Isabelle Ullern ©
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L’article qui suit s’engage circonstanciellement dans la controverse déclenchée par un livre d’un historien italien, Sergio Luzzatto, paru au printemps 2013. Ainsi que le montre un de ses contradicteurs, sur le site des usages publics du passé puis dans la presse italienne, Alberto Cavaglion : au motif de désacraliser l’histoire et les figures héroïques de la fondation de la république italienne, ce livre s’autorise d’une interprétation réductrice, déplacée, et moralisatrice de l’écriture du témoin survivant, Primo Levi.
Même si une controverse contraint d’y entrer (ainsi que Bossuet concevait le droit de contrainte politique pour « inviter » les protestants à la Messe), en renouant justement avec la réplique de Pierre Bayle à Bossuet, on peut refuser la contrainte. Cet article est donc, plus radicalement, un essai qui déplace la réponse depuis la controverse publique vers une adresse plus déterminante, plus civile : adresse inscrite d’une écriture exceptionnelle qui forme le temps, celle des écrivains-survivants, de la littérature de témoignage et de la figure intellectuelle significative que le témoin moral constitue pour ceux qui le reconnaissent tels, en accueillant cette adresse singulière que d’aucuns refusent ou ne voient ; mais ils n’y sont pas contraints.
L’essai procède alors à la façon d’une « conversation utopique » où la lecture vient, et tient une fonction nodale. Une telle conversation tranche sur l’omnipotence du présent ou de l’actuel qui, en réalité, en vérité !, ne sont pas le temps, voire sont l’absence de temps : trois citations ouvrent l’article de façon inactuelle, pour entendre trois philosophes sur la question d’héritier la violence de l’histoire – où la controverse et ce qui l’excède viennent prendre place, tout en s’ouvrant à des conversations effectives (où les amis proches et non proches, parfois, tiennent aussi une place civile précieuse). Ces trois adresses scandent la réflexion, un peu à la façon d’une lecture talmudique sécularisée. Elles font de cette conversation une expérimentation imaginaire comme Walter Benjamin pense l’utopie : elle est le geste réflexif de créer une figure inouïe, une brèche du temps, « où le passé entre en résonnance […] avec le présent pour former avec lui une constellation. » J’y vois la formation humaine du temps. (Cet essai est redevable de la lecture que Miguel Abensour fait de Benjamin et de Levinas, déployant sa propre « utopie du livre » et une phénoménologie de la « ‘conversion’ (μετάνοια) utopique »).
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« Est-il, d’une façon générale, possible de liquider les conflits sans recourir à la violence ? […] La critique de la violence est la philosophie de son histoire. La « philosophie » de cette histoire parce que seule l’idée de son point de départ permet une prise de position critique, distinctive et décisive, sur ses données à tel moment du temps. Un regard qui ne porterait que sur la réalité la plus proche n’est en mesure, au mieux, que de percevoir un va-et-vient dialectique entre les formes que prend la violence comme fondatrice et comme conservatrice de droit. »
Walter Benjamin, Critique de la violence, 1921
« Le vrai problème pour nous autres Occidentaux ne consiste plus tant à récuser la violence qu’à nous interroger sur une lutte contre la violence qui — sans s’étioler dans la non-résistance au Mal — puisse éviter l’institution de la violence à partir de cette lutte même. La guerre à la guerre ne perpétue-t-elle pas ce qu’elle est appelée à faire disparaître pour consacrer, dans la bonne conscience, la guerre et ses vertus viriles ? »
Emmanuel Levinas, Du Sacré au Saint, 1977
« L’espoir dont je dote le témoin moral est un espoir de nature plutôt sobre ; c’est l’espoir que dans un autre temps et dans un autre lieu il existe, ou il existera, une communauté morale qui entendra son témoignage. La nature héroïque de cet espoir réside dans le fait que les personnes qui vivent sous le joug d’un régime malfaisant qui s’est fixé comme objectif de détruire le tissu même de leur communauté morale en viennent vite à penser que ce régime est indestructible et invincible et renoncent à l’idée même de communauté morale. […]
[…]… témoin à la fois du mal et de la souffrance qu’il fait subir […] le témoin moral est la personne qui fait l’expérience de la souffrance, qui n’en est pas seulement témoin mais victime […] Parmi ceux qui ont renoncé au suicide, certains l’ont fait avec l’intention de porter témoignage. […]
C’est à nous que la question se pose [… à] notre volonté de cerner le rôle que le témoin moral joue dans notre propre vie [..] : [à qui] souhaitons-nous décerner le titre de témoin moral ? […]
Les victimes du mal sont loin d’être à égalité en ce qui concerne leur capacité à rendre compte de leur expérience du mal […] Il s’agit là d’une capacité exceptionnelle qu’il ne faudrait pas mépriser au nom de l’affront qu’elle pourrait infliger à nos prétendus instincts démocratiques. »
Avishai Margalit, The Ethics of Memory, 2002 (je souligne)
Grandeurs et misères démocratiques des controverses sur le connaissable-inconcevable
Dans la vie intellectuelle comme dans la vie morale – c’est-à-dire la vie active ordinaire -, il y a des livres et des controverses qui nous enseignent, d’autres pas. Les livres et controverses qui nous enseignent sont ceux qui nous déplacent vis à vis des limites de ce que nous pouvons savoir ou comprendre ou penser à propos de nous-mêmes, collectivement, sur un registre intime et public à la fois. Fut-ce âprement ou contre notre gré, en activant des inscriptions sociales ou historiques difficiles de réminiscences culturelles obscures, de tels livres ou controverses accroissent notre réflexivité par l’éclairage, l’exhumation ou l’adresse qu’ils sont capables de constituer ; en venant ainsi nous requérir dans le partage public ou civil de leur effectivité singulière à ce propos de « nous ».
A l’occasion d’une controverse, nous cherchons souvent comment faire l’expérience non violente du différend et de la critique « distinctive et décisive » (W. Benjamin, ci dessus) dans un espace public pluraliste et illimité, dont la médiatisation technique et démocratique rend l’usage difficile et la régulation impossible en extension comme en qualité. Mais aujourd’hui, parce que je m’y vois contrainte, je voudrais regarder un autre aspect de l’obligation de répondre avec une attention renouvelée à un questionnement tout à coup bousculé de façon désagréable, voire indésirable – ce qui n’est pas en soi la marque d’un dérangement illégitime. Je crois que cela m’oblige à déplacer le centre de gravité de la réflexion partagée, depuis le registre politique (métaphorisé par « l’espace public ») vers une réflexivité plus civile que je métaphoriserai comme un tissu d’intersubjectivité travaillé, travaillant une économie particulière de l’entente et de l’intelligence en excès du politique, et sans aucun doute capable d’en absorber certaines ondes de choc destructrices. Tout au moins quand le travail de ce « tissu » est à la fois pensé et engagé en contraste volontaire avec le politique. Disant cela, je parie que l’inlassable travail socioculturel ordinaire de lecture partagée des livres et des controverses qui nous enseignent produit les significations symboliques que nous avions coutume d’attribuer à des instances monumentales (politiques, artistiques ou religieuses) avant de les considérer comme idéologie aux prises avec une raison qui désenchante le monde. Or en démocratie avancée, nous gagnerions à penser que la civilité crée l’effectivité symbolique.
Un livre comme Bloodlands (2010, trad. fr. Terres de sang, 2012) de l’historien américain Timothy D. Snyder (spécialiste de l’Europe de l’Est) suscite à l’évidence une controverse historiographique qui nous instruit encore à propos de « la réalité proche » (W. Benjamin, ci dessus) d’une catastrophe historique irrémissible. En revisitant, avec une érudition linguistique étonnante, l’espace est-européen dont les populations, autochtones ou en exil, furent exterminées du fait même de l’interaction terrible entre les deux totalitarismes stalinien et nazi, Bloodlands et son auteur nous donnent à reconsidérer l’effroyable géographie du massacre quotidien de l’humain par l’humain, décentrant territorialement, quantitativement et qualitativement la perception ouest-occidentale. D’où la controverse, en rigueur. La perception et les analyses européennes occidentales, à juste titre, focalisent l’inimaginable extrême de l’extermination des Juifs d’Europe sur les exécutions face à face et les centres de mise à mort, inscrits au cœur de la cartographie des camps de concentration et de l’état de guerre puis d’extermination « total » du 20ème siècle européen, mobilisé par le discours apocalyptique de Hitler, comme l’a si bien montré Philippe Burrin (2004). En suivant les débats entre T. D. Snyder et ses confrères, le lecteur (ré)apprend, par le détail des données et des arguments, comment et combien l’inconcevable de la catastrophe totalitaire et son acmé génocidaire restent simultanément connaissables (en terme de perfectibilité de la connaissance) et inconcevables. Ce paradoxe quasi aporétique du « connaissable-inconcevable » est à la hauteur de cette violence de l’histoire dont nous restons sommés de penser l’héritage circonscrit, et ce qui en procède de façon bien plus difficile à circonscrire : sur le registre psychique et culturel du temps, là où les sociétés héritières de ces « terres de sang » et d’un génocide que nous n’aurions jamais dû voir possible (doublé d’un infanticide aussi intolérable, encore peu considéré pour lui-même) continuent de souffrir de réminiscences rebelles aux « politiques de la mémoire ».
