A propos d’une exposition parisienne de l’artiste Esther Shalev-Gerz, « Ton image me regarde !? »
Isabelle Ullern ©
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E. Shalev-Gerz vit à Paris. Une présentation d’elle-même et de son travail est accessible sur son site. Voir aussi la bibliographie indicative à la fin de cet article.
L’ouvrage événement : un temps et l’autre
Hiver/printemps 2010, Paris. Le Musée du Jeu de Paume propose une sorte d’auto-rétrospective très dense du travail de l’artiste cosmopolite, Esther Shalev-Gerz (sculpture, photographies, films, vidéos, installations…), tout en exposant une nouvelle installation, « D’eux » (2009), spécialement conçue pour cet événement :
– deux paysages disparates en fond de deux écrans pour
– deux personnes filmées, vivant à Paris sans se connaître mais connues d’Esther, elle-même vivant à Paris ;
– deux prises de parole très différentes (un entretien captivant par l’artiste intervieweur invisible, avec une traductrice libanaise, Rola Younes, passionnée par les langues et leur expressivité sensible en exil ; une lecture d’un chapitre d’un livre par son auteur, Jacques Rancière, philosophe énonçant la langue étrangement morte de ses pages : mortes au regard de la vivacité de l’entretien, vives en revanche si la pensée, plus tard, à les relire ou revenir les entendre, les repense…) ;
– et deux expositions en stéréoscopie pour en faire une : sur le mur face aux écrans, en frise décalée, des photographies d’un des paysages (l’île Seguin, Paris), sur lesquelles, clair sur gris travaillés sombre, des paroles de chansons sont posées… à reconnaître pour qui les connaît ou peut s’en souvenir (par exemple, un bref passage du poème d’Aaron Zeitlin mis en musique par Sholom Secunda, « Dona, dona »… En passant, quelques mots et la mélodie remontent, in petto incongru dans cette salle).
Geste même de Shalev-Gerz, cette apposition de la parole, du bruit et de l’image ou son arrêt, sa déchirure fantôme, pour l’écoute et la vision, qui oblige à s’arrêter, à déchiffrer, à lire par l’arrêt de l’évidence que provoquent les impressions amoncelées dans l’agencement même de leur décalage souligné.
Outre cette dernière installation, souvent de façon très resserrée par rapport aux oeuvres d’origine (ainsi, le silence et l’espace réduit d’Entre l’écoute et la parole : derniers témoins. Auschwitz 1945 – 2005, au regard de ce que cela fut à Paris, en 2005), cinq salles, leurs couloirs et recoins sur un étage rassemblaient l’évocation ou la revisitation du travail international de dix expositions d’E. Shalev-Gerz, courant de Hambourg-Harbourg, Allemagne, en 1986/93 (Monument contre le Fascisme, avec Jochum Gerz) à Norrköping, Suède, en 2008 (Sound Machine). Il fallait se coller à un mur ou s’asseoir, laisser passer entre l’installation et soi bien des choses, et dans le mouvement faire pause réceptive.
Mais plutôt que redécrire l’indescriptible si on ne l’a traversé – l’œuvre parle d’elle-même et bien des traces et livres en témoignent -, en rendre compte sera plutôt, ici, en quelques lignes, proposer d’en répondre. Cette exposition, Ton image me regarde !?, s’est-elle adressée à moi aussi ? Qui est le « tu » et le « moi » en l’occurrence, entre le regard et l’image invoqués ? Face aux témoins et leurs silences entre leurs mots ?… Et où se place « le spectateur émancipé » (Paris, 2008) que la voix, le visage, les pages (« le travail de l’image » du catalogue) et la présence sculptée de Jacques Rancière en D’eux ne cessaient d’inviter pour l’œuvre, l’artiste, les témoins, et pour le public ?
Sensibility/l’irréparable
Le temps signifie ce toujours de la non-coïncidence, mais aussi ce toujours de la relation – de l’aspiration et de l’attente : fils plus ténu qu’une ligne idéale et que la diachronie ne coupe pas […] distance qui est aussi proximité – laquelle n’est pas une coïncidence ou une union manquée, mais signifie tout le surplus ou tout le bien d’une socialité originelle […] Significatif rayonnement éthique – l’humanité entre dans la socialité à deux et la soutient […]
acuité de la solitude […] la dualité qui s’annonce dans la mort devient relation avec l’autre et le temps.
(Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, Paris, 1979)
Sans aucun doute, la densité de l’invitation publique à une telle traversée mosaïque de l’œuvre d’Esther Shalev-Gerz – c’est-à-dire vers ces témoins, ces visages proprement lévinassiens dans leur intelligence irréductible – créa-t-elle la possibilité d’une sensibilité saturée par la juxtaposition. J’ai vu trois fois l’exposition, délibérément avec des amis différents, pour en reparler plusieurs fois ; j’ai lu et relu son catalogue et ceux d’autres installations et d’autres choses encore… Il fallait tout reconstituer de façon syncopée, à rebours, pour commencer de comprendre personnellement un ensemble mis en commun, sans synthèse possible, sorte de cathédrale démocratique. L’espace public lui-même, étroit pour tant de données composées, et les mouvement de foule selon les jours, ralentissaient l’absorption de l’œuvre. Même, un jour, un passage éclair de l’artiste, accompagnée d’amis ou visiteurs privilégiés, bruyants mais concentrés ! Car sans une réappropriation personnelle, pas de « moi » qu’aurait regardé « ton » image. Pas de participation à l’exposition, juste une visite mondaine.
On le dit abondamment de cette œuvre et son geste, l’artiste elle-même en témoigne quand on l’y invite : c’est cette juxtaposition, ces « court-circuits » (sic) qui pressent à se souvenir au lieu de découvrir instantanément. Et, cette fois, sa densité plus encore. Invitation à faire comme les visages qui s’interrompent et méditent à travers nous, saisis. Invitation à l’effort du silence, en deçà de l’émotion, par un rituel unique : l’installation qui ne reviendra pas, jamais telle. Invitation à l’effort du silence en dépit de la surabondance de commentaires dont cette œuvre est désormais accompagnée, auxquels en outre l’exposition donnait simultanément lieu, à ses abords (cf. le colloque du 26 mai, qui accompagnait l’installation : « Puissance de la parole : une réflexion sur les formes du témoignage dans l’art aujourd’hui », J-C. Royoux, dir.). Oui, silence même, pour recommencer comme on commence ; et difficulté pour le travail de l’historien que ce silence des témoins, dont beaucoup s’écoutent en public (migrants, habitants de villes, ouvrières et leurs filles…), donc se taisent en dédoublant la langue et l’image, pour « nous », inconnu, qui les entendrons plus tard (sur cette difficulté du silence pour « faire l’histoire », cf. le résumé d’une séance de l’Ehess du 2 mars, consacrée à « Entre l’écoute et la parole : derniers témoins, Auschwitz 1945 – 2005 », dans la version de cette exposition, http://lemagazine.jeudepaume.org/2010/05/puissance-de-la-parole/, par Rémy Besson).
Les installations de Shalev-Gerz, incluent des concitoyens, témoins actifs, et nous donnent ensuite leur don – et nous payons, désintéressés, juste pour y être avec eux, c’est-à-dire capables d’être-regardés, un moment. Silence exposé entre les mots qui atteste l’intelligence de l’effort de se souvenir pour dire seulement quelque chose et pas tout : au lieu exact de toute victimisation (historique ou sociale, on pense aussi au travail sur Aubervilliers qui consistait à mettre en regard des entretiens de « biographie urbaine et personnelle », en quelque sorte, avec des habitants et des ensembles de portraits très travaillés). Alors, silence de la question et de l’interprétation quand on passe le seuil de l’exposition et qu’on entre dans l’événement constitué ; silence du commentaire, silence pour la pensée qui n’est que le retour, après, sur ce que le silence a contraint en coupant court au bruit qui continue (« Sound machine », op. cit.).
