Compte rendu de: Hugo Vezzetti, Sobre la violencia revolucionaria: memorias y olvidos. Buenos Aires, Siglo Veintiuno Editores, 2009. 288 p.
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Dans son livre Sobre la violencia revolucionaria: memorias y olvidos (2009), Hugo Vezzetti se propose d’aborder et de revisiter le passé récent à travers la dialectique que celui-ci entretient avec le présent, pour montrer ainsi à quel point le passé n’est pas quelque chose d’inaltéré (A). Toutes proportions gardées, cet ouvrage constitue le prolongement d’un précédent travail de Vezzetti : Pasado y Presente (2002, B). L’auteur y étudiait la mémoire sociale du terrorisme d’Etat, à partir du rapport Nunca más (1984) – réalisé par la CONADEP -, et du Procès des Juntes militaires (1985). Ces documents constituaient, d’une part, la base d’une « narration qui établissait un cadre de vérité et une signification globale » (Pasado y Presente, p. 19) et, d’autre part, instauraient un premier consensus dans le contexte d’ouverture démocratique, centré sur les droits des victimes. Vezzetti avait alors analysé les « revirements et les changements de position face au passé (…) qui renouvellent nécessairement dans le présent ce passé significatif » (ibid., p. 17). L’auteur, cette fois, a déplacé son regard pour le porter sur la culture et les mythes de la violence révolutionnaire et le militantisme politique de la gauche des années 1970, en Argentine. Il cherche ainsi à problématiser la mémoire actuelle, conçue dans la relation de responsabilité qu’elle entretient de manière inhérente vis-à-vis du passé et des victimes.
En Argentine, durant la période 1960-70, il y eut au moins dix-sept groupes armés, parmi lesquels cinq eurent une portée et une envergure nationales. Le phénomène de radicalisation dépassait largement le péronisme puisque, parmi les principales organisations, on en comptait d’autres de tendance marxiste et guévariste. Dans une très large mesure, les actions se sont caractérisées par l’attaque de casernes, de banques, par l’enlèvement et l’assassinat (« ajusticiamientos ») de militaires, de policiers, d’hommes d’affaires et de syndicalistes considérés comme « bureaucratisés » (« burocratizados »). Ces exactions et ces crimes ne sont certes pas comparables avec le terrorisme d’Etat, mais cela n’implique pas qu’ils aient été insignifiants dans l’élaboration de la conscience historique de la société argentine et du sens donné à l’existence de ce cycle brutal.
Dans un travail à mi-chemin entre l’essai historique et politique, d’un côté, et l’étude académique, de l’autre, l’auteur examine de quelle façon s’élaborent les représentations et les discours sur les expériences limites, extrêmes. Pour ce faire, il s’interroge sur la violence insurrectionnelle, les massacres, l’imaginaire de la révolution et les figures des combattants dans le cycle de violence politique qu’a traversé l’Argentine tout au long de la période antérieure au terrorisme d’Etat (1976-1983). En outre, il travaille sur les transformations des images, des idées et des discours qui, depuis la transition démocratique jusqu’à l’heure actuelle, ont peu à peu façonné et forgé la mémoire de cette violence révolutionnaire. Enfin, il analyse la manière dont les groupes et les institutions – gouvernementales et non gouvernementales – luttent pour conférer une certaine signification à ce passé.
Les travaux d’Hugo Vezzetti s’inscrivent dans le champ disciplinaire des études sur le passé récent argentin. Les recherches portant sur cette période sont nombreuses, de même que celles portant sur la mémoire. En Argentine – argumente l’auteur – la question de la mémoire est un héritage de la violence politique et sociale du terrorisme d’Etat, un héritage lié aux crimes, aux personnes assassinées, aux enfants enlevés et « sans identité » et, surtout, à la figure du « disparu ». Ceci explique pourquoi la question de la mémoire a été associée à la défense des droits de l’homme et aux demandes en faveur de la « vérité » et de la « justice », du châtiment des coupables de crimes de masse, et de la récupération des victimes de la dictature. Tout ceci permet également de comprendre pourquoi cette question s’est exprimée à travers une justice cantonnée à une vision rétrospective et fondée sur la protection des plus faibles.
