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Dans son ouvrage « Peuples exposés, peuples figurants », Georges Didi-Huberman livre une analyse très touchante d’une photographie de 1871, attribuée à Adolphe-Eugène Disdéri, qui fait le portrait de douze cadavres de communards, chacun dans son cercueil, fusillés par les soldats durant les derniers jours de la Commune. Dans le sillage de Blanchot, Didi-Huberman reconnaît dans cette image le pouvoir de la communauté exposée, une communauté créée dans l’image mais qui ne se borne pas à celle-ci car elle embrasse tous les vingt cinq mille communards mis à mort par les Versaillais pendant la semaine sanglante. Témoignage de cette communauté dont la puissance politique demeure présente quoique inavérée, cette image devient « support sensible de notre réflexion et de notre mémoire politique : pour que continue, aussi longtemps que durera l’image en notre souvenir, la protestation, la révolte, le désir que ces corps morts ne restent pas tout à fait, pour l’histoire, lettre morte ou lieu commun »[i]. En s’attardant sur l’image en elle même, Didi-Huberman considère que dans celle ci les communards comparaissent, terme qu’il forge pour désigner à la fois l’unité d’apparition des douze corps – qui paraissent ensemble– mais aussi l’irréductible singularité de ces individus, existentiellement révélée par l’expérience de la mort et visuellement rendue par les frontières indépassables du cadre de chaque cercueil. L’importance de percevoir en même temps la singularité des trajectoires individuelles et leurs imbrications dans des communautés ainsi que le rapport entre événement et ses résonances dans la mémoire sont deux des thématiques qui sont au centre de l’ouvrage Criminali, martiri, refrattari. Usi pubblici del passato dei comunardi par Enrico Zanette, une analyse des usages publics du passé des communards à partir d’un corpus de narrations biographiques et autobiographiques produites entre 1871 et 1886.
Dans le sillage des travaux de Georges Haupt, Zanette s’interroge sur l’ « après Commune » et, notamment, sur les manières avec lesquelles le mythe communard aurait influencé les cultures politiques suivantes. Le but de l’auteur est de montrer comment les passés individuels des communards sont utilisés dans la communication politique de l’époque, aux côtés d’un usage plus général du passé de la Commune en tant que événement historique et politique. Ce questionnement particulier implique, et l’auteur en est bien conscient dès l’introduction, une conception des matériaux (auto)biographiques en tant que dispositifs dont la « fonction publique », c’est-à-dire la communication politique, a un rôle central. Entre délégitimation ou apologie de l’expérience communarde et renouvellement de l’élan révolutionnaire, les egodocuments qui composent le corpus du travail de Zanette montrent les points de contacts et les différences entre les modèles biographiques proposés par la presse réactionnaire, la presse révolutionnaire et les écrits autobiographiques par rapport au mythe de la Commune et aux trajectoires des individus qui y participaient.
Du côté des biographies, le corpus se compose essentiellement de matériaux français et italiens, ce qui dévoile déjà une première cartographie de la réception immédiate de l’expérience communarde. Les narrations françaises, publiées dans des dictionnaires biographiques, dans des recueils de vies ou encore comme biographies monographiques, sont au centre du premier chapitre de l’ouvrage. Ces textes, produits immédiatement après la fin de la Commune, apparaissent dans un moment où, par le biais de la censure votée en 1871 et 1872, interdiction était faite de parler ou d’écrire sur l’expérience communarde sans la condamner clairement. C’est le moment où la « légende noire » de la Commune commence à se créer. Dans l’établissement de ce système de propagande, la fonction publique des biographies des insurgés était de délégitimer entièrement l’expérience de la Commune. En d’autres termes, il s’agissait pour les biographes d’attaquer les fondations idéologiques de la Commune par la critique acharnée des vies de ceux qui y avaient participé. En utilisant en particulier des dispositifs biographiques, il était possible pour ces journalistes et écrivains de produire des représentations réductrices et typologiques et, ce faisant, de créer une figuration du révolutionnaire en tant qu’individu violent, fou et mythomane ou encore faible, un « poseur » (p. 17) et un pâle imitateur des révolutionnaires du passé. Cette insistance sur le caractère ou l’ « esprit » des communards, technique qui a la fonction de réduire toute initiative politique à une question de personnalité, était souvent couplée à des références physionomiques qui amplifiaient les effets de bestialisation des biographiés.
