Compte rendu de lecture du livre Voices for the Future: Civic Dialogue between Turks and Greeks, dirigé par Taciser Ulaş Belge, Istanbul, Bilgi University Press, 2004
Anna Théodoridès ©
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Dans le contexte élargi de la construction européenne et de la mondialisation, quel est le rôle des sociétés civiles grecques et turques dans le rapprochement des deux pays ? Quels sont les canaux de transmission utilisés pour dépasser leur antagonisme si populaire ? Quels sont les répertoires d’actions collectives utilisées par les acteurs investis dans le processus de rapprochement des deux pays ? Telle est la problématique annoncée dans cet ouvrage, s’inscrivant dans le prolongement des tables rondes réunissant à Thessalonique des ONG principalement grecques et turques à l’initiative d’Helsinki Citizens’Assembly (19-21 juin 2001).
Publié avant les résultats du referendum à Chypre, site de cristallisation des nationalismes, les hypothèses d’espoir et d’optimisme émises par les auteurs dont la plupart se revendiquent « spécialistes de la question des minorités non musulmanes de Turquie », se heurtent au rejet par les Chypriotes grecs du Plan Annan. De nationalité grecque ou turque (à l’exception d’un Britannique et de trois chypriotes) et exerçant dans différents domaines professionnels (universitaires, leaders d’ONG, ingénieurs civils, journalistes), les auteurs proposent un projet politique reposant sur trois mots clés : construire la paix, maintenir et nourrir l’amitié et la coopération. Tous s’accordent à affirmer que l’amélioration et la durabilité du dialogue helléno-turc ne se réaliseront que si les initiatives des sociétés civiles s’intensifient en étant soutenues par des programmes de financement de l’Union européenne.
A la lecture des vingt-et-un articles, trois événements phares sont rappelés où ces sociétés civiles se sont mobilisées. Les rencontres en 1999 entre les deux chefs de la diplomatie, Ismail Cem et George Papandreou, ont non seulement abouti à la levée du veto grec à la candidature turque à l’Union européenne mais elles ont notamment consolidé les liens économiques entre les deux pays par la signature de plus d’une vingtaine de traités bilatéraux. Autre épisode clé : les mouvements de solidarité entre les Grecs et les Turcs lors des tremblements de terre de 1999 ayant eu lieu dans la région de Marmara (le 17 août) puis en Grèce (le 7 septembre). Le regard d’Hercule Milas (p. 17) à ce sujet est d’autant plus intéressant qu’il s’attache à analyser ces deux catastrophes naturelles à travers la diffusion répétitive des mêmes scènes à la télévision des deux côtés de la Mer Égée. Pour la première fois, écrit-il (p. 22-23), les images désignant l’Autre n’étaient plus celles d’un officier militaire, ni d’un soldat obéissant, ou encore d’un politicien populiste : miracle de la télévision couleur, les deux peuples ont vécu alternativement les mêmes souffrances. Ces images ont créé une occasion de rapprochement au niveau diplomatique et surtout à l’échelle des consciences collectives. 1999 serait donc l’année de la (re)découverte de son voisin. Éprouver de la compassion envers l’autre, telle est « la nouvelle tendance » nous rappelle Milas. Enfin, la crise d’Imia/Kardak suivie de « l’affaire des drapeaux » (Gilles Bertrand, 2003, p. 47) est considérée ici comme un événement de rupture annonçant un changement des pratiques journalistiques dans les deux pays. Au lendemain de cette crise (où un affrontement naval fut évité in extremis), un basculement dans les relations entre les journalistes grecs et turcs s’est réalisé offrant ainsi de nouvelles références au champ de la mémoire. Sur ce point, l’article de Mehmet Ali Birand (p. 69) axé sur le rôle des médias en tant qu’acteurs de la réconciliation, est éclairant. Il distingue deux périodes. La première, dans les années 70-80 qu’il nomme « les années noires », au cours de laquelle l’ancienne génération de journalistes véhiculaient la version officielle de l’État à travers leurs articles en désignant le voisin grec comme l’ennemi extérieur. La deuxième, qui commence un mois après les événements, avec le déroulement d’une conférence présidée par Murat Belge à Nauplie à l’initiative d’Helsinki Citizen’Assembly ; pour la première fois, une vingtaine de journalistes, membres d’ONG grecques et turques, ont tenté ensemble d’ouvrir le dialogue en tirant un enseignement du passé où la course à l’audience primait.