Or, dans le cadre d’une œuvre qui s’intéresse à la remémoration et à la reconnaissance de l’histoire politique argentine, Vezzetti ne met pas tant l’accent sur les souvenirs que sur les omissions et les oublis, lesquels, assurément, recréent la dynamique de la mémoire. Au bout du compte, toute mémoire est le produit de ce qui peut être dit, compris et entendu ; elle est le fruit de ce dont on peut se souvenir, et le résultat de ce qu’il convient de passer sous silence et d’oublier. La singularité et l’originalité de ce travail réside ainsi dans le fait d’ouvrir une discussion sur les oublis qui circulent dans l’espace public, en relation avec les responsabilités qu’ont assumées les mouvements de guérilla, et leurs compromissions. Vezzetti inclut également la société civile, les dirigeants et le système politique, qui reconnurent seulement les victimes de la répression étatique, et laissèrent de côté l’ensemble des victimes de la violence politique. Qu’est-il possible de chercher, de savoir et de reconnaître, dans le magma de l’expérience argentine ? Et ce, surtout lorsqu’il s’agit du topique de la violence et de la mort ? Telle est la question qui parcourt la réflexion de l’auteur, et à laquelle il répond tout au long des quatre chapitres (et de l’appendice) de ce livre qui porte sur la dimension matérielle de la mémoire (mémoriaux et musées).
Dans le premier chapitre, « La mémoire juste : politique et histoire », Hugo Vezzetti revisite les approches réalisées par les principaux auteurs ayant travaillé sur les différents sens de la mémoire, ses usages, sur les formes et les fonctions de l’oubli, et sur la conscience historique. Le concept ricœurien de « mémoire juste » constitue l’axe de cette première partie, qui s’appuie sur la figure de la victime – ce composant essentiel de la formation d’une conscience, publique et politique, du passé argentin. Il érige les membres des familles, ainsi que les anciens et nouveaux militants, en représentants des victimes, et les inclut dans ce qu’il nomme le « groupe des affectés » (« grupo de los afectados »). L’examen de la violence révolutionnaire et celui des responsabilités des mouvements de guérilla a été relégué à cause de la place qu’ont occupée les crimes de masse commis par le terrorisme d’Etat. Le devoir de mémoire juste – associé à la justice entendue dans un sens intégral, c’est-à-dire qui ne prenne pas en compte les différences entre les types de conflits – implique, selon Vezzetti, que toutes les victimes de la violence politique soient reconnues dans le traitement de la mémoire portant sur l’histoire récente argentine. Toutes les victimes qu’a produites la guérilla ; et pas seulement celles dont est responsable l’Etat. Autrement dit, les victimes des organisations elles-mêmes, les morts civils, les policiers, militaires, syndicalistes et les représentants patronaux. Ainsi, située aux antipodes d’une mémoire prisonnière des scènes et des fractures du passé, la mémoire juste se caractérise par des implications éthiques et politiques, par un « horizon de devoirs et de travaux cherchant à éliminer les obstacles qu’une communauté affronte pour remémorer les divergences, les conflits, et même les crimes » (op. cit., p. 55). Dans ce sens, la révision critique de la violence révolutionnaire est nécessaire se l’on souhaite produire une mémoire qui ne renonce pas à connaître et à juger, et qui cherche avant tout à rendre compte – grâce au retour dans le passé et grâce aux héritages – des responsabilités collectives et des dettes. Ceci pourrait ouvrir une temporalité de réconciliation avec le passé, mettre en place les cadres du consensus mais aussi de la dissension. Autrement dit, cela permettrait l’avènement du débat et de la remémoration, et rendrait possible l’émergence de récits portant sur l’avenir de la mémoire. Dans leur ensemble, ces approches montrent les spécificités épistémologiques qui ont nourri le reste de l’ouvrage.