À cause de la répression et de la censure qui cloisonnera l’espace éditorial français jusqu’à à la loi générale sur la liberté de presse de 1881, il n’y avait pas de voix qui, publiquement, s’engageaient dans la défense des communards. L’auteur est donc obligé de regarder ailleurs, notamment en Italie, pour trouver une brèche dans ce « silence biographique » (p. 28). Si dans la presse conservatrice italienne la « légende noire » de la Commune trouve une grande résonance, l’intérêt de Zanette se focalise plutôt sur les journaux plus favorables ou, au moins, « solidaires » de l’insurrection parisienne. L’analyse se penche donc sur deux publications républicaines, le Gazzettino Rosa d’abord et La Plebe ensuite, qui ont consacré pendant trois ans une rubrique aux « vies communardes ». Zanette nous montre comment des nouveaux dispositifs biographiques sont crées et mis à l’œuvre pour réfuter la « légende noire », reprise d’ailleurs aussi par les conservateurs italiens. Cependant, la raréfaction des sources de première main sur la Commune obligeait les biographes italiens à construire leurs portraits en utilisant les mêmes informations que celles propagées par les narrations délégitimantes. Il s’agissait, pour eux, de contester d’abord les calomnies les plus évidentes et, ensuite, par un travail de sélection, de recombiner les éléments plus importants des narrations françaises afin de dresser des biographies dont les significations étaient renversés. En d’autres mots, on devait opposer à la « légende noire » française une « légende rouge » de matrice italienne.
Dans l’économie de cette contre-narration l’aspect martyrologue de l’expérience des communards demeurait central : aux criminels du premier chapitre on oppose les « saints martyrs de la révolution » (p. 37), dans une figuration qui montre bien les influences de la tradition chrétienne sur la construction de l’imaginaire du mouvement républicain italien. Le martyrologue n’était pas seulement une manière de contrer les biographies anti communardes : il s’agissait aussi d’un outil de mobilisation politique. Par ces narrations, les biographes donnaient forme à des modèles positifs d’activisme qui se rapprochaient de la figure classique du « guerrier valeureux » ; les communards étaient forts, intelligents, courageux et batailleurs mais aussi modestes et sympathiques. Ils entraient dans un « nouveau panthéon » en incarnant les références historiques pour une génération révolutionnaire qui commençait à se tourner vers le socialisme et l’International.
À cette conception martyrologique venait se juxtaposer une deuxième manière de présenter les vies communardes, comme en témoigne bien l’alternance des titres qui caractérisait la rubrique de La Plebe : d’un côté « Les martyrs de la Commune » et, de l’autre, « Les hommes de la Commune ». Dans cette deuxième configuration, dont le style devenait aussi plus « réaliste », on soulignait la normalité des biographies des insurgés. Une vie révolutionnaire devenait entièrement comparable à celle d’un jeune quelconque: non plus un symbole à idolâtrer mais plutôt un homme moyen duquel s’inspirer. Souvent on insistait sur les idées d’émancipation et de rupture : d’un côté, les biographies d’ouvriers qui s’émancipaient et luttaient pour l’émancipation des travailleurs et, de l’autre, les trajectoires des jeunes bourgeois qui décidaient de renoncer à une condition sociale privilégiée pour les idéaux politiques. Une différence fondamentale par rapport aux narrations anti communardes était la présence, même périphérique, de la biographie féminine. Malgré la discontinuité qu’elles marquent avec la tradition du Risorgimento – dont la femme idéalisée était pure, vierge, dépositaire de la dignité de la patrie – les biographies des femmes communardes existaient dans une tension constante avec les thématiques de la famille et de l’amour et, notamment autour de la question du mariage en tant qu’acte politique. L’activisme féminin était peint comme totalisant et plus intense que celui des hommes car il impliquait un « débordement » sur une scène publique traditionnellement masculine. Les vies de ces femmes, « plus hommes que les hommes mêmes », topos classique d’un certain machisme paternaliste, montraient comment, à l’époque, se redéfinissaient et s’entremêlaient les catégories du « privé » et du « public ».
Les troisième et quatrième chapitre du texte sont centrés autours de matériaux autobiographiques, respectivement les trois volumes du roman autobiographique par Jules Vallès, et l’autobiographie de Louise Michel.
