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Dans l’après-guerre, la Résistance italienne a souvent été représentée comme un deuxième « Risorgimento ». Le cliché était le suivant : les Italiens avaient souffert de la dictature fasciste et avaient été entraînés par Mussolini dans une alliance impopulaire avec les Allemands ; les soldats s’étaient sacrifiés pour une guerre menée dans des conditions d’extrême infériorité et ils s’étaient distingués des soldats allemands pour l’humanité manifestée à l’égard des populations des pays occupés ; dès que la dictature avait desserré son étreinte, les Italiens avaient montré leurs véritables sentiments antifascistes ; tous les Italiens avaient participé à la lutte de libération nationale, non seulement les militaires et les partisans, mais aussi les civils, qui avaient payé un lourd tribut, comme en témoignent les nombreux massacres perpétrés par les Nazis et les fascistes (cf. Filippo Focardi).
Même s’il y a toujours eu des différends, surtout après 1953 (année qui a marqué le recul de la Démocratie chrétienne aux élections politiques), l’antifascisme a été la base constitutive de la République et le fondement même de la Constitution italienne. Deux discours symbolisent cette attitude. Lors de la célébration du dixième anniversaire de la Libération, le Président de la Chambre des députés Giovanni Gronchi, figure éminente de l’antifascisme catholique, définissait la Résistance comme un point de référence commun pour les forces démocratiques dans le pays, au-delà des clivages politiques. Dix ans plus tard, ce fut au tour du président de la République, le social-démocrate Giuseppe Saragat. Après avoir séparé les responsabilités des italiens de celles du fascisme, il réaffirmait la continuité entre l’antifascisme et la Résistance et précisait que, loin d’être l’expression d’un parti politique, celle-ci avait été combattue par un peuple entier, organisé dans différents partis alliés entre eux, un acte suprême de réconciliation dans la liberté de la grande majorité des Italiens.
Ce « paradigme antifasciste » – pour reprendre le terme forgé par Nicola Gallerano, en 1986 – a permis d’éluder des passages fondamentaux de l’histoire nationale, tels que l’existence d’un consensus populaire au fascisme, le soutien de l’opinion publique à l’entrée en guerre, ainsi que le caractère de « guerre civile » de la Résistance. En particulier, il a permis de nier la nature fondamentalement violente de la dictature. A cet égard, Emilio Gentile a parlé de « défascicisation rétroactive » du pays.
En 1968, le mouvement des étudiants contesta l’image unitaire et consensuelle des célébrations. Toutefois, ce paradigme a joué encore un rôle important après l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro (1978) et l’élection subséquente à la présidence de la République de Sandro Pertini, ancien partisan et porte-parole du front antifasciste. Il a commencé à vaciller pendant les années 1980, lorsqu’on a cherché à miner le lien entre l’antifascisme et la démocratie, pour être remis en question après la chute du mur de Berlin. Comme Claudio Pavone l’a écrit, le bouleversement de la scène internationale « ne pouvait pas ne pas mettre en discussion le sens de la Résistance, la place qui lui revient, après un demi-siècle, dans la conscience collective de chaque pays […]. En Italie, ce processus se déroule de façon chaotique, vu la crise profonde qui traverse aussi bien le système politique que la société elle-même. Il ne faut pas oublier que la libération du fascisme, qui est né en Italie, a un héritage plus profond et plus complexe que celui d’autres pays, qui ont vécu l’expérience du collaborationnisme. Ce dernier est certainement né de l’histoire de chaque pays, mais il n’a pu arriver au pouvoir qu’à cause de l’occupation allemande. Paradoxalement, la Résistance a caché en partie dans la conscience italienne la responsabilité collective vis-à-vis du fascisme ». C’est dans cette perspective que, dans son ouvrage intitulé Une guerre civile. Essai historique sur l’éthique de la Résistance italienne (1991), Pavone a proposé de lire la Résistance comme un mélange de trois guerres : la guerre de libération nationale, la guerre de classes et la guerre civile. Il a procédé à une analyse minutieuse des motivations, des choix et des comportements de ceux qui, civils et militaires, prirent part à la Résistance, pour s’interroger sur des questions essentielles : pourquoi et comment donnait-on la mort à l’époque de la Résistance ? Au nom de quoi et pour qui ?
