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Carla Simone Rodeghero ©
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(Traduction de Patrícia C. Ramos Reuillard et Pascal Reuillard)
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Au Brésil, le débat public sur la dictature civile-militaire (1964-1985) ne connaît pas la même ampleur que dans d’autres pays latino-américains ayant vécu des expériences similaires, à l’exemple de l’Argentine et du Chili. Au delà d’un nombre de morts et de disparus beaucoup moins élevé (voir Appendice, note A), la mémoire de la dictature ne semble pas attirer la société civile et occasionner des effets juridiques et politiques profonds. Jusqu’à aujourd’hui, aucun des agents du régime dictatorial — qu’ils soient anciens présidents, hauts fonctionnaires du gouvernement et des Forces Armées ou même tortionnaires (reconnus comme tel) dans lesdites « caves » de la dictature — n’a été emprisonné. Promulguée en 1979 après d’intenses discussions et sous le prétexte de la « réconciliation nationale », la Loi d’Amnistie a bénéficié à tous ceux qui ont commis des « crimes politiques et connexes », soit une partie des militants de gauche impliqués dans la lutte armée ainsi que les agents de la répression gouvernementale. D’autre part, rares sont les personnes, institutions et organisations politiques (y compris celles qui ont entretenu des liens notoires avec les gouvernements de l’époque) qui, à l’heure actuelle, manifestent publiquement leur sympathie pour le régime d’exception ; plus rares encore sont les personnes qui revendiquent leur participation. Il s’agit généralement de militaires à la retraite, que la presse caricature sous la forme de « gorilles truculents » d’une époque « révolue ». Cette caricature des militaires constitue un des éléments du discours hégémonique sur la période, qui considère la dictature comme une « longue nuit » s’étant abattue sur la société brésilienne. Dans cette même logique, après avoir été victime de la violence de l’État, la nation a été « éclairée » par la lutte pour la démocratie, menée par cette même société. Avec cela, le passé devrait être surmonté et, pour beaucoup, il devrait même être oublié. Néanmoins, on entend encore dans les conversations quotidiennes des expressions telles que « le Brésil allait mieux à l’époque de la dictature », en particulier quand les débats portent sur les corruptions du milieu politique et le manque de sécurité publique.
D’un autre côté, divers groupes liés à la défense des droits de l’homme, à l’image des comités de parents de morts et disparus politiques, ont toujours lutté pour que l’on n’oublie pas le passé et pour obtenir des dédommagements moraux, politiques et juridiques au profit des victimes ; cette perspective qui va dans le sens de « ne pas oublier pour ne pas répéter » est récurrente dans les sociétés ayant subi des traumas collectifs (génocides, dictature, …) et où l’histoire est perçue comme « maîtresse de la vie » (historia magistra vitae). Dans cette lutte, quelques victoires ont été remportées, à l’exemple de l’établissement d’une législation reconnaissant la responsabilité de l’État dans les cas de morts et de disparitions. En plus du cercle des personnes les plus directement touchées par la dictature, une série de produits culturels, y compris de la culture de masse, a mis en lumière la période dictatoriale et contribué à l’instauration d’une certaine mémoire, généralement fondée sur une vision manichéenne d’un combat inégal entre des militaires cruels et des jeunes rebelles, naïfs et idéalistes : autobiographies, livres de mémoire, reportages journalistiques, expositions, films, mini-séries télévisées et feuilletons. Sans oublier le rôle des « dates anniversaire », destinées à actionner (ou non, comme on le verra) des mémoires relatives à la dictature. C’est notamment le cas de la commémoration des 40 ans du coup d’état militaire de 1964, qui a renversé le gouvernement démocratique du président João Goulart ; des 40 ans de mobilisations opposées au régime d’exception, qui ont culminé en 1968 en même temps que la vague mondiale de manifestations étudiantes ; et en 2009, des 30 ans de la Loi d’Amnistie — nous y reviendrons. Si les historiens ont tenté de marquer de leur présence ces commémorations, ce sont cependant les témoins — avec l’autorité morale et fiduciaire de ceux qui ont « vu, entendu et souffert » — qui ont été les plus entendus aux côtés des journalistes, capables de transformer en manchettes des événements du passé.