Vallès, figure de premier plan de l’expérience communarde, avait entamé son projet d’écriture lors de son exil à Londres. Par un travail de contextualisation très soigneux, notamment au niveau de l’analyse de la correspondance de Vallès, Zanette peut dévoiler la genèse et les objectifs de cette entreprise autobiographique. D’abord, il s’agissait pour Vallès, de continuer sa lutte politique par d’autres moyens car toute pratique politique en France lui était interdite. Le choix du roman autobiographique, en particulier, témoigne bien de cette intention : d’abord parce qu’en parlant d’un personnage vraisemblable mais n’ayant jamais existé comme Jacques Vingtras, protagoniste de l’épopée, et en publiant sous un faux nom, Vallès pouvait contourner la censure. Ensuite parce qu’en créant son double littéraire, l’auteur pouvait mettre en scène « sa propre existence tout en orientant dans un sens révolutionnaire l’histoire de sa vie » (p. 71). La fiction littéraire, dans ce contexte de publication particulier, devenait donc la seule manière possible pour Vallès de contrer les biographies anti communardes et de continuer sa lutte politique depuis son exil londonien. Une fois reconnu le douloureux échec de la Commune, Vallès se proposait de continuer sa bataille politique par le biais de la littérature : comme Zanette le souligne bien, le roman aurait été aussi une façon de proposer une idée particulière de la mobilisation et de la révolution. Cette dernière ne se fondait pas sur un programme construit par une avant-garde élitiste et illuminée mais sur la mobilisation d’une « fédération des douleurs». Cette fédération, qui était réunie par l’expérience de l’oppression et de la douleur, comprenait, bien évidemment, les classes plus pauvres mais aussi une partie de la bourgeoisie. En exposant la violence et les assujettissements vécus dans le cadre de sa famille et tout au long de son parcours éducatif, Vallès/Vingtras amplifiait l’expérience de l’injustice sociale jusqu’aux fils de la bourgeoisie. Ces « réfractaires », en même temps bourgeois et anti bourgeois, devaient devenir des « révoltés », mener un existence en tension, anti conformiste, une vie de résistance et de constante dénonciation des injustices sociales parmi le prolétariat intellectuel. Dans la vision de Vallès, le choix et la perspective révolutionnaires ne dérivaient pas de l’adhésion à une doctrine où à une idéologie particulière : elle était enracinée dans l’expérience quotidienne du sujet.
La relation entre violence et politique est un autre aspect essentiel de l’œuvre de Vallès. Zanette montre bien comment, tout au long du texte, la question de la violence s’exprime autour du binôme duel/insurrection armée. Ces deux pratiques, si éloignées à première vue, sont conçues par Vingtras/Vallès comme parties indissociables d’un seul discours, d’une culture politique dont la violence était fondamentale.
La critique de Vallès se déroulait à partir de cette « confiance dans la violence » généralisée (p. 97) et du fait que la révolution, malgré ses principes de liberté et d’égalité, n’avait pas encore dépassé une « esthétique du sang » (p. 97) et une « rhétorique de l’hécatombe » (p. 98). Ces deux aspects étaient parties intégrantes de la tradition du sacrifice et du martyr qui, à son avis, n’aurait dû avoir aucune place dans le bagage culturel des révolutionnaires. À ces « violences de gestes », Vingtras/Vallès oppose une « violence rhétorique » qui, soit dans la forme du « cri » du peuple dans les rues et les assemblées, soit dans celle de la « parole écrite » de ses journaux, pouvait déterminer le succès du mouvement révolutionnaire par une pacifique mais inflexible insurrection populaire.