Précisément, la controverse issue du dernier livre de l’historien italien Sergio Luzzatto, Partigia, ne nous enseigne rien, sauf qu’il y a décidément des réminiscences : mais comment ? « Aujourd’hui, Luzzatto nous appelle à défendre Primo Levi de l’accusation d’avoir été un assassin ; un assassin qui à Auschwitz n’aurait pensé à nulle autre chose qu’à son ‘vilain secret’ », celui de la violence des partisans dont il est un témoin-écrivain. Alberto Cavaglion qui publie ces lignes le 12 mai 2013 est désolé d’une désolation indéniablement « grave et sinistre » (je reprends des qualificatifs de Wittgenstein cité par le philosophe israélien Avishai Margalit déjà cité en exergue ; voir ci dessous mon dernier paragraphe). Comment un historien en vient-il à blesser à ce point ses lecteurs ? Et quel usage de l’historiographie produit la déconsidération d’un écrivain-survivant ? Ce que Partigia et Luzzatto suscitent nous plonge dans une sorte de misère découragée, tant sa mise en cause ostentatoire d’un « témoin moral » (Margalit) est à la fois indécente et piégeante : il s’en défend sur le terrain épistémologique et moral. En tâchant de refuser le piège d’aller à « la guerre à la guerre » (E. Levinas, ci dessus qui, lui, parle de la guerre armée bien sûr) – soit fustiger les « ismes » de tel ou tel intellectuel (moralisme, révisionnisme ou toute autre idéologie en un sens mortifère) –, je voudrais plutôt repérer « le « point de départ » (W. Benjamin ci dessus) produisant une approche dépréciative des questions limites qui laissent le passé actuel, retardent qu’il devienne un passé – quand bien même le discours qui fait cela prétend tenir une parole critique à portée politique. Ce qui est « grave et sinistre », c’est qu’un geste historiographique se mette en concurrence avec ses sources intelligentes, c’est-à-dire avec la littérature de témoignage : cela menace les usages du passé de verser dans la violence de l’imposture, portant alors atteinte au registre langagier de l’entente.
La hantise de l’expérience historique limite : entre la connaissance et son simulacre savamment imperceptible qui banalise l’écriture-survivante
Lorsque la controverse commence dans la presse italienne, en avril 2013, entre Sergio Luzzatto et Gad Lerner qui réagit au livre (voir les sources données par Cavaglion, op. cit. ; j’ajoute en bibliographie finale ce qui a suivi, dont une part m’a encore été communiquée par Alfredo Cavaglion que je remercie), nous constatons deux registres de controverse : d’une part, la question est morale au sens où, à une attitude et une invite moralisatrices émanant du propos de Partigia (je m’explique plus loin), doit répondre un jugement de pensée non moraliste. D’autre part, d’aucuns (M. Flores, 18.5.2013) argumentent sur un plan d’avancée des connaissances de la violence historique des partisans, que Luzzatto situe à l’origine directe de la « fondation » républicaine italienne. Précisément, s’engouffrer dans le registre épistémologique pour débattre contribue à masquer la source du geste de Luzzatto, lequel entrave l’attention des lecteurs non spécialistes et non avertis avec une érudition historiographique qu’ils ne peuvent maîtriser. Ne serait-ce parce qu’en soi, l’historiographie procède d’une enquête interminable. Mais ce n’est pas là le plus difficile défi que pose le débat historique en démocratie, qui se targue de défaire les idéologisations mémorielles et/ou politiciennes (prétention critique revendiquée par Luzzatto). Le plus difficile réside dans l’égarement du jugement ordinaire à qui s’adresse le critique, effet propre à l’érudition spécialisée et à la réalité empirique qui la fonde : il y a toujours à en dire quelque chose et l’enquête même, ses moyens, ses sources, l’extension et la révision infinies des données qui la valident, font l’objet d’un débat qui va son cours plus ou moins tactique, plus ou moins didactique à l’égard des lectorats visés au-delà des cercles érudits. Ainsi va rigoureusement l’historiographie. Face à cela, rapporter l’érudition nécessaire au jugement initial dont elle procède est la réelle difficulté qui s’impose lorsque l’empirie est saturée par la polémique, difficulté que l’histoire partage avec la mémoire.
Il s’agit de la difficulté de la réflexion en vue du jugement, ce qui décentre l’empirisme technique dont émane une sorte de réflexion auto-immune. Cette réflexion auto-immune s’enclenche à partir de la conviction démocratique que, à cause du débat public nécessaire, on peut avoir un accès limpide et factuel à l’élucidation des questions de société. L’enjeu de cette illusion mal posée, rien moins, est le dialogue démocratique (civil) rêvé par la démocratie (politique), chevillée à son disparate de points de vue, proie facile pour une réflexion dévorée par sa propre illimitation processuelle, irrégulable. Or juger (penser) est aussi, pour chacun et en dialogue, accepter une limite par le temps où se produit l’altérité : limite d’un effet de césure et d’asymétrie entre les générations et les points de vue. Penser sans renoncer au jugement – qui, seul, lui donne corps, ouvrant ainsi à l’expérience –, cela relève de la capacité à effectuer des choix suspendant l’interminable sans y mettre fin, en lui donnant ces formes discursives dont l’individuel et le collectif s’emparent (une société démocratique est le produit de ses choix, et la philosophie affronte encore le problème de mesurer ce « choix social » auquel l’idéal de justice et de bonheur répondent, en constatant que ni le vote, ni le consensus, ni la régulation des appartenances, ni l’éthique de la discussion ne suffisent à le définir). Ainsi, au registre civil où se situe la lecture de propositions critiques à propos du « passé », poser un jugement est le fruit solitaire d’une co-élaboration réflexive, d’une conversation endurante et discontinue, aux conditions des médias et des modes de vie actuels. Ce n’est qu’à cette condition de permettre des arrêts, des jugements en première personne (du singulier, du pluriel), que l’histoire s’inscrit comme le passé d’un tissu de sociabilité pacifiée. C’est en ce sens qu’on entend Levinas écrire que « la conversation quitte l’ordre de la violence » et, je commente : qu’elle se détache du bruit incessant du monde, créant un intervalle proprement humain, de proximité dense ou ténue ; dialogue habité, limité, traversé de ce qui l’illimite mais où chacun accepte avec autrui l’épreuve de finitude et son espérance de construction, par instant performative. Une controverse non instructive porte directement atteinte, et violemment, à la fois au rêve démocratique et aux conditions d’une telle conversation rompant avec l’ordre public de la violence et son actualité interminable.
Sur le registre des connaissances, en dépit des curieux éloges que l’on est invité à faire à Luzzatto pour tout l’amalgame de questions disparates qu’il prétend traiter d’une seule traite – entre l’historiographie de la guerre civile italienne, le présent politique italien, la nature humaine des comportements politiques et la biographie de P. Levi bizarrement ramenée à l’état de source nodale, si ce n’est exclusive, de l’histoire des partisans (Flores, op. cit.) –, je suis reconnaissante à Cavaglion (2.6.13) d’avoir rappelé une source, selon lui, inutilisée par Luzzatto : celle des journaux des curés ou pasteurs de campagne, ici du Val d’Aoste. La chronique Demi-siècle de vie paroissiale à Brusson (Imprimerie Valdôtaine, 1970) d’Adolphe Barmaverain permet de mesurer l’indécence qui consiste à qualifier de « futile » l’assassinat partisan d’un traître dont Luzzatto incrimine Primo Levi – en outre comme s’il s’agissait d’un épisode de violence méconnu de l’historiographie italienne et des lecteurs de Primo Levi qui avait, seul et le premier parmi tous, évoqué cette tragédie de la vie et de l’agir des jeunes partisans, dès la parution en 1973 de la nouvelle « Or » placée en 1975 dans Le système périodique. Barmaverain évoque le suicide d’une vieille dame autrichienne, juive, cachée dans le Val d’Aoste et que l’on peut replacer dans le contexte de harcèlement auquel les réfugiés juifs (étrangers ou italiens, comme la mère et la sœur de Levi à l’époque), étaient soumis, également par des personnes chez qui le désordre ambiant encourageait les tendances délictueuses. Cavaglion considère que la chronique de Barmaverain éclaire comment, parmi les partisans, de tels persécuteurs purent être assassinés en guise de représailles. Selon Cavaglion, lire cela d’une main en tenant Or de l’autre main permet de mieux prendre la mesure du contexte où Primo Levi était impliqué : quand des chefs partisans se sentirent obligés de mettre fin ou de faire mettre fin à ce type d’exactions ; obligés d’une insoutenable obligation – sans que rien ne justifie cette violence exponentielle puisque tout concourt précisément à l’accroître et l’étendre en de telles situations hors de tout état de droit. Mais la réplique résistant à la violence cherche par la violence à rétablir un état de droit : ce qui, en effet, n’est pas accessible au strict registre des connaissances, comme le montre Walter Benjamin. Considérant la violence historique sans en analyser le processus, Luzzatto focalise donc une faute morale personnelle, qu’il dit repérer dans la nouvelle Or.