Les chapitres suivants tournent autour du topique de violence révolutionnaire appréhendé depuis plusieurs perspectives. Où situer le début de la violence révolutionnaire dans l’Argentine récente ? Dans le second chapitre, Vezzetti réfute la thèse de Pilar Calveiro, selon qui la violence révolutionnaire constituerait une réponse au bombardement de la Place de Mai, au renversement de Perón en 1955 et au coup d’Etat d’Onganía en 1966 (C). Vezzetti, au contraire, considère que ce furent la fascination qu’exerça le triomphe de la Révolution cubaine, ainsi que la geste d’Ernesto Che Guevara, qui expliquent que ce soient forgées la mystique de la lutte armée et aussi la figure du Guerrier héroïque et de l’« Homme nouveau ». Sans doute, la portée et la répercussion de ces idéaux de luttes triomphantes, de mobilisations populaires et de combattants exemplaires, ont-ils grandement contribué à imposer – par le transfert de modèles de lutte -, des chemins à suivre, dans lesquels la volonté du militant était immolée sur l’autel de l’engagement. Ainsi, Vezzetti affirme que la militarisation au sein des organisations armées n’a pas été une déviation postérieure (comme conséquence de leur lutte contre des organisations militaires), mais un élément à mettre en relation avec le phantasme initial de « guerre totale » (D). C’est pourquoi – considère-t-il – les procédés de la milice armée finirent par s’imposer à l’ensemble de la politique.
L’auteur analyse aussi les changements qui se produisirent durant la période 1973-1976 dans les discours et les positions politiques au sujet du cycle de violence de guérilla. Ces positionnements critiques provenaient des rangs de la gauche elle-même (secteurs progressistes et traditionnels) et du radicalisme. Pour ce faire, il se fonde sur les travaux pionniers de Marina Franco sur la condamnation catégorique de la violence politique par le journal La Opinión. Dans un premier temps (entre 1971 et 1972), ce journal défendit et fit l’éloge des actions menées par la guérilla, dont il alla jusqu’à diffuser les programmes politiques et justifier ses agissements, en invoquant qu’il fallait y voir le fruit du contexte de crise politique et de violence instaurée par le régime, ou bien la conséquence de l’absence de canaux de participation. Toutefois, dès le retour du péronisme au gouvernement en 1973, cette plateforme journalistique se lança dans une dénonciation virulente des organisations armées (E). La guérilla, désormais, cessait d’appartenir aux forces de changement pour être perçue comme une force réactionnaire, et devenait un obstacle à la « révolution pacifique ». La violence des forces de gauche était condamnée au même titre que la violence paramilitaire de la Triple A (Alliance Anticommuniste Argentine), et toutes deux se trouvaient réunies dans un « schéma bipolaire ». L’« Assemblée Permanente en faveur des Droits de l’Homme » (« Asamblea Permanente por los Derechos Humanos », APDH) joua un rôle important dans ce processus de condamnation des terrorismes, dans la mesure où elle considérait que la guérilla terroriste devait cesser.
Une seconde étape critique à l’égard de la violence révolutionnaire s’ouvre avec l’exil, pendant les premières années de la Dictature. Aux positions antérieurement mentionnées s’ajoutait une réflexion sur la défaite et l’échec de la voie de la lutte armée. Vezzetti s’intéresse alors au cas de la revue Controversia (1979-1981), éditée par d’anciens militants politiques originaires de la gauche marxiste et du péronisme révolutionnaire, et exilés au Mexique. Outre le fait d’adopter une position fort réprobatrice à l’égard de l’expérience révolutionnaire et des responsabilités du militantisme et des organisations, cette revue mettait en cause une politique de défense des droits de l’homme qui ne tendait pas à inclure les autres victimes des pratiques terroristes d’insurrection. Parmi les exilés argentins en Espagne et provenant du péronisme révolutionnaire, des voix très critiques s’élevèrent à l’égard de la guérilla. Vezzetti analyse ainsi l’exemple de Néstor Sciapioni sur les représentations dualistes du terrorisme en Argentine, ainsi que celui de deux péronistes, Envar el Kadri et Jorge Rulli, à travers leurs dialogues sur la politique, la guérilla et l’exil (F). Leurs formulations —associant lecture politique et dénonciation morale—, constituent un réquisitoire virulent contre les organisations armées et leur responsabilité dans la violence révolutionnaire. Il s’agit, dans ces deux cas, de textes qui furent publiés après les années d’exil, au terme d’un long processus de maturation. Ce que Vezzetti récupère, ce sont les critiques proférées, depuis l’exil, à l’égard non seulement de la violence révolutionnaire, mais encore de l’avant-gardisme, de l’élitisme, du messianisme et du terrorisme. Il tire de l’oubli les livres de Carlos Brocato et de Pablo Giussani, qui furent également écrits depuis l’exil et publiés au début de la transition démocratique, et qui portent aussi sur ces mêmes thématiques (G).