1994 a marqué une rupture importante. C’est l’année du premier gouvernement Berlusconi. Le « Mouvement Social », qui, deux ans seulement auparavant, avait célébré la Marche sur Rome en chemise noire, est devenu l’allié principal de « Forza Italia » (Force Italie), le parti fondé par Silvio Berlusconi. Afin d’obtenir une légitimation institutionnelle, son leader Gianfranco Fini, décidait de souligner sa volonté de rompre avec « l’encombrant passé fasciste », en donnant vie à un nouveau parti, « Alleanza nazionale » (Alliance nationale). Depuis, on a commencé à envisager une nouvelle mémoire publique, en mesure de dépasser l’opposition entre fascisme et antifascisme et de reconnaître égale dignité historique et morale pour les deux parties. Même si l’idée de surmonter l’héritage de la Résistance pour développer une « mémoire partagée » s’est imposée surtout à droite, elle a été soutenue aussi par certains membres de la gauche, tel que Luciano Violante, à l’époque député du PDS (Parti démocratique de la gauche). Le 9 mai 1996, dans son intervention d’investiture à la charge de président de la Chambre des députés, il déclara : « (…) Je me demande si l’Italie d’aujourd’hui – donc nous tous – ne devrait pas commencer à réfléchir sur les vaincus d’hier. Non pas parce qu’ils avaient raison ou parce qu’il faudrait accepter, pour des convenances difficiles à déchiffrer, une sorte d’inacceptable égalité des parties ; mais parce qu’on doit s’efforcer de comprendre, en évitant tout révisionnisme faussaire, les raisons pour lesquelles des milliers de garçons et de filles, en particulier, quand tout était perdu, on choisis de se ranger du côté de Salò, au lieu que du côté des droits et des libertés ».
Dans les années suivantes, le paradigme antifasciste a été l’objet de nombreuses attaques, politiques et historiographiques. Renzo De Felice a décrit la Résistance comme une guerre civile entre deux factions minoritaires, subie par la majorité de la population, caractérisée par l’auteur comme « une longue zone grise » : « Contrairement à ce que la vulgate philo-résistancialiste, surtout communiste, a toujours affirmé, il n’est pas possible de considérer la Résistance comme un mouvement populaire de masse […]. Le lendemain du 8 septembre, la population est demeurée étrangère à la RSI et à la Résistance, voire même elle les a refusées ». Loin de rester dans le domaine historiographique, ses thèses ont bénéficié d’une large diffusion par les médias.
La polémique a été ensuite relancée, en 2003, par deux événements. D’une part, la publication de Il sangue dei vinti, par le journaliste Giampaolo Pansa. Cet ouvrage, un véritable best-seller (plus de 400.000 exemplaires), consacré aux exécutions sommaires de fascistes après la guerre par les partisans et la population civile, a réorienté l’attention sur les victimes de la Résistance. Ainsi, le président du Sénat Marcello Pera a commenté que le moment était venu, pour l’Italie, d’abandonner l’antifascisme et a exprimé son regret d’appartenir à une génération qui avait dû attendre cinquante ans pour s’affranchir de l’histoire officielle écrite par la gauche. Par ailleurs, Alleanza Nazionale tenta de faire reconnaître, à travers un projet de loi controversé, les miliciens de la République de Salò comme « belligérants » au même titre que l’ensemble des militaires engagés dans les conflits de la Seconde Guerre mondiale (cf. Enrico Castelli Gattinara).
C’est dans ce contexte, que les derniers présidents de la République –Oscar Luigi Scalfaro, Carlo Azeglio Ciampi, et Giorgio Napolitano – ont voulu réaffirmer la valeur fondamentale de la Résistance, son rôle dans l’unification nationale ainsi que dans le processus de construction européenne.
Bibliographie
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CASTELLI GATTINARA Enrico, « Au nom de quelle pacification ? » : http://ehess.dynamiques.fr/usagespublicsdupasse/rubriques/breves-1/enrico-castelli-gattinara-au-nom-de-quelle-pacification.html
De FELICE Renzo, Rosso e nero, Milan, Baldini e Castoldi, 1995, trad. française, Les Rouges et les Noirs. Mussolini, la République de Salò et la Résistance 1943-1945, Paris, Georg éditeur, 1999.
FOCARDI Filippo, La guerra della memoria. La Resistenza nel dibattito politico italiano dal 1945 a oggi, Rome-Bari, Laterza, 2005.
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LUZZATTO Sergio, La crisi dell’antifascismo, Turin, Einaudi, 2004.
PAVONE Claudio, « La resistenza oggi : problema storiografico e problema civile », Rivista di storia contemporanea, 1992, 2-3.
PAVONE Claudio, Una guerra civile. Saggio storico sulla moralità nella Resistenza, Turin, Bollati Boringhieri, 1994.
Publié sur le site de l’Atelier international de recherche sur les usages publics du passé le 17 mai 2013.