L’espace public contemporain, cette démocratie en mouvement perpétuel, certes, tels que travaillés par Shalev-Gerz depuis longtemps : cette œuvre propose inlassablement qu’ils deviennent, par moments, autrement qu’un espace exclusivement tendu de débats interminables, autrement qu’une contrainte au silence hébété et vaguement coupable devant le visage du témoin qui « me » regarde en sachant que je vais le faire, sans célébrer cette hébétude de notre impuissance comme un silence violent ; un espace ouvert par la sensibilité comme intelligence attentive, et ceci : non à coté de lui (on pense aux espaces religieux), mais bien en lui (expositions) ; et non comme émotion captive (ce que Socrate reproche aux rhéteurs), mais comme une attention participative d’abord. La densité des décalages absorbe le spectateur (la spectatrice) parmi la foule des visiteurs. Seuls-ensemble entre l’écoute et la parole, la lumière et la voix, entre-nous, telle est l’humanité civile et mémorielle, dans cet indéfectible. Incise de l’art, sa découpe à même l’espace public (et l’histoire) et ses amoncèlements constitutifs. Son blanc qui ne le change pas mais y laisse passer la lumière, par un vide naissant de la répétition de l’intervalle. On ne « comprend » pas les témoins dans cette œuvre et leur regard, on n’y advient pas « moi » limité dans la foule, face à « tu », inaccessible, scindé à soi en D’eux, sans taire d’abord ses certitudes ou attentes intentionnelles. Shalev-Gerz décale, appose, superpose, sature mais avec une sensibilité sensée et peuplée d’autres, absents que les installations convoquent. L’émancipation procède de ce silence, à distance du bruit incessant du monde qui ne cesse pas cependant (Levinas). Ce silence est une insomnie en plein jour. Comment comprendre autrement la superposition spectrale des arrêts sur parole ou image sur l’image et la parole, ailleurs, autres l’instant juste après, irrécupérables, qui continuent ? (« Anges inséparables : la maison éphémère pour Walter Benjamin », Weimar, Allemagne, 2000)
La lumière est le cœur de l’affaire. La lumière et l’irréparable, ritualisés : œuvre de cet art.
Dès qu’ayant quitté l’exposition, et déjà durant elle, de quoi se souvient-on ? J’ai oublié. J’y retourne autrement car me reste juste la possibilité de m’en souvenir.
Sense/« la lumière totalement affranchie d’image »
En reconnaissant l’impact de l’événement, sa fugacité qui ne s’efface pas, il faut revenir à l’irréparable – le travail initial de’Esther Shalev-Gerz (par exemple, 1996) et ce qu’en dit Rancière en 2010, à propos d’une anecdote racontée par Asa Simma, la femme lapone de « White out : entre l’écoute et la parole », Suède, 2002. Un homme ayant gravement volé son grand-père propose plus tard de le rembourser, le grand-père refuse ; « ce qui a été fait ne se répare pas. Cela veut dire qu’il faut faire autre chose (…) l’irréparable n’interdit pas la parole, il la module différemment. Il n’interdit pas les images. Il les oblige bien plutôt à bouger, à explorer des possibles nouveaux. Le caractère irréparable de ce qui a eu lieu n’oblige en rien à élever des monuments à l’absence et au silence. L’absence et le silence sont là, de toute façon, dans toute situation, donnés. La question est de savoir ce que les présents en font, ce qu’ils font des mots qui contiennent une expérience » (pp. 10/11 du catalogue). Et voici que, le silence et l’absence saturant l’événement, le spectateur est appelé, quelqu’un s’adresse à lui : à cette condition du silence et de l’absence, il en fait l’expérience. En ce sens, « Ton image me regarde !? » est une invitation éthique, par la sensibilité d’abord, brèche à travers « moi », et non par la morale appliquée. Sensible démocratie : juste un possible et le possible pour du juste. Intervalle par la contrainte de bouger et de faire le deuil de l’irréparable, comme de la parole ou de l’image captives, écrans devant prouver ou démontrer si on ne les sépare.
La travail de « L’irréparable », « après l’oubli » (sic), tout en procède. Là, tout commence à signifier quelque chose, pour « moi » regardé/e par « toi », renversé/e pour « toi » : l’artiste disait, dans un entretien de 1995, « sans l’oubli de nos moyens habituels d’expression la mémoire sensible est impossible (…) on vit une époque d’énorme consommation d’images. Au fond, ce que l’on retient, ce ne sont pas les images, mais leur rémanence. Le moment qui m’intéresse est celui qui suit le passage des images, après l’oubli ». Il faut créer le possible retour du sensible. C’est aller vers le sens par un étroit passage sans issue autre qu’y rester répétitivement : « je travaille avec l’espace entre les images. Les images se succèdent et il se crée un espace entre ces images. C’est dans cet intervalle que se fait l’image (…) c’est là que se situe le souvenir qui n’est ni image ni parole, qui est une sensation non formulée, très riche, puisque cette distance porte aussi les propres images oubliées ». C’est donc le geste de l’artiste (photographier comme on sculpte, en y inscrivant le temps du mouvement) : ses installations produisent rituellement cela avec / pour le public. « En éliminant les barrières qui créent l’image devant le flux de lumière, j’essaie d’introduire le même désir d’une autre dimension, en coupant l’image (…) Ce n’est pas un vide mais l’image totalement affranchie ». « J’ai beaucoup travaillé sur la lumière, on ne peut pas la capter (…) quand je fais une coupure, j’essaie de libérer la lumière ; je donne une ouverture qui est autre ». Cet autre, c’est le regard au lieu de l’image.