Même si, depuis l’exil, il n’y eut ni oublis ni omissions dans les jugements qui visaient à examiner sous un jour nouveau l’expérience révolutionnaire, Vezzetti précise que, dans la formation de la mémoire au début de la démocratie, la dynamique de l’oubli « ne se rédui[sait] pas à supprimer, [mais qu’] elle [était] une réécriture incessante du passé » (op. cit. p. 97). Il ajoute que la représentation bipolaire de la violence révolutionnaire dans le discours politique et l’opinion publique depuis 1973 a connu une évolution similaire à la « théorie des deux démons » (proposée dans le prologue du rapport Nunca más). Deux noyaux de sens sont ainsi condensés : d’un côté, un passé que l’on voulait laisser loin derrière ; de l’autre, la condamnation des extrêmes idéologiques, la disculpation du reste de la société et l’explication de la violence d’Etat comme réponse faite à la violence de la guérilla.
Cette vision du militantisme des années 1970 a été par la suite supplantée par la révélation des scènes de torture, la découverte de corps et les témoignages sur les camps. Par conséquent, à la figure du guerrier se substitua celle de la victime innocente, sans rapport aucun avec les « actions terroristes ». Tout au long des années 90, a vu le jour une abondante littérature de témoignage, laquelle, en cherchant à remplacer la figure du guerrier par celle du militant, produisit un récit idéalisé des aventures et des illusions de la jeunesse, des affects et des passions, au détriment des actions et des pratiques politiques. En effet, contrairement à ce qui s’était passé au cours de la période précédente – et parallèlement à l’interprétation de la théorie des deux démons -, Vezzetti met en relief que la question des responsabilités vis-à-vis des actions militaires des organisations est totalement absente dans les récits rapportant les expériences du militantisme. En lieu et place, on trouve des visions pacifiées et de jeunes militants dévoués et bien intentionnés. L’auteur montre ainsi que, dans les luttes pour la mémoire, la discussion autour du thème de la violence et des origines de cette dernière a été profondément et largement détournée, et la responsabilité rejetée sur la dictature. En guise de conclusion, il considère que, dans la période actuelle, on assiste au déclin de cette figure du militant et de ces représentations qui ont constitué tant d’obstacles à l’avènement d’une discussion sur le cycle de la violence et du terrorisme d’Etat. Les débats commencent à avoir lieu, et des témoignages des victimes de la guérilla ainsi que des éclairages nouveaux sur les crimes commis au nom de la révolution, commencent à affleurer (H).
Dans le troisième chapitre, « Le vimos la cara a Dios », Vezzetti examine la culture révolutionnaire de la violence qui a porté ses pratiques à une limite extrême. Il amorce cette partie du livre en recourant à une phrase particulièrement provocatrice, attribuée à un dirigeant militant : « […] dans la classe politique argentine, il y a une sorte de respect, voire un soupçon de jalousie envers les militants des années 1970, parce que nous autres, nous avons connu Dieu » (op. cit., p. 131, I). La métaphore érotique, précise l’auteur, fait référence à la passion : « une façon de s’adonner à la politique comme on le ferait avec le sexe ». A travers ce fragment de témoignage, l’auteur met en évidence un phénomène de condensation de la politique, de la pulsion érotique et de la religion, pour offrir un point de départ à l’exploration du complexe de la violence révolutionnaire. Autrement dit, son propos réside dans l’exploration de la formation politique et du sens moral du combattant. Pour ce faire, il étudie les schémas de perception, de sensibilité et d’action qui les rendirent possibles. En prenant comme exemple l’organisation Montoneros, l’auteur analyse le culte du courage, de la disposition au sacrifice absolu et de l’audace du guerrier révolutionnaire. Il s’intéresse également à la dynamique de l’héroïsme révolutionnaire et de la mort (choisie et recherchée) comme seuls garants de la pureté et de l’intégrité de l’engagement révolutionnaire. D’où le fait que la formation à la lutte armée se soit sensiblement fondée sur des discours, des pratiques et des consignes, portant sur l’élaboration d’une morale militante.
