique doté d’une légitimité et d’une représentativité importantes. Dans la région portuaire de Rio, les revendications de ces militants sont pourtant encore assez difficilement audibles.
Remarquons pour finir que la distinction faite entre ces deux derniers types de mémoires (« mémoires vivantes » des faiseurs de rituels et d’activités performatiques d’une part ; « mémoires souffrantes » porteuses d’une demande de reconnaissance et des revendications sociales d’autre part) peut paraître quelque peu arbitraire (mais c’est le cas pour toute typologie) dans la mesure où les individus ou les groupes actifs sur le quai du Valongo sont souvent porteurs en même temps de ces deux types de mémoire[37].
Ces trois types d’activités mémorielles brièvement recensés ici, ont donc en commun de prendre en compte les impératifs et les aspirations du présent et du futur ; elles ont par contre des visibilités publiques très inégales.
Rio de Janeiro, décembre 2015.
Toutes les photographies sont de Jérome Souty.
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[1] Il s’agit d’une opération mixte (publique-privée). La Compagnie de Développement Urbain de la Région du Port -CDURP- fait l’interface entre la municipalité et les maîtres d’œuvres des travaux, le Consortium Porto Novo. Voir le site http://www.portomaravilha.com.br/
[2] En fait, avant la construction du quai en dur en 1811, existait un débarcadère/ponton en bois. Sur ce site, entre 1779 et 1831, et selon les estimations (Voir notamment Karasch 2000 : 512, nota 2 ; Soares 2013: 10-27), débarquèrent entre 600 000 et plus de 1 million de captifs africains. En effet, à partir de 1779, le débarquement et le commerce des esclaves fut transféré, sur ordre du Marquis de Lavradio, du centre de la ville coloniale vers cette région située alors en dehors des limites de la ville. Le passage dit du Valongo (aujourd’hui Rue Camerino) reliait le centre de ville coloniale à cette zone littorale et alors escarpée, séparée du centre par une barrière de collines ou mornes (São Bento, Conceição, Livramento), et qui resta longtemps une aire de relégation. Des grands travaux de terrassement, en particulier au début du 20e siècle, agrandirent considérablement la superficie de ces quartiers portuaires de Saúde et Gamboa.
[3] Par ailleurs, un port industriel beaucoup plus moderne, mieux apte à recevoir les porte-conteneurs, a été construit au nord de l’agglomération, dans le quartier de Caju.
[4] Le site archéologique du Valongo est inscrit depuis novembre 2013 dans le circuit « La Route de l’esclave ». Le dossier final de candidature au Patrimoine Mondial de l’Humanité a été déposé le 21 septembre 2015. Sur les modalités de mise en patrimoine du quai du Valongo, voir notamment Vassalo & Cicalo (2015).
[5] Sur les politiques publiques de gentrification voir notamment Smith (2003).
[6] Notamment à travers le mécanisme de la vente des CEPACs (Certificados de Potencial Adicional de Construção).
[7] NB : dans un prochain article plus détaillé nous analyserons les différents usages, notamment religieux, auxquels le quai se prête depuis 2011.
[8] Si le trafic maritime d’esclaves a commencé à être interdit en 1831, il n’a été officiellement aboli qu’en 1851.
[9] La construction du port industriel est souvent attribuée au préfet F. Pereira Passos (1902-1906), parfois surnommé « le Hausmann des Tropiques », mais elle est due en réalité à une initiative du Président Rodrigo Alves (1902-1906). Les travaux, menés par les ingénieurs Paulo de Frontin et Francisco Bicalho durèrent de 1904 à 1911 (Figueiredo, Santos & Lenzi 2005 : 111-199).
[10] Les travaux (un quai de 160 mètres, du beco da Pedra do Sal jusqu’à la Praça Municipal) seront conclus en 1875. Il s’agit des premiers docks modernes du pays construits par l’ingénieur et abolitionniste André Rebouças, lui-même petit-fils d’esclave (Figueiredo, Santos & Lenzi 2005 : 153). Les grands hangars (armazéns) des docks Don Pedro II, toujours debout, sont situés à quelques dizaines de mètres à peine du site du quai du Valongo.