Or, la lumière entre qui permet le regard, c’est la possibilité de ne plus voir simplement, mais de lire, déchiffrer pour comprendre ; lire l’expérience après qu’on l’a oubliée, rappeler la voix de l’autre et, surtout, son intelligence oubliée. Qui revient, politiquement : dans un espace public de socialité rituelle.
Il y a dans cette œuvre une invitation à une phénoménologie qui renonce à l’intentionnalité pour laisser place à l’éthique à la fois politique et première, c’est-à-dire à la nécessité de ne pas rester « soi / inactif », privé de ressource herméneutique en socialité vive (on pense aussi au récit d’enfance rurale qu’Amartya Sen recompose de la famine de 1943, au Bengale, et qui, à la source de ce qui lui valut son Prix Nobel, impulse toute sa philosophie morale de l’économie (« la liberté individuelle est une responsabilité sociale »), son pragmatisme même et son impact réel sur l’action économico-politique, cf. note). Une phénoménologie comme pensée après le coup de l’art, coup pour cette sensibilité radicale procédant d’une ouverture irréparable de « l’ontologie » (elle n’est pas donnée). Comme on se coupe nécessairement pour aller à l’existant, d’une blessure d’altérité conditionnelle de l’humanité : autre dimension ? La socialité comme « être capable d’être-regardé ». Quelle lumière alors, allant à la raison par le cœur (Pascal selon Chestov et Levinas), qui n’aveugle pas mais permet le regard ?… « Folie du jour » disait Blanchot.
Que cette ouverture de la vérité – que cette clarté – atteignant à la transparence du vide – puisse blesser la rétine comme un verre qui se brise sur l’œil dont il aiguise la vue et que cette blessure soit cependant recherchée comme lucidité et comme dégrisement, voilà à nouveau la folie du jour. Itération infiniment répétée de la folie désirée comme lumière du jour et du jour qui blesse l’œil qui le cherche. « Je faillis perdre la vue, quelqu’un ayant écrasé du verre sur mes yeux. »(Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot (« La Folie du jour »), Paris, 1975)
Note:
Amartya Sen, L’économie est une science morale, Paris, 2003 (livret regroupant deux essais traduits, de 1990 et 1996) : « L’un des événements les plus bouleversants de mon enfance est d’avoir vu la famine de 1943 au Bengale (…) J’avais neuf ans à ce moment là (…) Un matin, un homme très maigre est apparu dans l’enceinte de notre école, il se comportait de manière anormale, ce qui – comme je devais l’apprendre plus tard – est un symptôme habituel d’une privation prolongée de nourriture (…) Dans les jours qui suivirent des dizaines puis des milliers de gens traversèrent notre village (…) Il est difficile d’oublier la vue de milliers d’êtres décharnés, ayant à peine la force de mendier, souffrant atrocement et se laissant mourir doucement », op. cit., pp. 44, 45, 46. Suit alors l‘étude de ce fait comme un horrible mais puissant paradoxe, entre les souvenirs : il y avait assez de réserves de nourriture pour répondre à la famine…
Bibliographie succinte:
Entretien avec Doris von Drathen, Irréparable, Musée de la Roche sur Yon, 1996, pp. 12-22
Catalogue de l’exposition 2010 (où se trouve, outre un nouvel entretien avec l’artiste, l’article de Jacques Rancière, « Le travail de l’image », op. cit.) : Esther Shalev-Gerz, Jeu de Paume, éditions FAGE, 2010. Ce catalogue redonne, comme tous les catalogues des expositions d’Esther Shalev-Gerz, une bibliographie détaillée et chronologique mise à jour des œuvres et des ouvrages sur ou des entretiens avec l’artiste.
Entretien avec Alice Laguarda, « L’image inversée de l’origine », dans Visuel(s) 1998 n°6, mis en ligne sur le site déjà indiqué : http://www.shalev-gerz.net/FR/
Publié sur le site de l’Atelier international de recherche sur les usages publics du passé le 17 octobre 2010.