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Les événements de la révolution roumaine de 1989, dont le début sanglant et le déroulement ont fortement marqué la mémoire des habitants de Timişoara, tendent de plus en plus à devenir un repère du discours identitaire de cette ville.
Timişoara : « première ville libre de la Roumanie » (le 20 décembre 1989, au moment où le dictateur N. Ceauşescu était encore au pouvoir à Bucarest) ; ou « ville martyre » (un nombre de 110 victimes, dont 50 corps ont été volés par la police secrète de l’hôpital régional et transportés à Bucarest pour être incinérés en secret, privant leurs familles de la possibilité de les enterrer). Ces appellations ont remplacé d’autres étiquettes moins prestigieuses : « la ville des parcs », « ville jardin »…
Le caractère exceptionnel des événements de 1989, le sacrifice des habitants, ainsi que l’isolement de la ville pendant les premiers six jours de la révolution roumaine, jours d’affrontement avec le pouvoir dictatorial créent la base d’un discours mémoriel centré sur l’idée d’une exception, d’une singularité, d’une exemplarité de la ville (« jours emblématique pour Timişoara » comme le disait une personne interviewée, « une semaine dramatique », dit un autre).
Les discours de la mémoire mettent en place l’image d’une ville devenue durant ce temps-là « une vedette tragique » et soulignent le caractère choquant, exceptionnel, troublant, unique, héroïque des événements qui se sont déroulés du 16 au 20 décembre 1989.
La commémoration annuelle à Timişoara de cet « intervalle tragique » se trouve en décalage temporel par rapport aux commémorations de niveau national qui privilégient le 21 et le 22 décembre. Un musée s’occupe de l’administration de la mémoire des victimes, le Mémoriel de la Révolution. Ses administrateurs ont pris l’initiative de l’installation, dans la ville, de monuments placés surtout dans les lieux associés aux moments-clés des événements (surtout là où les gens ont été fusillés par les forces de la police secrète et de l’armée). Ces données de décalage politique local soulignent la dimension à la fois tragique et héroïque des faits. Les monuments officiels évoquent le tragique et l’héroïque par référence à l’image du martyre chrétien, ou par référence à l’histoire héroïque de la nation. Associées à cette généalogie glorieuse, les victimes de la révolution s’inscrivent dans la logique sacralisante qui sert d’habitude de base à toute patrimonialisation de la mémoire. Les deux modèles, « le saint » et « le héros », sont associés dans une symbolique qui tend à les confondre et repousse au second plan les références au contexte réel de production de ces victimes. C’est pour cela que ce type de mémoire participe à une forme partielle d’oubli : l’oubli des responsabilités liées au meurtre de tant de personnes.
Cette « autre » mémoire revient brutalement à la surface au cours des commémorations annuelles de la Révolution à Timişoara. Elles incluent un jour de deuil (le 17 décembre) et un pèlerinage des familles auprès de ces monuments. Sidonia Grama qui a analysé cet itinéraire remarque qu’au cours de son déroulement les familles des victimes se servent de ces monuments pour faire ressurgir leurs propres souvenirs, retrouvant dans certains cas, des ressemblances troublantes entre la personne disparue et le personnage représenté par la statue (c’est le cas de « l’Homme-Cible », oeuvre de l’artiste Bela Szakats de Timişoara, qui fait référence à l’image de Jésus sur la Croix et à la chute d’un soldat sous les balles : sous ces traits, une mère croit reconnaître son fils mort dans le voisinage du lieu de l’emplacement de la statue). Des rituels traditionnels de l’évocation des morts accompagnent aussi ce pèlerinage.
Monument de Paul Neagu, devant la Cathédrale orthodoxe, Place de la Victoire (ou de « de l’Opéra ») Timişoara 2009. Photo de l’auteur ©.
« L’Homme-Cible », oeuvre de l’artiste Bela Szakats de Timişoara, près de Piaţa 700. Photo de l’auteur ©
Place de la Victoire (ou « de l’Opéra »), Timişoara, décembre 2008. Photo de l’auteur ©
Une autre forme de concurrence entre les divers discours de la mémoire est représentée par les jeunes qui pratiquent le soi-disant street art et qui collent des stikers aux endroits les moins significatifs ou solennels. À l’opposé des formes consacrées de mémoire, ils proposent un discours polémique face au discours sacralisant de la mémoire. Une main qui fait le signe de la victoire, sous laquelle est marqué le mot « Respect », est collé sur divers objets d’usage quotidien, y compris sur une poubelle du centre ville, Place de la Victoire qui fut le théâtre principal des événements de 1989 et, depuis, le lieu consacré des commémorations (ancienne Place de l’Opéra, son nouveau nom évoque cette révolution). L’idée du périssable, du non-significatif est associée à ces pratiques de stickers collés. Les jeunes qui les utilisent trouvent trop bruyantes et d’une certaine manière trop « oubliantes » les formes officielles de commémoration qui tendent à donner un caractère de fête de la victoire aux jours où la ville devrait plutôt pleurer ses morts.Cependant, ce dialogue des mémoires concurrentes ne s’inscrit pas dans un espace vide, mais dans un espace qui est déjà l’espace de production d’autres mémoires.Le cas le plus significatif de ce point de vue est la Place de la Victoire, évoquée plus haut (se reporter, en fin de cet article, aux quelques photographies illustratives proposées par l’auteur). Située entre l’Opéra et la grande Cathédrale orthodoxe (toutes deux monuments de référence du centre ville), cette place était, entre les deux guerres, place de promenade et scène sociale de représentation d’une