[11] Relatório Final Grupo de Trabalho Curatorial do Circuito Histórico e Arqueológico de Celebração da Herança Africana (2012).
[12] Le terme cariocas désigne les habitants de la ville de Rio de Janeiro.
[13] Le point de vue des autorités municipales, inspiré d’expériences internationales, est par exemple exprimé in Andreatta (2010).
[14] Le Museu do Amanhã se présente comme une « musée des sciences ». Son (futur) contenu semble néanmoins rester encore assez vague ; ses organisateurs et commissaires communiquent notamment sur les thématiques de la prospective (avenir de la planète, enjeux futurs, destinée humaine) du « développement durable », ou sur des notions liées à la philosophie des sciences.
[15] Cette colonne a probablement été érigée en 1911.
[16] Évoquons notamment la loi 10.693 de 2003 sur l’enseignement obligatoire de l’histoire et de la culture africaine et afro-brésilienne, les politiques de « discrimination positive » ou ação afirmativa (notamment les quotas dans l’enseignement et l’administration), la promulgation en 2010 de l’Estatuto da Igualdade Racial.
[17] Un groupe de travail (Grupo de Trabalho Curatorial do Circuito Histórico e Arquéológico de Celebração da Herança Africana) chargé de l’élaboration du contenu du circuit et de sa divulgation fut alors aussi crée, composé par de représentants des autorités municipales ou gouvernementales, de membres du Mouvement Noir, d’agents culturels locaux, de mères-de-saint du candomblé, de chercheurs universitaires.
[18] La Pedra do Sal, incluse dans ce circuit, est classée au patrimoine depuis les années 1980, mais par un organe de l’Etat de Rio, l’INEPAC. La revendication officielle du statut de territoire quilombola, plaidée par plusieurs familles vivant autour de ce site, débuta en 2005. Sur le quilombo de la Pedra do Sal voir notamment Mattos et Abreu (2010), Cáceres (2012). Sur l’imaginaire contemporain du quilombo dans les anciens quartiers portuaires de Rio de Janeiro, voir Souty (2015).
[19] A partir de 1996, des fouilles dans les fondations d’une demeure privée ont permis de mettre à jour des vestiges de la fosse commune où les cadavres d’esclaves récemment débarqués été jetés.
[20] Le caractère statique et didactique de la « récolte patrimoniale » s’oppose, comme l’exprime Jean-Christophe Bailly, à la flânerie, au « phrasé urbain », à la « grammaire générative des jambes ». La mise en patrimoine « dépose des morceaux de ville sur des socles proposés à la consommation » (J.-C. Bailly, 2013): 17, 78 et 192.
[21] Le complexe du Valongo (Soares, 2013) incluait, outre le quai de débarquement d’esclave, les maisons de vente d’esclaves (passage du Valongo), un espace de mise en quarantaine et hôpital de fortune (ou lazareto, situé dans le quartier de Gamboa et aujourd’hui disparu), et la fosse commune destinée aux esclaves (à l’endroit où se trouve aujourd’hui l’Instituto dos Pretos Novos).
[22] L’Instituto José Bonifacio, de même que le largo do depósito et les jardins du Valongo ont bien fait l’objet d’une restauration architecturale ou d’un aménagement important, mais leur poids symbolique n’est pas comparable à celui du quai du Valongo. Le centre culturel Instituto dos Pretos Novos, situé dans un bâtiment privé de petite dimension, présente au visiteur un matériel d’exposition modeste, quelques vestiges de l’ancien cimetière d’esclaves. Quant à la Pedra do Sal, dont l’histoire se rattache non seulement à l’esclavage mais aussi à la naissance de la samba, au candomblé et au travail des dockers, elle représente un espace symbolique historique et social majeur. Située entre plusieurs bâtiments, sur une petite place encastrée au pied de la colline du morro da Conceição, elle est par contre moins en visibilité dans l’espace urbain que le quai du Valongo.