Cavaglion s’oppose à l’exégèse moralisatrice de Luzzatto et rappelle la nature limite de la question osée par Primo Levi quand il écrit l’effondrement moral de ses camarades et le sien, épreuve validant sa compréhension profonde du ressort de la violence partisane dont il fait l’intime expérience au-delà de la morale (où commencent la honte et l’effroi, le désir d’en finir) : cette violence précède la réalité effroyable du centre de mise à mort mais s’y confirme a posteriori : « À présent nous étions finis, et nous le savions, nous étions dans le piège, chacun dans son piège, il n’y avait pas d’issue sinon par le bas » (Primo Levi, Or, 1973/1975, cité par A. Cavaglion, 2013). A un certain point extrême de la vie humaine, où se place le meurtre entre collectif et individu insubstituable, entre l’autre et « moi » et l’autre encore, chacun est ennemi de chacun. Ennemi au lieu exact du plus nu et grand besoin d’autrui pour survivre (besoin radical, anérotique, que Freud, dans le Malaise dans la culture, nomme « Hilflosigkeit », où Levinas convoque l’humanisme de l’autre-homme). Oui, toute l’œuvre de Primo Levi ne cesse de méditer l’après-coup de cette question limite, le destin qu’elle constitue aporétiquement : pouvoir se trouver sans protection sociale face à ce point éthique et politique extrême (en ce qu’il est proprement inconcevable) de la vie humaine et de sa pulsion de meurtre, situées à la source de la honte et de l’interdit de meurtre. Faire l’expérience interne/externe de cela et le savoir désormais, d’un inquiétant savoir, travaillant jusque dans les actions sensées, est faire une expérience dont on ne revient pas sans dommage, si par hasard on en revient ; pas sans dommage non seulement pour soi, mais pour tous.
C’est précisément à la réflexivité de cet angle aveugle de la violence que le discours de Luzzatto porte atteinte. A ce second article de Cavaglion, Luzzatto répond dans la même page de La Stampa (Luzzatto, 4.6.13), avec un titre savamment équivoque qui relie le nom de Primo Levi au suicide : « Primo Levi, quel suicidio non si lega ai partigiani » (« le suicide [qui] ne se lie pas aux partisans » serait celui de la vieille dame poussée à bout). Le papier entre dans un relevé contradictoire de détails sur la source apportée par Cavaglion et lui reproche de chercher un « scoop » sans dire d’où il tient sa connaissance de la chronique de Barmaverain. Précisément : voilà le lecteur immergé dans la factualité. Luzzatto retourne la critique contre son contradicteur : c’est lui qui « fait tort à Primo Levi » et « c’est mal de le faire », en voulant « réduire » le « vilain secret » nommé dans Or « aux dimensions d’une pseudo vérité sur les crimes » des deux partisans exécutés par Primo Levi et ses camarades. Cavaglion ne lâche pas prise sur ce que l’omission de sources et les interprétations tronquées de Luzzatto manifestent quant à la teneur de son geste (Cavaglion, 4.6.13). Après l’avoir démontré dès sa première analyse, il continue de reprocher rigoureusement à Luzzatto le geste réducteur suivant : confiner au « remord » personnel d’un témoin moral ce qui relève précisément de la tragédie éthique et morale de la violence historique dont il écrit l’expérience vécue.
Luzzatto lui donne publiquement raison lorsqu’il termine sa réplique par une formule générale où percent la cible et le moyen de son propos qui recourt à la contrition : « Des partisans qui tuent des partisans. Le « vilain secret » nous frappe et nous interpelle parce qu’il suscite des dilemmes d’une autre dimension et d’une autre nature : le problème du mal qui se cache dans le bien de l’histoire ; et le soupçon que, dans une guerre civile comme dans un camp de concentration, d’infinies nuances de gris s’unissent au noir des coupables et au blanc des innocents ». C’est bien l’incrimination « grise » de l’innocent qui est visée, à travers l’innocentement « gris » du coupable. Cavaglion a raison de dire que Luzzatto personnalise le mal le plus général sur les acteurs historiques. A lire cette conclusion de Luzzatto, il ressort que la littérature de témoignage des survivants ne nous révèle que l’indistinction naturelle entre le « mal » et le bien », motif vaguement métaphysique (la formule qui pose « le mal dans le bien » vient des théodicées) pour prôner le doute général sur les protagonistes et les témoins volontaires de l’histoire. Que le témoin moral n’atteste que le mal naturel dans l’histoire permet à Luzzatto de faire l’économie d’interroger historiographiquement la spécificité historique de la violence. Et que le témoin moral ne nous donne qu’à constater banalement ou platement que ce mal naturel est là où nous voyons le bien, tel est le « dilemme » et le dualisme à valoriser pour hériter la violence et la littérature de témoignage : un truisme faussement posé sur « la nature » de l’histoire.
Pour tenter de sortir de ce piège de l’incrimination du témoin moral, doublée de la banalisation de la littérature de témoignage, je me suis efforcée de relever toute la tactique intellectuelle que cela entraîne, en lisant la préface de Partigia (disponible en ligne) à partir du présupposé de la sincérité de Luzzatto, tandis que de l’autre main je reprenais son histoire originale du jeune frère de Robespierre parue en 2009/2010, Bonbon Robespierre. La terreur à visage humain (voir bibliographie). En regard, je finis sur le questionnement que des lecteurs de Primo Levi ou d’autres écrivains-témoins engagent : en valorisant la réflexion véritative de l’expérience-limite de la violence de l’histoire que la littérature de témoignage nous donne et nous demande d’accueillir.
L’iconoclasme historiographique et son avers : méconnaissance de l’héroïsme de l’écriture
Dans la présentation de Partigia, Luzzatto dresse un arc disproportionnel entre son approche d’une « micro-storia » (sic) à travers laquelle il entend d’une part « aborder des problèmes généraux de l’histoire de la guerre civile en Italie » et, d’autre part, les « questions cruciales du XXe siècle italien : le profil politique et humain du personnel collaborationniste, les mérites et les limites de la justice post-Résistance, le rôle des Alliés et de leurs services secrets, l’impact de l’amnistie promulguée par Palmiro Togliatti, la difficulté de fonder la République ‘née de la Résistance’ sur les valeurs de l’antifascisme » (cité par Flores). Tout ceci à travers l’histoire de la guerre civile dans le Val d’Aoste (« partigia » est le terme patois dont les partisans s’y désignaient), voire, plus « micro » encore : en écrivant un livre dans le livre, dit Flores (op. cit.), l’histoire du traître Cagni à qui Primo Levi doit son arrestation, donc sa déportation. Ainsi, d’une certaine façon oblique, Luzzatto substitue l’histoire du traître Cagni à celle du héros Levi, au point de donner à subodorer que n’est pas victime qui l’on croyait (Cavaglion évoque l’insinuation de Luzzatto, donnant à penser que Levi souhaitait la mise à mort de Cagni lors de son procès d’après-guerre, je le cite en bibliographie).
Voici un premier brouillage, indéniablement à la source de la controverse : Cagni, aussi révélatrice de la violente ambivalence de l’histoire de la résistance que soit sa biographie, n’est pas plus un acteur-écrivain qu’il n’est Flavius Josèphe, pratiquant, lui, ce que Pierre Vidal Naquet appelle « le bon art de la trahison » (rescapé intentionnel et rusé d’un suicide collectif de combattants juifs durant l’Antiquité hellénistique et romaine, ce dernier s’intègre au monde politique romain et entreprend de témoigner de cette guerre, en adoptant toutefois le point de vue romain par dessus sa volonté de témoigner pour les Juifs. Il produit, de fait, une source historiographique inestimable et un document littéraire majeur, La guerre des Juifs). La nature de l’histoire qu’on écrit change avec la qualité du sujet : un témoin direct et impliqué comme témoin volontaire n’induit pas la même compréhension historique qu’un acteur dont on reconstitue l’agir indirectement. Cagni ne se constitue pas témoin : quel sens cela a-t-il alors de l’apposer historiographiquement à un témoin moral sans analyse de cette distinction fondamentale ? S’intéressant au narrateur célèbre de La guerre des Juifs comme à un cas limite de ce qu’il appelle « le témoin moral », Avishai Margalit (2002/2006) précise que ce dernier, même traître, fut directement menacé par ce dont il choisit de témoigner.