Au cours de l’année 2009, la dictature s’est faite plus présente dans le débat public, en raison de la mobilisation de la presse, d’intellectuels et d’hommes politiques. Dans cet article, nous proposons de mettre l’accent sur trois épisodes : la polémique autour de l’utilisation du terme ditabranda [« dictamolle », en opposition à « dictadure »] ; le débat sur la construction d’une usine hydroélectrique dans la région où a eu lieu la Guérilla de l’Araguaia ; et, de manière plus détaillée, la faible mobilisation par rapport aux 30 ans de la Loi d’Amnistie de 1979 — un épisode-clé pour comprendre le passage à la démocratie au Brésil.
En février 2009, l’éditorial de l’un des journaux les plus lus dans le pays, Folha de São Paulo, a suscité une polémique en recourant au terme « dictamolle » (voir Appendice, note B), pour caractériser la dictature brésilienne ; selon le journal, le pays a connu une dictature « molle » en comparaison de celles, bien plus « dures », qui ont touché les autres pays d’Amérique latine pendant les années 1970. Des intellectuels de renom ont critiqué le journal et souligné que « lorsqu’il s’agit de violation des droits de l’homme, il n’y a qu’une seule mesure : la dignité de chacun et de tous, sans comparaison des “importances’ et des statistiques ». Si le journal a bien publié leurs lettres, il y a cependant ajouté une « Note de la Rédaction » qualifiant leur indignation de « cynique et menteuse », en estimant que ces auteurs étaient des « figures publiques qui, jusqu’à aujourd’hui, n’ont pas répudié les dictatures de gauche, comme celle encore en vigueur à Cuba » (voir Appendice, note C).
La position du journal a en outre donné lieu à une pétition sur Internet en faveur des intellectuels visés. En plus des quelques 3 000 signatures obtenues, une manifestation organisée en face des bureaux du journal par le « Mouvement des Sans-Presse » a réuni près de 500 personnes, parmi lesquelles plusieurs anciens détenus politiques. D’après le magazine de gauche Caros Amigos (n° 145, avril 2009), ce fut « la première manifestation dans le pays réalisée à partir d’une convocation sur Internet ». Bien que ce type d’événement ait eu une répercussion assez limitée dans la presse en général et dans le domaine politique, il montre que l’interprétation du régime instauré au Brésil par le coup d’état militaire — ou « révolution », de l’avis de ses auteurs — de 1964 demeure une question sensible, une « blessure ouverte » (pour reprendre une métaphore souvent présente dans les récits de mémoires traumatiques) qui ne peut être refermée par des mesures juridiques comme une loi d’amnistie ou par la simple volonté d’oublier. Il montre également que même une mémoire bien ancrée sur la dictature (cf. plus haut) n’empêche pas l’apparition de lectures « révisionnistes » du passé, en particulier de la part de ceux qui — comme le Journal Folha de São Paulo — ont clairement collaboré avec le régime discrétionnaire (et ce même si une telle collaboration reste généralement sous silence).
Toujours en février, un autre événement a permis l’émergence de nouveaux débats publics sur la dictature brésilienne, soulignant cette fois les ambiguïtés du gouvernement du président Luís Inácio Lula da Silva sur le sujet. La presse a annoncé l’aval du gouvernement pour la construction d’une usine hydroélectrique, dont le barrage inondera la région où a eu lieu la Guérilla de l’Araguaia et ensevelira pour toujours les restes mortels des « disparus » victimes de ce conflit. Dans une région située dans les états actuels du Pará et du Tocantins, des militants du PCdoB (Parti Communiste du Brésil, une dissidence du Parti Communiste Brésilien, PCB), inspirés du maoïsme, ont tenté à la fin des années 1960 et au début des années 1970 d’organiser une armée de paysans afin de renverser le gouvernement et d’implanter le socialisme. Après quelques attaques infructueuses, l’Armée a finalement exterminé le mouvement, arrêté, torturé et assassiné près de 70 personnes, militants et paysans. Pendant la période dictatoriale, le cas est passé sous silence pendant longtemps ; il n’a été mis à jour que timidement au début des années 1980, quand des parents des victimes ont demandé aux militaires de présenter des documents attestant des morts survenues pendant le conflit pour pouvoir obtenir des actes de décès.