L’« héroïcité » – ingrédient de la morale du combattant et dont le point culminant est la « belle mort » -, constitue la preuve la plus irréfutable de la fidélité à la cause. Aussi les héros et les martyrs sont-ils les seuls à pouvoir offrir un exemple dépourvu d’imperfection. Parmi les diverses significations liées à ce culte des héros et surtout à la célébration de la mort – entendue comme don de soi à la cause révolutionnaire -, Vezzetti décrit également la posture de ceux qui ont survécu. Par ailleurs, il signale que cet élément central de la guerre révolutionnaire – à promouvoir quel qu’en fût le coût -, était présent dans le mandat mortifère de Che Guevara. En effet, sa figure révolutionnaire et son exemple romantique ont laissé une trace non négligeable dans les consignes de guerre et l’éthique du combattant en Argentine. Et ceci en dépit de son échec cuisant. L’auteur, enfin, analyse la référence au mythe révolutionnaire pour rendre compte des projections apocalyptiques dans lesquelles la prise du pouvoir était fantasmatiquement conçue comme un événement qui viendrait mettre un terme à l’histoire, et duquel surgiraient un monde et un homme nouveaux.
« L’homme nouveau », tel est d’ailleurs le titre du quatrième et dernier chapitre, dans lequel l’auteur propose une généalogie de ce topique, largement utilisé dans le discours révolutionnaire de l’époque. Le mythe de « l’homme nouveau » n’est bien évidemment pas né avec les expériences révolutionnaires latino-américaines (l’expression en soi trouvant sa source dans Le Nouveau Testament). Vezzetti considère que son origine est à chercher dans la tradition jacobine, où se forge l’idée de révolution et de changements collectifs que l’on retrouvera dans les révolutions du XXe siècle. Ceci ne signifie pas pour autant que les configurations de la violence et de la terreur puissent être directement transposées aux expériences révolutionnaires latino-américaines.
L’autre tradition qui vient alimenter la notion moderne de rupture révolutionnaire, selon l’auteur, c’est l’humanisme marxiste. Pour Marx, l’horizon de la révolution est l’humanité toute entière, puisque l’homme est avant tout le produit de la société et de l’histoire. Il est fort utile d’inclure ce postulat au regard de l’influence qu’exerça le marxisme humaniste – notamment à travers les leçons d’Anibal Ponce (J) -, sur des textes d’Ernesto Guevara comme, par exemple, Le socialisme et l’homme à Cuba (1965). Dans le marxisme, l’orientation rationaliste l’emporte sur les thèmes vitalistes du désir, de l’instinct et du courage – qui ont été les traits caractéristiques du sujet révolutionnaire. Toutefois, pour Guevara, les guérilleros constituaient des groupes hors du commun, dans lesquels se trouvaient des individus qui pouvaient rêver et inscrire leurs rêves dans l’action, tout en incluant la possibilité de la mort. L’homme nouveau, en tant que figure surhumaine, réunit la potentialité de la belle mort et le mythe de la victoire finale du héros. Dans la configuration révolutionnaire, – dans laquelle la transformation du monde et celle du sujet s’impliquent mutuellement -, le mythe de l’homme nouveau a connu une grande postérité dans diverses idéologies politiques radicales tout au long du XXe siècle. Vezzetti rappelle par exemple combien l’exaltation du guerrier et de la guerre, l’obsession de la rédemption par la mort, furent des topiques largement repris et mobilisés par les idéologies fascistes et, plus précisément, dans les discours de l’aile gauche du fascisme. Sont ainsi montrés les liens de parenté entre : esprit anti-bourgeois et anti-capitaliste ; idée de la politique comme révolution ; objectif d’une démocratie totalitaire ; élan de radicalisation politique et de mobilisation sociale ; culte rendu aux morts pour la cause ; et discours de l’homme nouveau (consacré en Benito Mussolini).