Comme l’indique ce que j’ai cité en exergue, est témoin moral, pour Margalit, non l’acteur moral mais le témoin qui anticipe moralement sur la réception de son témoignage, une réception destinée à conjurer l’expérience humaine limite qu’il atteste en en réchappant sans mérite héroïque. Précisément, cette fonction particulière de témoin-moral après l’agir, Luzzatto n’en tient pas compte. Or, procédant des œuvres de témoignage issues du génocide arménien, de la guerre de 14-18, des totalitarismes, de la Shoah, cette figure est désormais considérée comme ayant profondément transformé, donc décisivement remplacé la figure moderne de l’intellectuel engagé (qui charpentait toute la littérature contemporaine depuis les avant-gardes, voir Trévisan – Dayan-Rosenman, 2003). Luzzatto fait même pire qu’ignorer cette matière et sa densité formelle significative : il fustige l’héroïsme politique de Primo Levi sans faire la distinction entre l’héroïsme du témoin et l’héroïsme de l’acteur, écrasant le second sur le premier, et le déconsidérant en détruisant l’héroïsme historique « direct » en quelque sorte. Son livre s’ouvre sur cette dénonciation et avance en décentrant le témoignage de Primo Levi d’une histoire – le génocide – dans une autre : les origines violentes de la république italienne, dont l’œuvre de Levi est loin d’être le témoin moral attitré comme elle l’est pour la Shoah (tout au moins pour l’ensemble cosmopolite de ses lecteurs). Margalit rappelle qu’il revient bien aux lecteurs s’instituant destinataires du témoin moral, de le reconnaitre comme tel. C’est eux que Luzzatto croit viser, les « dévots » (sic) de Primo Levi.
Cet enjeu prime sur la tactique du propos de Luzzatto (analysée par Cavaglion). L’historien vise un registre humain particulier du politique, savoir que « vue de près, l’histoire racontée a l’urgence des histoires personnelles, avant même le sens de l’histoire collective » (sa préface, op. cit.). Telle est la « micro storia » pratiquée, indifférente à l’articulation complexe entre l’individuel et le collectif et entre les échelles de l’histoire, comme si le second procédait de la somme des caractéristiques et de la temporalité du premier. Il focalise les personnes, là où « des hommes détestent d’autres hommes ». Seul moyen, selon lui, de faire de l’histoire générale le « corps à corps » (sic !) humain direct qu’elle serait, où l’historien à son tour pourrait plonger et regarder non des « saints ou des monstres » mais de « vraies figures ». Ce qui les caractérise, ces « vraies figures », serait cette capacité de se détester tout en luttant ou trahissant. Comme si dans la détestation univoque et limpide résidait simplement la source de la violence historique. Et comme si l’historien pouvait anachroniquement dialoguer avec les morts (dixit encore) au sens de se mêler à eux en sautant par dessus les intermédiaires et son propre temps. Il aura beau prétendre y plonger, l’historien reste indemne de la violence qui fut traversée, dont il s’agit d’inscrire l’histoire dans l’après-coup de l’histoire : non seulement après l’agir, mais après les témoins moraux et à partir du moment où l’atmosphère de l’agir remonte à la gorge des héritiers, avec le souvenir mis à mal.
C’est donc pour sauter dans le passé que Luzzatto prend soin de faire remonter l’atmosphère de détestation triviale qu’il suppose être à la source de l’histoire et sa violence. La controverse sert donc l’actualisation de cette atmosphère. S’en prendre aux lecteurs de Primo Levi jusque dans l’accueil qui est fait à son livre, c’est tenir et recevoir sa posture de cette dénonciation à double foyer : dénoncer la pureté passée du témoin moral et dénoncer l’aveuglement actuel de ses lecteurs. Luzzatto prend pour cible tout ce qui lui semble servir d’héroïsme ou d’héroïsation à quoi il oppose un retournement désacralisateur (le qualificatif d’iconoclaste serait plus approprié). Il ne faut pas négliger ce besoin tactique de la controverse, la réactivation de la violence dissimulée dans le débat en procède. Mais ce qu’il élude et qui fait l’objet de tout l’article de Walter Benjamin que j’ai référé en exergue, c’est que l’héroïsme résistant est une violence politique visant à (r)établir un Etat de droit, en quoi elle s’inscrit dans la fondation du droit puis dans sa conservation (républicaine). On la rejoue en la questionnant en extériorité plutôt qu’en réflexivité. Benjamin indique comment il faut un saut dans la puissance imaginative du langage pour la déjouer (ce qu’il appelle dans l’essai référé, une « figure hymnique » capable d’inscrire imaginativement et à contretemps « l’inouï, ce qui ne fut jamais »). Or, ce que j’indiquerai pour finir, ce saut qualitatif dans un imaginaire symbolique qui échappe à la dialectique de l’histoire en la transformant en entente langagière ultime (ce que médite toute la philosophie de Benjamin), nous pouvons le lire s’effectuant dans la littérature de témoignage par le courage d’espérer du témoin moral.
Dresser une scène seconde de l’histoire pour juger de l’immoralisme ordinaire présumé du « visage humain »
Dans Bonbon Robespierre, à l’instar de ce qu’il fait dans Partigia, Luzzatto s’attache, en guise de révélateur alternatif de la violence historique, à des personnages de second plan qu’il suit sur des scènes sociohistoriques moins connues que l’avant-scène politique des actes stratégiques déterminants que les grands récits ont naturellement inscrit en histoire. Cette traversée inattendue est originale, Augustin, surnommé Bonbon dans sa famille, est certes bien moins connu que Maximilien dont il seconda l’action au registre où il put. Cependant, l’historien-écrivain récuse, voire accuse les protagonistes et ses sources en même temps qu’il les exhume. On le constate quand d’emblée il évoque la sœur des frères Robespierre, Charlotte, capturée juste après l’exécution effroyable de chacun de ses deux frères (elle se défendra en les accusant d’avoir fait d’elle leur victime ; effort terrorisé de survie). Là encore, face à un témoin-écrivain, Luzzatto ignore ce qu’il tient dans les mains et le déprécie. Car cette femme est simultanément une des sources principales pour son essai, dans l’exacte mesure où il défait le portrait réparateur qu’elle a rétrospectivement dressé de ses frères sous la Restauration, après 1830 (cf. pp. 119-125). Charlotte et son attitude ambivalente à l’égard de ses frères forment simplement un type pour sa démonstration : une figure-repoussoir, de parodie de la médiocrité sociale, où giseraient les ressorts de la violence politique que l’historien prétend révéler à même « le visage humain » (Il Terrore dal volto umano).
Pour faire de ce visage humain celui même de la terreur – de quelle répétition de la dégradation de l’humain s’agit-il donc chez Luzzatto ou à travers lui ? –, il s’attache à monter un récit de type anecdotique, en comparant une pièce de boulevard à une procédure sous la Terreur, pour choquer le sens moral : « La vraie République ou la voix de la Patrie. Les représentations d’une comédie portant ce titre […] sur la scène d’un théâtre de boulevard, se prolongeaient encore après le 9 thermidor. Il s’agissait d’une histoire édifiante : une jeune femme, qui n’hésitait pas à dénoncer son frère, traître à la République, se voyait attribuer un prix de civisme. Charlotte Robespierre, imprégnée de la morale des pièces de ce genre, en outre totalement privée de ressources, décida de s’adresser au Comité de sureté général pour obtenir des subsides en tant que victime de ses deux frères. Quelques mois plus tard, le Comité approuvait sa requête, et le nom de la citoyenne Robespierre figura désormais – dénouement heureux d’une curieuse tragédie – sur la liste des ayants droits à pension de Thermidor. » (p. 15) Luzzatto ironise sur le malheur sans même mener plus d’enquête où les questions commenceraient (ici, par exemple, sur les stratégies de survie possible sous la Terreur ou sur les pratiques d’attribution de subsides du Comité de sureté général).