Toutefois, les militaires ont toujours refusé de fournir une telle documentation.Dans le courant de l’année 2009, Sebastião Curió Rodrigues de Moura, l’un des leaders de la répression contre la Guérilla de l’Araguaia et plus connu sous le nom de « Major Curió », a ouvert ses archives privées à la presse. Il y est confirmé que 41 personnes ont été arrêtées, attachées et exécutées alors qu’elles ne présentaient plus aucun risque pour les troupes gouvernementales. Grâce à la matérialité des documents d’archives, la voix de ce « témoin autorisé » — représentant les bourreaux et non les victimes, mais se faisant l’écho de la version de ces derniers — a eu un grand impact dans la presse et permis de faire pression sur le gouvernement fédéral pour qu’il prenne des mesures.
Une procédure judiciaire et la crainte de retombées négatives d’un procès contre l’État brésilien devant la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme amenèrent le gouvernement à constituer une commission chargée de localiser et de récupérer les ossements des guérilleros morts à l’Araguaia. Cependant, la formation de cette commission et la responsabilité sur ses travaux ont été repassées au Ministère de la Défense, et non à d’autres instances du pouvoir exécutif comme le Ministère de la Justice ou le Secrétariat aux Droits de l’Homme — des organismes pourtant davantage engagés dans les demandes des victimes de la dictature. Naturellement, cette décision provoqua des controverses. Des groupes de parents des « disparus » se plaignirent d’avoir été écartés des recherches et accusèrent le manque d’idonéité du Ministère de la Défense. Victoria Grabois, l’une des survivantes, fit part de son indignation : « l’Armée a tué et lutté contre la guérilla, comment peut-elle être l’organisme responsable des recherches à l’Araguaia ? » (voir Appendice, note D). En effet, la commission a obtenu de piètres résultats : jusqu’en août, elle n’avait encore identifié aucun vestige humain permettant d’aider à identifier les corps des guérilleros, militaires et paysans morts pendant le conflit (voir Appendice, note E).
Pendant la même période, la Commission d’Amnistie du Ministère de la Justice s’est rendue dans des villages du sud de l’état du Pará pour y réaliser un « hommage à la mémoire » des habitants de la région persécutés par la dictature et annoncer les résultats, forcément favorables, de leurs demandes d’amnistie politique.
Ainsi, il existe des positions divergentes sur la mémoire de la Guérilla de l’Araguaia au sein même du gouvernement fédéral. D’un côté, le cabinet (voir Appendice, note F) du Ministre Dilma Rousseff (voir Appendice, note G) — actuelle candidate à la succession de Lula — a autorisé la construction de l’usine qui risque d’inonder la région où a eu lieu le conflit dans le seul but d’accélérer le programme gouvernemental de croissance économique. D’un autre côté, ce même cabinet oeuvre pour récupérer et rendre disponibles les documents sur la dictature, à travers le projet Mémoires Révélées (voir Appendice, note H). Comme nous l’avons signalé précédemment, la Présidence de la République a chargé le Ministère de la Défense de localiser les corps des « disparus » de la Guérilla. La commission en charge de ce travail a donc été placée sous la direction des militaires, qui se sont pourtant toujours déclarés hostiles à l’élucidation du cas. Enfin, le Ministère de la Justice a accordé l’amnistie et rendu hommage à plusieurs survivants militants et paysans. Ces ambiguïtés reflètent la difficulté de traiter de cet épisode, qui fut l’un des plus sanglants et les plus énigmatiques de la dictature ; elles montrent également la difficulté de rendre justice aux victimes et d’enterrer, physiquement et symboliquement, ses morts.