Cette conception de la violence est seulement l’une des différences qui caractérisent l’ « œuvre de combat » de Vallès par rapport à l’autobiographie de Louise Michel. Il s’agit, d’abord, de différences formelles : Michel écrit une narration qui insiste sur le « pacte autobiographique » et donc sur la coïncidence entre auteur(e), narrateur et protagoniste du livre. Cette coïncidence est explicitée sur la couverture – le livre, publié en 1886, n’est pas soumis à la censure – par le titre Mémoires de Louise Michel écrits par elle-même, ainsi que dans la préface signée par l’éditeur. Un tel exemple d’auctorialité féminine, pratique exceptionnelle dans une époque où la narration publique du passé individuel était une prérogative strictement masculine, ne peut être expliqué que par l’aura mythique qui entourait le personnage et sa trajectoire. Cette popularité vient d’abord des biographies anti communardes : Michel y était peinte comme incarnation de la Commune, « la personnification d’un événement qui était condamné comme l’expression du crime, de la déviance et de la folie » (p. 112). De l’autre côté, dans sa biographie parue dans La Plebe et, plus généralement, dans les discours des révolutionnaires, Michel, la « Vierge rouge », devenait une allégorie du courage et de la générosité ainsi que le modèle positif de la participation féminine à l’insurrection. L’autobiographie de Michel se situe dans cette polarité et avait pour but la légitimation de son passé politique ainsi que la reprise du contrôle de son image publique. La réalisation de ces objectifs passe d’abord par la réhabilitation de la militance révolutionnaire féminine tout court: il s’agissait d’abord de s’opposer aux visions traditionnelles qui considéraient la participation des femmes dans des événements politiques comme une anomalie ou encore comme une pathologie. Par le biais de plusieurs anecdotes autobiographiques, de l’enfance jusqu’à la période de l’insurrection, Louise Michel réfute une série de stéréotypes machistes pour affirmer la « naturalité » d’une identité féminine plurielle, non cantonnée aux rôles traditionnels prévus par la mentalité patriarcale. Cependant cette « normalisation » de la participation politique des femmes se couple dans le récit avec une « exceptionnalisation » de sa propre trajectoire, celle d’une femme qui, avant l’époque, avait décidé de dépasser ces limites et de se consacrer « à l’art, à la science et à la révolution » (p. 121). Par ailleurs, Michel, qui se définit comme « une femme parmi les femmes » refuse en même temps toute réduction à une féminité traditionnelle, essentiellement subordonnée à l’homme par le mariage et consacrée à la procréation. Selon Zanette, Michel remet en question la dichotomie des sexes par l’adoption d’une identité de genre « neutre ». Celle-ci se constitue par un double mouvement : d’un côté, par une démarche de déféminisation et d’adoption de caractéristiques liées à des stéréotypes masculins ainsi que par l’insistance sur sa virginité en tant que caractère éminemment politique ; de l’autre côté, par la mise en valeur d’aspects « traditionnellement féminins », comme la pitié. Ce processus narratif aboutit à la création d’un être éminemment public et entièrement au service de la révolution. Le « féminisme » chez Michel n’est donc qu’un aspect de la question sociale : la résolution de celle-ci, c’est-à-dire la victoire de la révolution, implique aussi la solution de la question féminine.
L’expérience de la révolution était donc totalisante, il s’agissait d’y consacrer son existence de manière intégrale : dans ce sens, le récit de vie de Michel se dévoile, à l’unisson de l’histoire générale, autour de l’idée de rupture. En employant des métaphores empruntées aux sciences naturelles, Michel décrit la révolution comme une débâcle, un désastre terrible, traumatique mais finalement salutaire : il s’agissait de détruire tout aspect de l’ancienne société pour enfin permettre la floraison de l’humanité. Le montage des événements dans l’autobiographie reflet cette conception : le récit de la commune se focalise essentiellement sur la « semaine sanglante », sur les morts et les dévastations et laisse de côté les tentatives de réforme politique ainsi que l’atmosphère carnavalesque de certaines journées. Dans cette représentation de la révolution, la violence politique et le martyr jouent un rôle fondamental : il n’y a pas de place pour une réflexion sur l’échec, comme dans le cas de Vallès : la répression de la commune n’est qu’une étape flamboyante dans le processus qui amènera naturellement l’humanité vers l’aurore de la révolution.