De la sorte, fondée par Luzzatto sur un préjugé normatif, la critique historique de la violence historique devient une accusation moralisatrice, rien moins. La désacralisation de l’idéologie mémorielle consiste en ce que le présent de l’écriture historique prétend juger le passé des actions, tout en renversant la figure qui en est héritée, sans égard pour la façon dont elle en est, parfois, également un témoin incontournable (une source directe avec laquelle on ferraille, une source non nécessairement morale). On dirait une sorte de guerre tactique. L’ambivalence entre critique historique et critique moralisatrice charpente la dénonciation rétroactive de la violence historique. Luzzatto s’en sert pour blâmer au passage les historiographes héritiers de François Furet, qui n’auraient pas mesuré ce que le fond de scène, ordinaire, dérisoire, révélait décisivement quant à l’avant-scène : « Conformément à une interprétation qui faisait du jacobinisme le monolithe originel du totalitarisme, le courant de pensée dérivé des travaux de François Furet a renoncé à prendre en considération les expériences significatives quoique rares – ou rarissimes – de Terreur modérée, du genre pratiqué par Robespierre jeune en Haute Saône et dans les Alpes Maritimes. Ainsi le cadet des deux frères attend encore son biographe ; il existe des milliers et des milliers d’études sur les révolutionnaires français du 18ème siècle, aucune n’est consacrée à la vie d’Augustin Robespierre. » (p. 120) Luzzatto vient d’évoquer ce qu’il considère comme une restitution de la dignité de la foi catholique à ceux qu’Augustin Robespierre écarte de la mise à mort, dans deux départements qu’il est chargé d’inspecter au nom de l’Etat révolutionnaire.
L’analyse détaillée de cette mission territoriale du frère de Maximilien Robespierre est localement intéressante. Luzzatto y joue déjà la substitution d’un acteur par un autre. Mais il en sort la notion indue de « Terreur modérée », lui conférant une valeur générale en changeant d’échelle historiographique : pour contrer les travaux [dérivés de ceux] de Furet (d’une pierre deux coups). L’amalgame est succinct et le contre-exemple fragile, du point de vue même de celui qui s’en sert : « expériences rarissimes ». Or, enserrée entre la prescription politique révolutionnaire et les réalités sociales des territoires qui lui résistent, l’action locale de l’émissaire parachuté de Paris se mesure-t-elle validement à ce qu’il empêche ici ou là des exécutions et tente d’avertir son frère des réalités territoriales ? Face à Augustin, Maximilien reste le terrible stratège dont la tâche radicale est d’ensemble, tout en protégeant son puiné de ses initiatives ou propos discordants. Parlons évaluation justement, à partir de cet arc entre le national (qui plus est la Terreur) et le local disparate : Augustin Robespierre a-t-il juste brouillé le jeu, ici et là, ou bien fortement réévalué sa mission politique territoriale au nom de sa mission révolutionnaire ? Cela ferait de lui un grand stratège méconnu d’une modération révolutionnaire de la Terreur politique, ou un philosophe insensé (il se sacrifie inutilement pour son frère, ce qui n’a certes rien d’antipathique). Sans livrer à son lecteur d’évaluation politique de ce genre, Luzzatto produit une formule sympathique ( ?) en guise de notion discriminante : dans l’histoire de la violence, il y a les porteurs de « Terreur modérée » et les autres. Quiconque, cependant, a subi ou ressenti de la terreur (historique) mesure à jamais combien elle n’est justement pas « modérable », ni socialement, ni intimement, ni politiquement.
L’identification non travaillée : la fiction anachronique d’une « mêlée » essentielle de l’histoire comme supposé passage à travers le temps
La préface de Partigia éclaire l’assise de Luzzatto. S’ouvrant par une autobiographie d’historien, qui n’est pas en soi illégitime, la posture et son propos se révèlent rhétoriques : Luzzatto fonde la véracité du discours sur le rôle social de l’orateur (de l’acteur, de l’écrivain, du lecteur).
Le livre s’ouvre par un disparate de listes de protagonistes : « Juifs en fuite », « partisans » de trois sites, « autres partisans » puis « collaborateurs ». Générique de personnages d’une pièce de théâtre à masques. Luzzatto rejoue la scène de Charlotte Robespierre (Cavaglion a analysé quelque peu le détail de ses choix hasardeux de noms juifs dans les listes évoquées) : il campe des rôles types au lieu de ce que lui-même appelle des « histoires personnelles », « plus urgentes que les histoires collectives ». De la même façon, l’historien se met en scène dans l’écriture liminaire de son propre souvenir : « Conservo un ricordo netto, preciso… » (la formule sera répétée une seconde fois), avec différents rôles successifs, fils, père, citoyen, professeur : il se montre enfant avec ses frères, destinataires des lectures maternelles des lettres « des condamnés à mort de la Résistance » ; père à son tour d’enfants de l’âge qu’il eut, voire grand-père ; puis adulte tenaillé par la question de la transmission d’« un patrimoine immatériel » en guise de « cadeau de Noël ». S’agit-il d’une scène mémorielle, littéraire ou historiographique ? Le pacte de lecture n’est pas clarifié par Luzzatto.
A la deuxième occurrence rhétorique de « Conservo un ricordo netto, preciso… », l’adolescent de ce roman d’apprentissage est un collégien médusé par la lecture de Primo Levi à la fin des années soixante-dix, tout au moins tant que « la figure historique de Levi – pour spectaculaire qu’il semblait – n’avait pas encore été vêtue de la tunique de la tragédie ». On reste dans l’artifice théâtral (ici, le peplum !). L’historien qui ajoute à son récit de vocation enfantine la lecture d’apprentissage de Primo Levi ne prend cependant pas la peine de désigner ou nommer a posteriori ce qui a provoqué sa « vénération littéraire ». En cela, il est manifeste qu’il prend une pose : le bouleversement est rapporté comme l’énumération d’œuvres et de lectures ; n’étant pas analysé, il reste une description superficielle de « la surprise, l’étourdissement » lorsque le jeune étudiant apprend la mort de Levi comme l’annonce qu’il faut « marcher sans boussole dans le champ magnétique de l’après-Auschwitz ». La sincérité, l’exactitude de cette énumération de sentiments ne sont pas en cause. C’est juste qu’à l’orée d’un essai historiographique, elle ne peut tenir lieu de justification intellectuelle. Le souvenir fait décor parce qu’il est mis en scène sans signification qualifiée (parler des sentiments, de cadeaux de Noël, de boussole reste vague). Et ce décor ne suffit pas à valider comment l’historien prétend à la fois « converser avec les morts », renverser les idoles et les récits des vainqueurs violents de l’histoire (sans doute la gauche ou la social-démocratie italiennes).
L’auto-présentation ou bien l’appel à la mémoire personnelle des savants, ouvrant parfois un essai scientifique, sont fréquents. Margalit lui-même ouvre son éthique de la mémoire par un souvenir (ni une auto-présentation, ni une autobiographie), mais le souvenir est précisément ce qu’il interroge. Ce sont là de difficiles exercices d’exposition, dont la rigueur tient à la lucidité, et dont la finalité consiste à donner une certaine valeur à l’engagement de l’auteur au regard de ce qu’il étudie (Paul Ricœur, par exemple, ne pratique exclusivement que « l’autobiographie intellectuelle », jamais privée, et s’en est expliqué dans un essai qui porte ce sous-titre, 1995). Luzzatto cependant mêle son auto-présentation et son discours de la méthode. Il caractérise dans le récit même son choix historiographique, en s’inscrivant dans une série disparate de souvenirs de lectures, privés puis savants. A la suite des scènes de lectures dans la vie personnelle privée (scènes de famille) puis intime (lectures), vient une scène de lecture savante de l’avocat orateur révolutionnaire Bertrand Barère. Evoquant l’évocation barérienne d’« une couvée d’arabes misérables » au pied des pyramides dans le Désert d’Egypte, qui grattent le ciment et quelques pierres de ces monument pour se faire des cabanes et s’abriter ainsi un peu loin de l’ombre des grands monuments, Luzzatto s’y compare.
Lui, de même, grattera aux pied de la « pyramide Primo Levi » et aux pieds de la « pyramide Résistance ». La disproportion idéologique entre l’ordinaire (des miséreux, arabes) et le monumental (pharaonique, ou égyptien) préfigure sur un registre absolument non épistémologique sa position morale d’historien, consistant selon lui à rendre ainsi populairement plus accessible une désacralisation nécessaire (et à faire, de façon pour le moins équivoque, de Primo Levi une pyramide dans le Désert d’Egypte…). Dans le même style mélodramatique (au sens d’un procédé rhétorique), Luzzatto justifie sa façon d’user de « micro storia » : « Parfois, une histoire politiquement et moralement futile, inutile, d’hommes qui détestent d’autres hommes peut sembler étriquée. Mais ce n’est que dans ces conditions – je me le suis dit et je le dis – qu’une histoire de la Résistance peut encore nous atteindre ». Le procédé de réduction moralisatrice est le même qu’avec Charlotte Robespierre : la bassesse ou la déloyauté, ici la détestation futile, attestent selon lui la morale ordinaire et, par cela, jetteraient un pont entre le passé et le contemporain. Le jeu est périlleux, en rien épistémologique ni réflexif.