D’autres controverses sont liées à la proposition de Tarso Genro, Ministre de la Justice, de discuter l’interprétation de la Loi d’Amnistie pour pouvoir sanctionner les agents de la répression gouvernementale. Jugée « revanchiste » par ceux qui ont collaboré avec la dictature, cette proposition a donné lieu à deux camps opposés : les partisans de cette rediscussion — Le Ministère de la Justice et le Secrétariat Spécial aux Droits de l’homme — et ses détracteurs — les membres du Ministère de la Défense qui bénéficient du soutien de l’Office du Procureur Général de l’Union.
Concernant la commémoration des 30 ans de promulgation de la Loi d’Amnistie de 1979, le 28 août 2009, il convient tout d’abord de signaler que la date n’a pas été transformée en date anniversaire — contrairement à ce qui s’est produit en 2004 pour les 40 ans du coup d’état de 1964 et en 2008 pour ceux des manifestations de 1968. Pratiquement aucune célébration, remémoration et débat n’ont marqué 2009, hormis quelques séminaires et expositions. Seuls trois dossiers sur l’amnistie (voir Appendice, note I) ont été publiés dans des revues universitaires. La télévision et les médias en général ont également peu abordé le sujet. Dès lors, les 30 ans de la Loi de l’Amnistie ne sont pas devenus un fait politique.
Ce silence relatif est d’autant plus étrange que l’on avait laissé entendre qu’à cette date seraient renforcées diverses campagnes menées par les persécutés politiques, les parents de morts et de disparus, des entités de la société civile et des secteurs du gouvernement fédéral. Et ces campagnes portent sur plusieurs points : la responsabilisation judiciaire des agents de la dictature pour les crimes commis ; l’établissement d’une nouvelle interprétation de la Loi d’Amnistie, pour en supprimer le caractère de mesure réciproque ; la construction et la popularisation d’une mémoire sur la dictature basée sur l’adage « plus jamais » ; l’obligation pour l’État d’élucider les cas de morts et de disparus politiques et de rechercher leurs corps ; la continuité et la rationalisation de la politique d’indemnisation des persécutés politiques ; le renforcement de l’idée selon laquelle l’amnistie signifie pour l’État demander pardon aux citoyens pour la répression, et non pas les absoudre de dissidence.
Les raisons de cette faible mobilisation peuvent être le fait d’au moins deux ensembles de facteurs, tous deux liés aux difficultés d’envisager le passé de la dictature et la transition vers la démocratie. Le premier cas est caractérisé par la portée limitée de la loi de 1979, vu que l’amnistie n’a pas été celle voulue par l’opposition. Le second cas est marqué par la lutte entre les efforts réalisés pour ne pas oublier la dictature et ceux pour effacer les souvenirs d’affrontements et de violence. En conséquence, le silence sur les 30 ans de l’amnistie serait représentatif de la victoire d’une conception d’amnistie destinée à oublier les divergences politiques du passé.
Voyons dans un premier temps ce qu’il en est des limitations de la loi. Conformément à la Constitution de l’époque, il revenait au pouvoir exécutif fédéral la charge de formuler une loi d’amnistie qui serait votée par le Congrès National et ratifiée par le Président de la République. Des secteurs de la société civile avaient commencé à s’organiser pour une mesure de cette nature dès 1975, après les promesses gouvernementales d’ouverture politique. Soumis à une forte pression par les secteurs politiques et la société civile, le gouvernement du président João Figuereido au pouvoir en mars 1979 finit par adresser au Congrès un projet de loi d’amnistie. Entre 1975 (date de la création des premiers noyaux du Mouvement Féminin pour l’Amnistie, MFPA) et 1979 (homologation de la loi), la mobilisation s’est accrue en termes organisationnels, avec la création des Comités Brésiliens pour l’Amnistie (CBA) et la définition du type d’amnistie désirée. On la voulait ample, c’est-à-dire étendue à tous les crimes politiques, générale — pour toutes les catégories de sujets atteints par les actes d’exception— et illimitée, sans aucune restriction d’application.