[23] Le sociologue Maurice Halbwachs (1972[1941]), à partir de son étude sur la topographie légendaire des évangiles en Terre sainte, a notamment montré que la mémoire religieuse est une reconstruction du passé qui adapte l’image des faits anciens aux croyances et besoins spirituels du moment. Voir aussi Halbwachs (1994)[1925], (1972)[1968].
[24] Jusqu’à la fin du 18e siècle, les esclaves étaient débarqués sur la Praça Quinze ou vers le bâtiment de l’Alfândega, et les esclaves étaient vendus Rua Direita (actuelle Rua Primeiro de Março).
[25] Ou COMDEDINE (Conselho Municipal de Defesa dos Direitos do Negro). Des organisations gouvernementales se firent aussi entendre leur point de vue sur l’aménagement du quai et la création du circuit, comme la SUPIR (Superintendência de Promoção da Igualdade Racial), la CEPPIR (Coordenadoria Especial de Políticas Pró-Igualdade Racial), le CEDINE (Conselho Estadual de Defesa dos Direitos do Negro), la Fundação Palmares.
[26] Relatório Final Grupo de Trabalho Curatorial do Circuito Histórico e Arqueológico de Celebração da Herança Africana (2012): 27.
[27] Dans la favela de Providência notamment, des habitations situées en zone de travaux ou supposément en zone de risque ont été détruites ; dans la partie basse de la région portuaire (Sáude et Gamboa) plusieurs squats (ou ocupações urbanas) ont été évacués (Souty 2015 ; dossier Megaeventos e Violações dos Direitos Humanos no Rio de Janeiro 2014).
[28] En mars 2014, deux journées d’hommage à A. de Nascimento furent réalisées dans le grand hangar à côté du quai du Valongo, et sur le quai lui-même.
[29] Par exemple la ministre brésilienne déléguée à l’égalité raciale, en mai 2011, ou le roi nigerian d’Ifon, en novembre 2014, etc.
[30] Ce lavage rituel et symbolique du quai du Valongo a lieu depuis 2012, lors du premier dimanche de juillet.
[31] Des pratiques similaires de lavage rituel et d’hommage aux orixás, aux ancêtres, aux esclaves ont aussi lieu, et depuis beaucoup plus longtemps, sur le site proche de Pedra do Sal.
[32] Vassalo & Cicalo (2015: 24) parlent de la construction d’une « unanimité négociée », nécessaire à la patrimonialisation du quai du Valongo.
[33] Supervisé par l’IPHAN, l’actuelle candidature au Patrimoine mondial de l’Unesco a fait appel à un Conseil consultatif élargi à 37 membres.
[34] La notion de « chronotope » (Bakhtine 1978) est issue de la théorie littéraire et de la philologie. Elle cherche à saisir la « corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature […] Ce qui compte pour nous c’est qu’il exprime l’indissolubilité de l’espace et du temps » (Bakhtine, 1978: 237).
[35] Sur la relation entre les notions d’espace, de paysage, de taskscape et de temporalité, voir Ingold (1993).
[36] Dans un genre différent, le Quilombo de la Pedra do Sal, tout proche du quai du Valongo, représente une autre de ces « plateformes » locale de revendications. En plus du puissant symbole que constitue la Pedra do Sal elle-même (associée notamment au travail esclave et à la culture portuaire, à la naissance de la samba, à la pratique du candomblé), la catégorie juridique de remanescentes de quilombo a été ici actionnée par plusieurs familles afro-descendantes résidentes dans ce micro-quartier et demandant collectivement la reconnaissance de leur condition de quilombolas.
[37] Cette distinction recoupe aussi, au moins partiellement, la distinction qui a pu être faite entre « mémoire collective » au sens de Halbwachs (1968,1994) – quand des groupes intermédiaires produisent et transmettent des souvenirs communs – et la « mémoire publique » au sens de J. Michel (2015) – quand des groupes problématisent publiquement un trouble mémoriel ou identitaire et exposent un souvenir-avec qui se construit avec les matériaux du présent.
Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 16 décembre 2015