Luzzatto précise qu’il a une « obsession » (sic) avec Primo Levi et l’histoire de la Résistance. Il ajoute aussitôt que ce n’est pas une obsession, plutôt une « curiosité très peu originale », qu’il qualifie plus loin de « passion ». On pressent que « passion » désigne la « curiosité intellectuelle » prenant forme de « dévotion civile ». Cette obsession qui n’en est pas une fonde donc son choix de ce livre, initié par un récit de vocation pour justifier un pari historiographique, dont il souligne toutefois la fragile prétention à la validité : « la partie pour le tout : une histoire de la résistance pour raconter l’histoire de la résistance ». A partir de quoi, Luzzatto approche, comme dans Bonbon Robespierre, « les vicissitudes des caractères individuels dans les groupes armés valdostiens qui, après avoir vécu les uns contre les autres les débuts de la guerre civile, ont vécu l’après-guerre italien comme un renversement des rôles, les « bandits » du 8 Septembre sont devenus les héros du 25 Avril ». Tout cela préfigure « la mêlée de l’historien » avec les protagonistes de la « mêlée » du passé : « Aujourd’hui, une histoire de résistance civile n’a de sens que comme une mêlée. Les personnages de la mêlée se sont engagés à lutter non seulement contre la haine, mais pour une autre idée de l’humanité, de la justice et de la société ». Cette identification sans distance réflexive dit tout de la position anhistorique et du type de propos anachronique qu’elle soutient, en visant à réactiver la virulence du passé.
On voit décidément mal une prétention à la validité tenable pour toutes ces correspondances aléatoires entre passé des autres et présent de l’historien, entre détestation ordinaire et « autre idée de l’humanité », entre critique systématique de l’héroïsation et héroïsation projective de la tâche de l’historien : « Quant à ceux qui avaient décidé – tel l’historien – de vivre la vie de converser avec les morts, ils ont dû descendre dans les enfers du 20ème siècle sans plus compter sur Virgile » (Virgile figurant, là, Primo Levi). Luzzatto tient à son métier. Et s’il s’agit d’héroïser la tâche intellectuelle de l’historien, de l’aimer au point de la monter à hauteur de celle du témoin moral (même si je trouve un peu forcé cet élan faustien de « converser aux enfers avec les morts », je n’ai rien à en dire ; chaque historien est l’écrivain qu’il choisit d’être), il est toutefois requis de mesurer le prix d’une telle autorité (lorsque l’écrivain est reconnu à hauteur de ce que l’écriture a exigé de lui). A cet égard, Avishai Margalit précise, à propos du « charisme » du témoin moral qui provient de ce que ce dernier exige de lui-même à partir d’une épreuve peut-être d’allure ordalique (pour ses lecteurs) mais non voulue (p. 181) : son « autorité repose essentiellement sur sa sincérité ». Il n’y a pas lieu de douter a priori de celle de Luzzzatto, « Mais sincère n’est pas suffisant. Il lui faut être authentique. Une personne authentique se débarrasse de ses masques (personnae) et permet à son ‘moi profond’ d’apparaître, en particulier dans des circonstances difficiles, lorsqu’elle n’est pas protégée par un environnement moral civilisé. » Voici la faille à mon avis : le choix discursif de l’historien-écrivain Luzzatto, précisément, consiste à s’auto-présenter à travers des masques, des personnages types, de la même façon qu’il présente les acteurs du passé. En cela, il n’est pas incohérent, il est rigoureusement superficiel, ce qui permet aussi d’esquiver la contradiction adverse.
Si d’aucuns estiment le livre de Luzzatto, peut-être a-t-il des qualités précisément liées à sa rhétorique. Et sans doute le sujet passionne-t-il, à juste titre. Partigia ressemblerait en quelque sorte à un Adversus haereses contemporain : à l’instar d’Irénée de Lyon (dont l’essai s’intitule en grec Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur), Luzzatto « dénonce et réfute » l’héroïsme républicain « au nom menteur ». Fut-il désuet, le genre a ses lettres de noblesses anciennes. Faut-il encore faire mémoire de ce que la violence polémique qui mêle politique et moralisme doit en effet aux obsessions patristiques de l’hérésie ? Ce genre est né de la réfutation ressentie comme nécessaire de l’écrit d’autrui afin de défaire effectivement ses lecteurs et ses adeptes, autrement dit ses partisans. Et il est né de la certitude qu’en écrivant ainsi, se substituant à l’histoire stratégiquement effacée ou fragmentée ou dispersée, on édifie une doctrine, une œuvre collective illustre et son propre engagement bâti dans l’invalidation directe de l’autre. Il y a là de la guerre : détruire au corps à corps-corpus est utilisé pour construire. Mais y a-t-il moyen, aujourd’hui que nous sommes instruits si ce n’est émancipés de ces guerres-là, de transformer la violence de la démythologisation violente de la violence ? Luzzatto ne pose ni n’assume cette question. Je me contenterai de lui en adresser la critique, sans concession tout en entrant par cela même dans une discussion que j’espère équitable.
Nous est-il possible de nous sortir de la répétition structurelle de ce genre de controverse belliqueuse et de tenter un pas au-delà, sans pacifisme béat ? – là où la violence humaine à ses différents registres articulés tient ce que Levinas nomme l’« entre-nous » à ses propres sources opaques et nous aveugle, telles ces troubles attaques dont s’autorise l’écriture intellectuelle, parfois – faute d’aller aussi « sur le penser-à-l’autre » (Levinas, 1991). Non que nous puissions prétendre échapper à cette violence rejouée dans les diatribes, encore moins au malaise qui en surgit et nous colle à la peau, pire, à l’âme (psychè) ; mais pour ne pas renoncer, en contexte contemporain, à penser, et penser quelque peu en commun, au moment même où cela semble vain. Penser en commun ne voulant surtout pas dire penser de même, ni tous ensemble, ni orchestrer publiquement la pensée (qui le pourrait ?). L’enjeu, vital, est juste de créer le temps utopique, transcendant l’historicité, de penser en retenant le temps de frapper, ne serait-ce qu’avec des mots qui déchirent le tissu civil de l’entente langagière.
Le problème de la vérité ésotérique du mal et l’adresse civile du pacte testimonial : penser la réception comme « hériter la violence de l’histoire »
Je voudrais finir avec deux pistes de réflexion sur la conjuration de la violence, sa désactualisation possible. La première tient encore à l’étude d’Avishai Margalit. A un moment de son analyse phénoménologique du témoin moral, un des porteurs de la fonction mémorielle sociétale, le philosophe précise que ce dernier vient à l’encontre de la conception démocratique de la vérité (p. 187) : « On pourrait dire que la démarche des Lumières a consisté à remettre en question [la] conception qui fait de la vérité quelque chose de caché en profondeur. Dans la conception des Lumières, la vérité est donnée à tous par principe. La vérité est à la surface. Même le savoir scientifique n’est pas ésotérique mais il est ouvert à tous. » Le témoin moral contredit ou dérange cela car la validité de ce qu’il atteste et de sa façon d’attester tient à une vérité cachée, profonde, qu’il est allée chercher en lui-même pour l’attester en extériorité. Tel est le problème du mal. C’est par notre conception la plus valide et légitime de la vérité que ce problème de la violence historique et de l’expérience limite pose indéniablement une dure difficulté à l’historiographie autant qu’à l’usage démocratique du passé. Un témoignage moral ne prétend pas à la validité, car il est vrai ; psychiquement vrai au point de traverser les distinctions entre civil et politique.
Ici, Margalit intègre à sa phénoménologie du témoin moral, après le traître mais témoin direct, un autre cas difficile, celui du faussaire dont l’expérience vraie est racontée sous couvert d’une autre expérience limite. A la différence de ce qu’en pense Margalit, qui le cite dans sa propre discussion (p. 183s), un historien rescapé comme Israel Gutman n’a pas déconsidéré le fameux récit de l’homme qui se fit fallacieusement passer pour un enfant rescapé de la Shoah, en publiant sous la fausse identité de Binjamin Wilkomirski un livre, Bruchstücke : Aus einer Kindheit 1939-1948 (1995), dans lequel il témoigne fantastiquement de son sort d’enfant perdu : en réalité, perdu dans les abominables conditions des enfants abandonnés en Suisse (le livre fut édité par la Jüdischer Verlag, traduit dans tout le monde occidental, primé, puis déconstruit ; l’auteur faillit être reconnu par une famille juive ; Bruchstücke / Fragments est aujourd’hui interdit ; sur cela et les Verdingkinder, voir à Margalit). Le philosophe cite Gutman (p. 184) : « Ce n’est pas un faussaire, a-t-il déclaré. C’est quelqu’un qui vit cette histoire très profondément dans son âme. Sa douleur est authentique. » Pour comprendre le sens d’un tel jugement inattendu, il faut se tourner vers une conception non métaphysique et non réaliste de la vérité, apte à prendre en charge l’inconnaissable, aux fins d’affronter le problème du connaissable-inconcevable que j’évoquais au début de mon propos.