Quelles sont les actions entreprises par les ONG œuvrant au rapprochement ? Nombreuses, celles-ci étaient déjà actives bien avant 1999 en Turquie comme en Grèce. Sur le plan international, les sociétés civiles et ONG telles que « Women’s Initiative for Peace » (p. 137) ou encore « l’Association des États Généraux des Étudiants de l’Europe » (p. 77), attirent les financements de l’Union européenne. S’alignant sur le positionnement de leur gouvernement respectif, elles s’opposent aux ONG de l’Europe du Nord qui développent leur propre agenda, remarque Taciser Ulaş Belge (dès l’introduction, p. 5). Même la Fondation d’histoire de Turquie (Türkiye Ekonomik ve Toplumsal Tarih Vakfı, crée en 1991) vise à développer une approche « objective » du passé national, sans toutefois attaquer de front l’histoire officielle ou encore remettre en cause le consensus social présent en Turquie. Côté grec, Milas critique cette frilosité des ONG à résister à la politique mémorielle de l’Etat. Il distingue la pratique sociale qui maintient en Grèce les mythes fondateurs (comme par exemple la légende de « l’École cachée », Seraïda, 2001) où l’on parle encore du « joug turc », des actes politiques qui dévient vers la « realpolitik ». Aussi Milas met-il l’accent sur la faiblesse des ONG grecques et turques : elles résultent de la conjoncture historique et les plus puissantes sont subventionnées par l’Etat. Les rares qui parviennent à lever les tabous, sont immédiatement étiquetées comme « ONG de gauche ». Autrement dit, à défaut d’éliminer les stéréotypes sur l’Autre dans les manuels scolaires et d’élaborer un cadre de conduite quant à la manière de traiter les différends bilatéraux, l’oubli est choisi comme alternative et la position « politiquement correcte » est adoptée pour entretenir un semblant de bonnes relations de voisinage.
Néanmoins, l’article d’Elçin Macar sur la Fondation des Émigrés du Traité de Lausanne (p. 93) propose un exemple situé aux antipodes de cette politique basée sur l’oubli. Cette dernière s’appuie sur des instruments publics (lois mémorielles, journées nationales, manuels et programmes scolaires) qui reposent sur une sélection d’événements de l’histoire nationale en effaçant certains épisodes pour en accentuer d’autres. Les politiques mémorielles menées des deux côtés reposent sur un ensemble d’interventions qui cherchent à produire pour un collectif, voire à lui imposer, des représentations mémorielles. L’oubli peut être ici entendu comme une stratégie pour certains qui cherchent à dépasser le poids du passé mais peut être vécu par les victimes comme une nouvelle soumission. L’initiative de cette fondation est centrée sur la mémoire des réfugiés musulmans de 1923, en mettant en place un dispositif muséographique rassemblant des supports mémoriels que les réfugiés pourront consulter, alimenter (en participant directement à la conservation et à la restauration) et transmettre aux générations futures. A l’issue de l’échange des populations en 1923, les musulmans de Thrace qui ont dû s’exiler en Turquie, venaient d’un milieu rural et ne disposaient pas d’un capital culturel. Essayant de s’intégrer dans la société turque en masquant leur passé, la première génération de musulmans de Thrace a souffert de l’assimilation obligatoire. Pendant les années 90, à l’ère de la globalisation et du réveil des sociétés civiles en Turquie, la fondation est née dans le but de protéger et conserver l’héritage culturel, artistique et folklorique des réfugiés et de développer un partenariat basé sur l’amitié, la compassion et la coopération entre la Grèce et la Turquie. Dans cette perspective, elle cherche à mettre en place des manifestations axées sur cet épisode douloureux et projette de créer notamment un documentaire retraçant les expériences individuelles à partir d’archives privées. Cet ensemble d’actions constitue une réponse pour ces réfugiés qui sont dans l’incapacité de transmettre leurs expériences. Parmi les actions employés, l’oubli et le refoulement interviennent alors comme mode de justification et peuvent être considérés comme moyen de vivre avec « le poids du passé » (Lapierre, 1989). Cette initiative parviendra t-elle à échapper à l’écueil d’une interprétation prisonnière d’un récit collectif, historique et médiatisé ?
En guise de conclusion, signalons que les auteurs estiment que les ONG ne peuvent garantir la paix et la sécurité à elles seules : leurs initiatives gagnent à s’intensifier en s’inscrivant aussi bien à l’échelle locale qu’au niveau européen. Aussi, à la lecture de l’article de David Barchard (p. 179), nous comprenons que l’atout principal des ONG réside dans leur participation active au projet d’intégration de la Turquie dans l’Union européenne. Il n’en reste pas moins que l’une des clés d’un rapprochement solide s’inscrivant dans la durée, entre la Grèce et la Turquie, deux pays dont le socle de l’histoire nationale s’appuie encore aujourd’hui sur le nationalisme et donc sur la criminalisation de l’Autre, s’articulerait sur la prise en compte de la multiplicité des expériences. Car, l’une des conditions de la réconciliation reposerait non pas sur l’oubli mais sur la reconnaissance et la coexistence de mémoires multiples : au chercheur d’interroger les acteurs afin de faire émerger cette pluralité.
Bibliographie:
BERTRAND, G., Le conflit helléno-turc : la confrontation des deux nationalismes à l’aube du XXIème siècle, édition Maisonneuve & Larose/IFEA, 2003
DORRONSORO, G. (dir.), La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire, Paris, CNRS éditions, 2005
KARIOTIS THEODORE, C., Greece and the law of the Sea, La Hague, Kluwerlaw International, 1997
LAPIERRE, N., Le silence de la mémoire. A la recherche des Juifs de Plock, édition Plon 1989
SERAÏDA, K., « Rituels scolaires en Grèce : de l’histoire nationale aux pratiques religieuses locales », revue Terrain, n°37, 2001
Publié sur le site de l’Atelier international de recherche sur les usages publics du passé le 8 octobre 2010.