société bien hiérarchisée. Au célèbre Corso, situé sur la partie droite en allant vers l’Opéra, correspondait, sur la partie gauche dans la même direction, le soi-disant « Surogat ». Sur ce dernier, les élèves de lycée, auxquels le Corso était en principe interdit, avaient droit de promenade. Sur le Corso, les gens se saluaient en se reconnaissant facilement pendant la promenade du dimanche midi, après la messe ou à d’autres occasions (certaines heures étaient prévues tacitement pour la promenade des soldats et des serviteurs).Aujourd’hui ce centre ville est très animé et diversifié, aucune réglementation ne semble plus diriger son existence quotidienne ou festive. Mais l’histoire la plus récente, celle des événements du 17 au 22 décembre 1989, a accru son prestige par rapport à une autre place importante de la ville, la Place de l’Union (ou Place de la Cathédrale – le nom de cathédrale pour le Dôme crée, en réalité, une confusion car les citoyens de la ville donnent le nom de « cathédrale » à la grande cathédrale orthodoxe de la Place de l’Opéra / ou Place de la Victoire ; en outre, le Dôme n’a pas l’aspect d’une cathédrale mais est bien une église catholique). D’un coté, le Balcon de l’Opéra est devenu célèbre parce que c’est l’endroit d’où les révolutionnaires qui l’ont occupé ont proclamé, le 20 Décembre 1989, Timişoara première ville libre de Roumanie. De l’autre coté, est située la Cathédrale : sur ses marches, le soir du 18 décembre, des adolescents ont été tués. Cet épisode est assimilé, dans la mémoire, à l’épisode néotestamentaire du « Massacre des Innocents » (massacre d’enfants perpétré par le roi Hérode selon l’Évangile de Mathieu ; scène souvent représentée en peinture, au cours des siècles, en Occident). Certains bâtiments portent encore les traces des balles et, devant cette même Cathédrale, sur la place, la Mairie a installé un monument de Paul Neagu, commémorant les victimes de 1989. Il est devenu, aujourd’hui, lieu de déposition de couronnes et de cérémonies officielles ou religieuses, bien qu’il fût initialement mal accepté par les familles de révolutionnaires car il inclut la représentation d’une croix inclinée, également interprétée par quelques uns comme un signe satanique.Au centre de la même place de la Victoire se trouve une « Louve capitoline » offerte à la ville par la municipalité de Rome en 1926, qui évoque les racines romaines des Roumains (ce centre est perçu comme le centre roumain de la ville, par rapport à la Place de l’Union, liée à l’histoire autrichienne de la ville où se trouvent le Dôme catholique et l’Archevêché serbe). Ce monument, retiré à l’époque stalinienne au nom de l’internationalisme prolétaire qui excluait toute référence à la nation, a été réinstallé au centre de la place de la Victoire, entre l’Opéra et la Cathédrale orthodoxe, après 1964.Enfin, du côté de l’ancien Corso, vers le milieu de la place de la Victoire, un buste du roi Ferdinand a été installé en 1999, rappelant le nom que ce Corso portait avant le communisme (boulevard Ferdinand) et l’unification de 1919 de tous les territoires roumains, sous le signe de la Grande Roumanie. Une histoire de la monarchie roumaine, dont l’oubli imposé fut presque complet pendant un demi-siècle de communisme, se trouve ainsi mise en relation avec les autres moments historiques dont la place se fait porteuse.Ce dialogue des mémoires fait que la place, au lieu de se transformer en un lieu de mémoire laisse entrevoir le travail même par lequel son espace est produit comme une négociation, à multiples paliers, d’une relation, toujours mise en cause, entre le présent et le passé.A cet égard, après les événements de 1989, un moment de double cérémonie publique reste vivement présent dans mon propre souvenir, marquant d’une façon emblématique cette production comme un processus inachevé, toujours contemporain. La nuit de Pâques 1998, l’ancien Roi de Roumanie, Michel Premier (contraint d’abdiquer en décembre 1947) a participé à la grande messe qui se déroule normalement à l’intérieur et à l’extérieur de la Cathédrale orthodoxe. A minuit, un cortège est sorti de la Cathédrale ; le Roi et le Métropolite du Banat se sont adressés à la foule qui se trouvait amassée pour cette occasion sur la place de la Victoire, avec la formule traditionnelle, « Le Christ est ressuscité! », et à laquelle les gens présents répondent, « C’est vrai, il est ressuscité! ». Après l’échange de ces formules consacrées du rite orthodoxe, le Roi et le Métropolite ont fait trois fois le tour de la place pleine de monde. Une fois la cérémonie religieuse terminée, une autre cérémonie a commencé du côté de l’Opéra : un spectacle Coca-cola pour marquer l’ouverture d’un restaurant Mac Donald’s à côté de l’Opéra, à la place d’un ancien restaurant style Lacto (bar de l’époque communiste et ancien salon de thé viennois – Caffé Boncescu – de l’époque de l’entre-deux-guerres). La part la plus jeune du public participant à la cérémonie religieuse s’est dirigée vers l’extrémité opposée de la place, pour participer à la célébration des symboles d’une époque nouvelle : celle de la globalisation.Retour du traditionnel et irruption brutale d’un monde global, sacralisation du passé le plus récent et ouverture vers le spectacle de l’affirmation des « nouvelles idoles », lieu de concurrence entre des discours au travers desquels se confrontent diverses couches de l’histoire de la ville, et lieu de confrontation de différentes pratiques de mémoire, la Place de la Victoire parle des contradictions du monde roumain en quête d’une nouvelle identité et de nouveaux symboles.
Publié sur le site de l’Atelier international de recherche sur les usages publics du passé le 8 novembre 2010.