La seconde piste de réflexion va procéder de la première, là où l’écriture du témoin moral invite à des appropriations inattendues comme l’attestent encore les remarques de Gutman rapportées par Margalit : « Wilkomirski a écrit un récit qu’il a vécu au plus profond de lui. De sorte que même s’il n’est pas juif, le fait qu’il ait été profondément affecté par l’Holocauste est d’une extrême importance ». Pour Margalit comme pour Gutman, il est déterminant non pas que le récit se distingue de la fiction (contrairement à ce qu’on utilise en histoire pour distinguer le vrai du faux), mais qu’il procède d’une « expérience » directement « vécue ». Or celle de Bruno Grosjean-Doesseker alias Wilkomirski emprunte aux témoins de la Shoah des mots pour se dire ; et le fit si bien que l’affaire tint à ce qu’il fut extraordinairement et publiquement cru puis déconsidéré. Nous sommes renvoyés de la rive de l’enfer d’où Orphée remonte à la rive de la réception du témoignage du témoin moral et de la vérité singulière – phatique ? performative ? – qu’il engendre, qu’il inscrit en anticipant cette réception de l’autre rive. Dans une autre perspective que celle de Margalit, qui étudie la question du rapport moral entre expérience vécue et témoin, une psychanalyste a longuement étudié le destin de Wilkomirski, son écriture, son livre et l’étrange processus de sa réception publique (R. Rosenblum, 2003). Je ne relèverai que ce que son essai permet de réaliser quant à la réception intime du témoignage via l’écriture d’écrivains-survivants, et qui éclaire aussi le propos de Gutman, me semble-t-il : il est vital à Bruno Grosjean, écrit-elle, d’entrer « par effraction » dans « l’univers de l’holocauste » qui, « en général, représente la négation ou l’écroulement symbolique » : « cet univers se présente ici comme un accès paradoxal au symbolique, comme un moyen chaotique d’échapper au chaos, comme une bouée. Bruno s’agrippe à cette bouée. En se faisant orphelin de la Shoah […] il « squatte » un univers symbolique fort ». (p.169).
Or Rachel Rosenblum (qui a également étudié le rapport entre l’écriture et le suicide du témoin moral, notamment pour Primo Levi, 2000), ouvre son essai par une citation de La Trève, exactement les pages où l’écrivain-survivant témoigne de son expérience face à celle, inaccessible et insoutenable, de la mort lente d’un petit enfant sans parole et sans nom. Au sortir d’Auschwitz, Primo Levi inscrit la mémoire du nom yiddish qui fut donné à ce petit rescapé-mourant : Hurbinek (diminutif du terme biblique HaHukhban, la destruction – c’est par un souvenir personnel de ce mot entendu que Margalit ouvre son essai). En rattachant le Verdingkind à ce visage ultime, spectral d’Hurbinek (elle évoque un « devenir Dybbuk »), la lectrice qui tient en regard les deux témoignages extrêmes et s’y implique, choisit d’accueillir le faussaire dans l’adoption qu’il réclame, tout en lui rendant son véritable état civil, sa véritable expérience et, par cela, l’écriture de témoignage véritable qu’est Fragments. Cet article nous livre une écriture de réception très élaborée de la valeur et de la puissance de la parole du témoin moral (ici, P. Levi enveloppant Hurbinek et Bruno). Elle est parole d’une adresse hospitalière, impérieuse et périlleuse, adresse au « ‘moi profond’ » du lecteur, sur le registre de cette difficile vérité cachée et non de surface (serait-ce l’angle mort de la véritable « obsession » de Luzzatto ?). Dès lors, comment concevoir la réponse à cette adresse hospitalière et périlleuse ? L’essai de Rachel Rosenblum me semble élaborer ce questionnement dans la brèche ouverte entre-nous par les écrits de témoignage moral.
La seconde piste que je propose tient aussi à la question de penser la réception pour créer les conditions d’hériter réflexivement la violence de l’histoire. Elle est redevable de la reprise du « pacte testimonial » par une autre psychanalyste, Régine Waintrater (2000), un pas plus loin que la notion littéraire travaillée par Philippe Forest (après les travaux de Philippe Lejeune sur l’autobiographie), mais que je mets en lien, d’une part, avec le travail de Paul Ricœur sur « le pacte de lecture » (1985) : « en vertu de ce pacte, le lecteur [qui y entre impliqué] baisse sa garde. Il suspend volontiers sa méfiance. Il fait confiance. Il est prêt à concéder à l’historien le droit exorbitant de connaître les âmes » ; et avec, d’autre part, les remarques de Margalit sur Wittgenstein qu’il cite à propos du Rameau d’or de Frazer : « ‘‘[le] caractère grave et sinistre [du sacrifice humain] devient évident quand] nous l’attribuons à partir de ce que nous éprouvons en nous-mêmes.’’ Wittgenstein cherche à établir une distinction […] entre une explication historique (génétique, causale) et une élucidation de l’impact sur autrui (signification, importance) d’un comportement symbolique […] Je suis convaincu que la distinction que pose Wittgenstein a un rapport direct avec notre volonté de cerner le rôle que le témoin moral joue dans notre propre vie. » (p. 180, Margalit souligne)
Régine Waintrater s’appuie sur Le malaise dans la civilisation de Freud (et les lectures qu’en fait René Kaës). Parmi bien des psychanalystes depuis ces dernières décennies, elle cherche à concevoir la nature et le processus du silence violent qui entoure le témoignage sur la violence extrême de l’histoire, et rappelle tout ce à quoi cette violence aporétique porte atteinte dans le contrat de protection tacite passé entre l’individu et le collectif (et ce que cela coûte à l’individu). Puis elle analyse les conditions très particulières de réception du témoignage du survivant par une « communauté morale » – dont je précise, avec les termes de Margalit, qu’elle se reconnaît telle en tant que destinatrice du témoin moral (non nécessairement écrivain alors ; il s’agit de ces survivants dont aussi bien le souci premier est le silence plutôt que de dire, comme A. Dayan-Rosenman le précise, op. cit. 2003). Dans le travail de Régine Waintrater, le pacte testimonial relève d’une capacité de cocréer les conditions d’une conversation de proximité non privée (donc non thérapeutique), entre témoin et « témoignaire », que je dirai éthique en ce sens de proximité civile. Le témoignaire est défini par sa capacité à protéger le témoin, à solliciter la parole sans la forcer ni la banaliser en même temps qu’il laisse venir et reçoit sans l’interpréter ce « profond », ce caché ou celé de l’horreur que l’expérience vécue sollicite, étant elle-même de nature ésotérique, limite, inimaginable (et terrible à entendre, quasi impossible à lire). Alors, le dilemme prend la forme suivante (p. 208) : « Comment trouver la voie étroite entre l’extorsion, même pieuse, et le respect pétrifiant, qui abandonne le témoin à son statut de stèle commémorative ? » Pour tout usage public du passé en un sens civil assumé, structuré par des « rapports ténus » et non des « rapports denses » (ainsi Margalit redéfinit la distinction entre la morale publique ou sociale, et l’éthique qu’il assigne à la proximité et à laquelle il octroie une prédominance sur la première), le dilemme s’accroît dans les limites irrégulables de la publicité des débats démocratiques. Je pense aussi qu’il ne se pose qu’à la condition d’une médiation matérielle incontournable : le media (toutes formes et tous genres considérés) qui rend publiquement accessible le témoignage moral sur la violence limite nous contraint à un travail de lecture où la tradition moderne de l’interprétation qui révèle, explicite, causalise, doit être vigoureusement interrogée. Seul moyen maïeutique renouvelé de se placer de façon témoignaire dans le dialogue, et hors du péril de la jubilation victimisante (dénoncée par D. Fassin – R. Rechtman, 2007).
Je pense que c’est désormais la lecture témoignaire qui est à penser, jusqu’à venir interroger nos conceptions possibles de rapports éthiques qui ne procèdent pas d’une communauté morale particulière, n’étant ni réduits à la proximité naturelle ou bien physique, ni étendus à l’ensemble (illimité) d’une société ouverte, avec ou sans idéal régulateur. A une telle capacité (psychique) de créer imaginativement de vrais rapports éthiques entre témoin moral et lecteur/témoignaire, on peut assigner la tâche de penser comment hériter la violence de l’histoire. Elle ne peut ainsi procéder que de conversations étranges entre des voix vivantes : asymétriques dans le temps et l’espace, de critique (réflexivité) non dévoilante, protectrice. C’est encore une difficulté posée à nos conceptions modernes de l’usage public et de la vie intellectuelle.