Or, la loi approuvée était restreinte, car elle excluait les crimes considérés comme des actes de terrorisme, de vols à main armée, de kidnappings et d’attentats contre la personne, et ne permettait la réintégration des fonctionnaires éloignés pour raisons politiques que sous la condition d’un jugement des commissions du pouvoir exécutif. De plus, elle omettait l’élucidation des cas de mort et de disparition politique, et les agents de l’État impliqués n’étaient pas explicitement mentionnés dans le texte. L’extension de l’amnistie aux « crimes connexes aux crimes politiques » fut alors comprise, aussi bien par le gouvernement que par l’opposition, comme une stratégie pour qu’une telle mesure atteigne également les agents en question. Le gouvernement défendait cette loi parce qu’elle possédait un caractère « général » qui garantirait la réconciliation nationale pour atteindre les personnes des deux camps. Mais pour les défenseurs d’une « amnistie ample, générale et illimitée », la loi proposée par le général Figuereido et approuvée par le Congrès National demeurait limitée et réciproque. Cette réciprocité et ces limitations furent fortement condamnées.
Cette évaluation est-elle la cause du manque passé et présent de commémoration et de remémoration de la loi ? Pas forcément. Pour les hommes et les femmes engagés dans la lutte, la loi de 1979 a été perçue comme un premier pas pour la conquête de la mesure espérée. Elle a permis le retour de la plupart des exilés — fêtés à leur arrivée dans les aéroports —, ainsi que la libération de presque tous les prisonniers politiques. Par contre, la réintégration des fonctionnaires civils et militaires fut beaucoup plus lente et, pour beaucoup, n’a pas encore eu lieu. Si lors de la phase finale de la lutte (de la présentation du projet jusqu’à son approbation) la campagne pour l’amnistie n’a cessé de conquérir plusieurs soutiens significatifs — apparaître dans les médias, intervenir sur le débat parlementaire et faire connaître cette lutte par tous —, après la promulgation de la loi la mobilisation est devenue plus restreinte. Peu à peu, la lutte s’est limitée aux personnes et aux entités directement exclues des bénéfices de la loi de 1979. Ce fut le cas des parents de morts, de disparus et de fonctionnaires ayant été la cible d’expulsions.
L’apparente normalité politique, renforcée par une certaine liberté pour l’organisation de nouveaux partis, la forte agitation politique et syndicale qui a marqué les années 1970 et le début des années 1980, la satisfaction de secteurs modérés de l’opposition vis-à-vis de l’amnistie, tous ces éléments ont certainement contribué à diminuer le pouvoir de mobilisation en faveur d’une amnistie ample, générale et sans restriction. L’investissement dans la construction du futur a fini par l’emporter sur les objectifs destinés à « mettre le passé au propre ». Pour ceux qui n’abandonnèrent pas la lutte, la loi de 1979 semblait chaque fois plus restrictive. Son caractère réciproque, exécré, empêchait et empêche toujours que soient poursuivis en justice des tortionnaires et autres assassins du régime. Dès lors, commémorer l’anniversaire de cette loi n’avait aucun sens pour ces groupes. Malgré les avancées de la législation postérieure, les cas de morts et de disparitions n’ont jusqu’à aujourd’hui pas été élucidés, et les responsables des violations des droits de l’homme sont restés impunis. Encore maintenant, remettre en question le caractère réciproque de la loi de 1979 est perçu comme une attitude de revanche. La justice n’a pas eu lieu. La mémoire de la répression tente encore de s’effacer.
Venons-en au second ensemble de facteurs : le silence autour des 30 ans de la loi serait-il représentatif de la victoire d’une conception d’amnistie primant l’oubli ? Dans le combat entre la nécessité de se souvenir et celle d’oublier la dictature, le deuxième groupe aurait-il remporté la bataille ?