Dans l’appendice, Vezzetti réunit trois travaux déjà publiés entre 2004 et 2006 sur l’Escuela Superior de mecánica de la Armada (ESMA), le Parque de la Memoria et le Monumento a las Víctimas del Terrorismo de Estado. Tous ces textes sont ici précédés d’une introduction visant à resituer ces lieux dans l’actualité. Il examine les initiatives prises pour bâtir ces projets de mémoriaux publics qui permettent la récupération du passé. Il analyse la relation que ces projets entretiennent avec l’Etat, les demandes provenant de la société et, surtout, avec le mouvement de défense des droits de l’homme. Vezzetti y souligne l’échec dans la tentative d’élaboration d’une mémoire commune qui soit en mesure de réintégrer harmonieusement les différences et les débats, et qui soit ouverte aux générations présentes et futures.
En guise de conclusion, nous espérons avoir montré comment, à partir de nouveaux positionnements, Hugo Vezzetti, réalise avec succès un exercice de ré-examen et de mise en question des topiques de la violence et de la passion révolutionnaire. Ainsi, avec rigueur critique et sagacité, l’auteur contribue manifestement à ébranler les conformismes installés dans la mémoire. Son œuvre est l’illustration qu’un travail de recherche est nécessaire pour penser et représenter les responsabilités, les dettes et les devoirs, tout en renonçant à prétendre imposer, au bout du compte, d’autres versions tronquées du passé récent.
Notes
A. Vezzetti, Hugo, Sobre la violencia revolucionaria: memorias y olvidos. Buenos Aires, Siglo Veintiuno Editores, 2009, p. 15.
B. Vezzetti, Hugo, Pasado y presente. Guerra, dictadura, y sociedad en la Argentina, Buenos Aires, Siglo Veintiuno Editores, 2002.
C. Calveiro, Pilar, Política y/o violencia. Una aproximación a la guerrilla de los años 70, Buenos Aires, Norma, 2005.
D. Guevara, Ernesto, Textes politiques, Paris: Maspero, 1968 [1965]. Voir également, Textes militaires, Paris: Maspero, 1968.
E. Franco, Marina, “Notas para una historia de la violencia revolucionaria en la Argentina: una mirada desde los discursos del periodo 1973-1976”, Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Debates, 2008, http: //nuevo-mundo.revues.org/index43062.html.
F. Scipioni, Néstor, Las dos caras del terrorismo, Barcelona, Círculo de Estudios Latinoamericanos, 1983. El Kadri, Envar et Rulli, Jorge, Diálogos en el exilio, Buenos Aires, Foro Sur, 1984.
G. Brocato, Carlos, La Argentina que quisieron, Buenos Aires, Sudamericana/Planeta, 1985, y El exilio es nuestro, Buenos Aires, Sudamericana/Planeta, 1986. Giussani, Pablo, Montoneros. La soberbia armada, Buenos Aires, Sudamericana Planeta, 1984.
H. Vezzetti se réfère en particulier au débat virulent qui a fait suite au témoignage d’Héctor Jouvé sur les assassinats qui ont eu lieu au sein même de l’Armée de Guérilla du Peuple (“Ejército Guerrillero del Pueblo”), et dirigés contre ses propres membres.
I. Nous avons essayé de traduire cette expression en utilisant le verbe “connaître”, mis en italique, comme une façon ironique d’en rappeler le sens érotique.
J. Ponce, Aníbal, Humanismo burgués y humanismo proletario. México, Editorial América, 1938.
Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 6 novembre 2012