On l’a oublié, mais à la fin du livre du prophète Daniel, n’est-il pas intriguant et suggestif que l’apocalypse procède justement du scellé des révélations qui ont précédé ? Comment, dès lors, sceller (protéger et voiler) sans receler (masquer ou dénier) ?
Je dédie ces pages à Janine Altounian, pour ses livres et nos échanges sur « les livres qu’il faut lire et qui sont impossibles à lire », Paris, juin 2013.
Bibliographie
Olivier ABEL, « De l’obligation de croire. Les objections de Bayle au ‘contrains-les d’entrer’ (Luc 14, 16-23) », revue Etudes Théologiques et Religieuses (1986) 1, pp. 35-49.
En plein contexte de révocation de l’Edit de Nantes, Bossuet effectue, devant le Roi, un commentaire augustinien de la formule « Compelle intrare » (traduction latine de « l’invitation au festin » de l’Evangile de Luc selon la Vulgate). Pierre Bayle (qui vient de voir son frère exécuté pour n’avoir pas abjuré) y répond anonymement (ce sera imprimé en Hollande) dans un Commentaire philosophique qui deviendra ensuite célèbre. Il y réfute la justification religieuse de la violence politique physique et morale : « Si le Prince prétend contraindre les consciences, la religion devient une farce et la société politique un théâtre sanglant. »
Miguel ABENSOUR, L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Paris, Sens & Tonka, 2000 ; L’homme est un animal utopique (Utopiques II), Arles, les éditions de la nuit, 2011.
Walter BENJAMIN, Œuvres, compilation française d’écrits et d’inédits en 3 volumes, établie par M de Candillac, P. Rusch, R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000 (l’article sur la violence se trouve dans le volume 1).
Philippe BURRIN, Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Paris, Le Seuil, 2004.
Alberto Cavaglion, « Violence et guerre partisane : le « vilain secret » de Primo Levi », suivie d’une première bibliographie sur la controverse (où figure la référence du compte rendu de Gad LERNER), site de l’Atelier international de recherches sur les usages publics du passé, 12.05.2013, http://ehess.dynamiques.fr/usagespublicsdupasse/rubriques/affaires-et-controverses/alberto-cavaglion-violence-et-guerre-partisane-le-secret-de-primo-levi.html ; « La verita sul ‘segreto brutto’ » et « Cavaglion: ma la “voce” raccolta dal curato è realistica », La Stampa du 2/6/2013 et du 4.6.2013 (avec les liens sur les échanges précédents)
[je rappelle l’analyse de Cavaglion dès le 12.5.13 : « Cependant l’obsession de Luzzatto déborde toute décence, en témoigne la reconstruction du procès d’après-guerre. Comme chacun sait, Levi était agnostique ; il travaillait, écrivait, prenait sa voiture et, donc, se rendait aux tribunaux comme aux usines chimiques, sans penser briser en cela le repos de Shabbat des Juifs observants. Or, définir comme un « shabbat sans repos » (sic) ce qu’aurait été celui de Primo Levi face au jugement qui décida du sort de Cagni, l’homme qui a causé l’arrestation puis la déportation de P. Levi à Auschwitz, cela signifie donner à cet épisode une solennité qui n’a pas un seul instant traversé l’esprit de l’agnostique laïque Primo Levi. Luzzatto utilise pourtant deux fois ce terme de « Shabbat sans repos » (p. 210 et 231). Un tel accent est particulièrement ambigu, notamment dans la seconde occurrence où, de façon encore plus grave, l’évocation du Shabbat juif laisse entendre un autre sentiment que Levi aurait toutefois fortement rejeté : un subtil désir de vengeance (« dans ce Shabbat sans repos les Juifs sauvés, Primo Levi et Luciana Nissim, souhaitaient peut-être voir Cagni condamné à mort »). »].
Anny DAYAN-ROSENMAN & Carine TRÉVISAN : Le survivant : un écrivain du XXe siècle ? Dire sa mort, dire la mort, revue Textuel (2003) n° 43 (la place de l’écrivain-survivant est évoquée dans l’introduction), dont A. DAYAN-ROSENMAN, « Survivre à la Shoah : les deux voix de Lazare », pp. 27-45.
Didier FASSIN & Richard RECHTMAN, L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris Flammarion, 2007.
Marcello FLORES, « une polémique sur les intentions cachées », site de l’Atelier international de recherches sur les usages publics du passé, 18.05.2013.
Sigmund FREUD, Le malaise dans la culture (1929/1931), traduction de P. Cotet, R. Lainé, J. Stute-Cadiot, préface de Jacques André, Paris, PUF, 1995.
Irénée De Lyon, Contre les hérésies, 9 volumes, traduction du grec dirigée par Louis Doutreleau & Adelin Rousseau, Paris, Le Cerf, collection Sources Chrétiennes, depuis 1979 (SC n° 100, 152, 153, 210, 211, 263, 264, 293, 294).
Emmanuel LEVINAS, « Judaïsme et révolution », dans Du sacré au saint, Minuit, 1977 (citation : p. 223) ; Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1973 ; Entre nous. Essai sur le penser à l’autre, Paris, Grasset, 1991.
Sergio LUZZATTO, Bonbon Robespierre. La terreur à visage humain (Turin, 2009), Paris, Arléa, 2010 (trad. fr. S. Carpenti Messina) ; Partigia, Milan, Mondadori, 2013 ; « Primo Levi, quel suicidio non si lega ai partigiani », Sergio Luzzatto replica a Cavaglion, La Stampa, 4.6.2013, http://www.lastampa.it/2013/06/04/cultura/primo-levi-quel-suicidio-non-si-lega-ai-partigiani-EEmHmDK78XKytFu68VvIOJ/pagina.html
La préface à Partigia est accessible dans la page du Corriere della sera qui donne la recension qu’en a faite Paolo Mieli, http://www.corriere.it/cultura/13_aprile_16/I-compagni-dimenticati-del-partigiano-Primo-Levi_f7dd888c-a676-11e2-bce2-5ecd696f115c.shtml
Avishai MARGALIT, L’éthique du souvenir (2002), trad. fr. de l’anglais C. Chastagner, Paris, Climats (Flammarion), 2006, le chapitre sur « le témoin moral », pp. 159-193. A propos de l’affaire Wilkomirski et d’I. Gutman, Margalit s’appuie sur l’étude d’Helena Lappin, L’homme qui avait deux têtes, Paris, L’Olivier, 2000. Sur les Verdingkinder, l’enfance volée, cf. un dossier en ligne, http://www1.lausanne.ch/ville-culturelle/culture-a-vivre/musees/adresses-musees/musee-historique-lausanne/mhl/expositions/passees/enfances-volees/extrasArea/01/links/00/linkBinary/DossierP%C3%A9dagogiqueEnfancesVol%C3%A9es.pdf
Paul RICOEUR, Temps et récit III, Paris, Le Seuil, 1985, pp. 271, 273 & autour, repris dans « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, [2000) 4. pp. 731-747 ; Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, ed. Esprit, 1995.
Rachel ROSENBLUM, « Portrait d’un auteur en survivant : Hurbinek d’entre les morts. Binjamin Wilkomirski et l’écriture de Fragments », dans A. DAYAN-ROSENMAN & C. TRÉVISAN 2003, op. cit., pp. 159-177 (cet article est une reprise de « ‘Un destin écran’ ou L’homme qui avait deux destins », Revue française de psychanalyse 2001.3, p. 845-860). Voir aussi « Peut-on mourir de dire ? Sarah Kofman, Primo Levi », RFP 2000.1, pp. 113-136.
Pierre VIDAL-NAQUET, « Du bon usage de la trahison », préface à Flavius Josèphe, La guerre des Juifs (uniquement le texte grec, traduit par P. Savinel), Paris, éd. de Minuit, 1976.
Régine WAINTRATER, « Le pacte testimonial, une idéologie qui fait lien ?, RFP 2000.1, pp. 201-210 (pour tous ses autres travaux sur cette question, voir sa bibliographie sur le site de l’Université Diderot, Paris 7).
Timothy D. SNYDER, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline (traduit de l’anglais, Bloodlands : Europe between Hitler and Stalin, 2010, par P-E Dauzat), Paris, Gallimard, 2012 ; Jacques Semelin, « Timothy Snyder et ses critiques », publié dans La vie des idées, 15 février 2013 (reprenant deux dossiers de débats : revue Contemporary European History, volume 21, issue 02 ; et revue Le Débat (2012) n° 172) ; et Jacques SEMELIN & Thomas GRILLOT, « Une compréhension authentique du passé. Entretien avec Timothy D. Snyder », publié dans La vie des idées, 15 février 2013 (la viedesidees.fr).
Publié sur le site de l’Atelier international de recherche sur les usages publics du passé le 10 juillet 2013.