Pour répondre à ces questions, il convient de rappeler que le concept d’amnistie est intrinsèquement lié à celui de l’oubli. Étymologiquement, l’amnistie se rapproche du terme amnésie. Historiquement, la mesure a été utilisée dans le but d’oublier des affrontements d’ordre politique marqués par la violence. Dans le cas du Brésil, son principal théoricien est le juriste et politicien Rui Barbosa (1849-1923). Dans un ouvrage datant de la fin du XIXe siècle, Barbosa a qualifié l’amnistie de « voile de l’éternel oubli » qui couvrait les désordres sociaux (Barbosa, 1955, p. 65-66). Grâce à cette mesure — jugée sage —, « on ne détruit pas seulement tous les effets de la sentence, la sentence elle-même disparaît, et en remontant au délit, on en élimine le caractère criminel et supprime l’infraction elle-même ». Et l’auteur d’ajouter : avec l’amnistie, « les choses sont replacées dans le même état dans lequel elles seraient si l’infraction n’avait jamais eu lieu ». Par conséquent, « l’amnistie cicatrise les blessures ouvertes par les révolutions »(idem).
Représentés dans les CBA, les secteurs les plus radicaux de la lutte en faveur de l’amnistie ne le voyaient pas de cette manière. Au contraire de l’oubli, ils profitaient de toutes les possibilités d’occupation de l’espace public pour mettre à jour le passé. Pour ces personnes, la conquête de l’amnistie signifiait un démantèlement radical de la dictature accompagné de la construction d’une contre-mémoire, centrée sur l’expérience de ceux qui ont résisté à l’autorité (Greco, 2003). Dans ce sens, le passé devait être exhumé et la justice rendue. Quant aux groupes plus modérés — dont les noyaux du MFPA et les parlementaires du seul parti d’opposition alors accepté, le Mouvement Démocratique Brésilien (MDB) —, ils croyaient en la possibilité d’une réconciliation nationale. Pour une partie d’entre eux, réconcilier exigeait l’oubli du passé. Enfin, le gouvernement estimait pour sa part qu’oublier le passé constituait l’objet principal de la loi proposée.
Il fallait donc s’attendre à ce que l’approbation du projet du gouvernement et l’échec de propositions alternatives plus larges entraînent la victoire de la conception « ce qui est amnistié est oublié ! ». Néanmoins, en permettant le retour des exilés et la liberté des prisonniers politiques, la Loi d’Amnistie a aussi rendu possible l’intensification d’un processus déjà en marche : l’écriture de l’histoire de la dictature. Dans ce contexte, les livres de mémoire de militants de gauche et les reportages journalistiques (Martins Filho, 2003, p. 178-201)ont pu occuper le devant de la scène. Le sous-monde de la terreur commençait à être raconté et lu par les Brésiliens. De même, les idées, les doutes et les divergences des groupes de gauche, et en particulier de la gauche armée, étaient partagées avec le public. Ce processus d’écriture a abouti en 1985 à la publication de l’ouvrage Brasil Nunca Mais [Brésil plus jamais], un reportage détaillé sur le fonctionnement et les cibles de la dictature élaboré à partir de données constantes de procès devant la Justice Militaire. Un compte rendu similaire avait été publié peu de temps auparavant en Argentine, sous le titre de Nunca Más, par la Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (Conadep). Ce dernier était le fruit d’une initiative gouvernementale, contrairement à l’ouvrage brésilien, élaboré dans l’anonymat par des activistes des droits de l’homme.
Bien évidemment, cette première explosion de plusieurs récits de la gauche fut mal vue par les militaires. Ils estimaient que la gauche avait trahi les objectifs d’oubli à l’origine de la Loi d’Amnistie. Progressivement, ils en vinrent également à briser la promesse de l’oubli pour exposer au grand jour leurs raisons et répudier la version de ceux qui avaient perdu la « guerre réelle ». L’hypothèse selon laquelle ces perdants ont gagné la guerre de la mémoire est tentante. Elle peut être confirmée si l’on pense par exemple à la manière dont la dictature est et a été décrite dans le domaine des arts et de la culture de masse. Il ne fait aucun doute que le parti pris de l’opposition au régime prévaut au cinéma, dans la littérature, dans les arts plastiques et dans les productions télévisées, entre autres. De fait, personne n’a jamais osé filmer des mémoires de militaires justifiant l’utilisation de la force.
Si une telle hypothèse s’avère exacte, comment expliquer la faible utilisation symbolique de la date anniversaire de la Loi d’Amnistie ? Un élément de réponse serait que cette lutte, qui faisait partie d’un contexte plus large de « luttes démocratiques » de la fin des années 1970, touche moins à l’imaginaire des acteurs politiques d’aujourd’hui que les moments dramatiques du coup d’état de 1964, que la ferveur des manifestations étudiantes de 1968, que l’utopie de la lutte armée, que les horreurs de la répression. Cependant, il ne faut pas oublier que c’est autour du choc entre les propositions conservatrices d’ouverture gouvernementale et la pression de ceux et celles qui ont récupéré l’espace public pour la politique que s’est construite la démocratie qui règne aujourd’hui au Brésil.
Appendice:
Note A: on estime à environ 30 000 le nombre de morts et de disparus politiques en Argentine, de 3 000 à 10 000 au Chili et 380 au Brésil. Secrétariat Spécial aux Droits de l’Homme. Commission Spéciale sur les Droits de l’Homme. Direito à verdade e à memória. Brasília, Secretaria Especial dos Direitos Humanos, 2007. pp. 20-21. Disponible sur le site Internet http://www.presidencia.gov.br/estrutura_presidencia/sedh/ Consulté le 20/10/2009. DOSSIÊ DITADURA: Mortos e Desaparecidos Políticos no Brasil (1964-1985). São Paulo, Imprensa Oficial do Estado de São Paulo, 2009.
Note B: terme utilisé la première fois par le dictateur chilien Augusto Pinochet pour qualifier son gouvernement.
Note C: les lettres ont été rédigées par Fábio Konder Comparato, avocat activement engagé dans la défense des droits de l’homme et la sanction contre les tortionnaires, et par la sociologue Maria Victoria de Mesquita Benevides. Voir BENEVIDES, Maria Victoria de Mesquita. “Ditabranda’ para quem? Site Internet http://www.cartacapital.com.br/app/materia.jsp?a=2&a2=8&i=3462 consulté le 26/09/2009.
Note D: site Internet http://www.brasildefato.com.br/v01/agencia/entrevistas/marcas-da-guerrilha-do-araguaia consulté le 26/09/2009.
Note E: avant que débute le travail de la Commission, douze ossements avaient été localisés, mais seulement deux identifiés.
Note F: au Brésil, il s’agit de la Casa Civil, dont le chef a les mêmes fonctions que celles d’un Premier Ministre dans un pays de régime parlementaire.
Note G: Dilma Rousseff a elle-même fait partie d’organisations clandestines luttant contre la dictature civile-militaire. Elle a été emprisonnée et torturée au début des années 1970.
Note H: cf. le site Internet www.memoriasreveladas.arquivonacional.gov.br.
Note I: les dossiers ont été publiés dans les revues suivantes : Perseu, Revue du Centre Sérgio Buarque de Holanda de la Fondation Perseu Abramo, du Parti des Travailleurs. Année III, n° 3, mai 2009 ; Cadernos AEL, Revue des Archives Edgar Leuenroth, de l’Université de Campinas (Unicamp), Vol. 13, nº 24/25, 2008 ; Revista da Anistia Política e Justiça de Transição, Revue du Ministère de la Justice, Vol. 1, nº 1, août 2009.
Bibliographie:
BARBOSA, Rui, 1995, « Anistia inversa: caso de teratologia jurídica ». In : Obras completas. Rio de Janeiro, MEC, Vol. XXIV, T. III, p. 65-66.
GRECO, Heloísa, 2003, Dimensões fundacionais da luta pela anistia. Belo Horizonte, MG. Thèse de doctorat. Universidade Federal de Minas Gerais.
MARTINS FILHO, José Roberto, 2003, « A guerra da memória: a ditadura militar nos depoimentos de militares e militantes ». Varia História, Belo Horizonte, n° 28, p. 178-201.
Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 31 janvier 2011.