L’analyse menée par Zanette dans cet ouvrage esquisse un personnage transversal, dont les traits sont communs à toutes les narrations. Il s’agit du rebelle qui, même s’il apparaît sous des appellations différentes – à la fois bohémien, déclassé, réfractaire – demeure le vrai protagoniste de la mise en récit de l’expérience communarde. Cette figure est reconnaissable car, dès le début, bien avant le moment insurrectionnel de la Commune, la sienne est déjà caractérisée comme une trajectoire de rupture : rupture à la fois avec son environnement d’origine, avec la culture dominante qui le caractérise ou encore avec les rôles de genre qui le structurent. De cette configuration narrative découle une représentation de l’activisme révolutionnaire dont l’élément existentiel est fondamental. Ici l’auteur rejoint les suggestions de Michel Foucault qui, dans son dernier cours au Collège de France, avait montré comment la politique révolutionnaire au XIXe siècle était caractérisée par une forte importance du niveau biographique, entendu à la fois comme existence et narration de celle-ci. Cependant, et ici nous arrivons à un aspect plus novateur du livre, l’analyse biographique de Zanette montre bien le rôle fondamental du montage narratif et du ton de la narration dans la constitution de ces histoires de vies. On peut s’apercevoir que les mêmes éléments, les mêmes références se superposent dans les biographies anti communardes proposées du côté français, dans l’autobiographie de Michel et les narrations plus martyrologiques de La Plebe. C’est le cas, par exemple, de l’utilisation de la violence, cœur du discours anti communard, qui est esthétisée et revendiquée par Michel comme centrale dans la perspective révolutionnaire. Ou encore de l’assimilation entre communards et martyrs, évoquée à plusieurs reprises dans La Plebe et dans le livre de Michel pour montrer l’abnégation des insurgés, assimilation qui est toujours utilisée par le discours anti communard pour en souligner le fanatisme. On est donc face à un court circuit : en adoptant les mêmes topoi dans leurs apologies de la Commune, ces narrations renforçaient en même temps le discours qui les dénigrait et les condamnait et contribuaient à la stratification de ces stéréotypes dans l’après-insurrection. Au contraire, dans les cas de Vallès et des biographies plus « réalistes » parues dans les journaux italiens, les éléments biographiques stigmatisés par les narrations conservatrices étaient réfutés, et des représentations alternatives étaient proposées. Vallès, par exemple, s’éloigne de la pratique et de l’esthétique de la violence ainsi que d’une vision « religieuse » de la mobilisation. Il ne s’agissait pas, comme dans le cas de Michel, d’une revendication en positif des éléments biographiques stigmatisés par les conservateurs, mais d’un refus de ces derniers et de la proposition d’une représentation irréductiblement alternative.
Ces deux modèles témoignent aussi d’un moment d’ouverture et d’incertitude dans la stratégie politique et communicative du mouvement révolutionnaire. Avec un flash forward final très intéressant, Zanette montre au lecteur comment les biographies rebelles, dont celle de Vallès, seront au fur et à mesure marginalisées et critiquées par le discours révolutionnaire postérieur. La perspective insurrectionnelle qu’elles incarnaient, avec le mythe de la Commune, laissera place au nouvel horizon socialiste, caractérisé plutôt par l’importance des partis politiques de masse et l’adhésion finale à la démocratie parlementaire. Le temps de la centralité politique du vécu individuel, de l’anti autoritarisme et de l’autonomie organisationnelle était provisoirement passé.
L’ouvrage de Zanette est sans doute une lecture très intéressante et stimulante. Son principal aspect novateur demeure dans son analyse originale du corpus (auto)biographique. L’auteur montre comment l’après Commune était un moment de possibilité et de conflit mémoriel, c’est-à-dire de relectures des événements et de production de représentations divergentes qui se confrontent sur une scène publique transnationale, sans se limiter au « public révolutionnaire ». En outre, Zanette complexifie ultérieurement ce tableau, en retraçant les éléments partagés de ces narrations si contradictoires ainsi que les écarts, les écrits qui « s’insurgent » contre ce jeu. Le lecteur a donc la possibilité de sortir d’une description de l’imaginaire révolutionnaire trop linéaire et causale et de s’apercevoir des bifurcations et des interstices qui caractérisent toute sédimentation mémorielle et tout usage public du passé.
L’auteur esquisse aussi une analyse de la réception de ces matériaux au sein du mouvement révolutionnaire de la fin du XIXe siècle et montre comment celle-ci participe aux changements de paradigmes idéologiques et les influence. Il serait intéressant d’étirer dans le temps cette analyse pour voir si et comment, outre le mythe communard, les narrations (auto)biographiques refont surface comme outils ou emblèmes dans les discours et les imaginaires des différentes traditions révolutionnaires successives.
En guise de critique, on peut regretter le fait que l’apparat iconographique, très évocateur, soit éditorialement cantonné à l’appendice de l’ouvrage sans aucune référence ponctuelle dans le texte. D’abord parce que ce choix enlève au lecteur la possibilité d’apercevoir les éléments iconographiques que Zanette mentionne parfois dans son analyse, réduisant ainsi la puissance de son argumentation. Ensuite parce qu’il s’agit, comme dans le cas des « médaillons » biographiques parus dans La Plebe, d’images qui faisaient originalement partie du dispositif narratif biographique, en le constituant autant que les textes. Ces images sont soit des portraits lithographiés de communards soit des montages qui alternent portraits et dessins de lieux ou moments spécifiques de l’expérience communarde. Il est donc dommage de n’avoir pris que partiellement en compte les effets de résonance qui avaient lieu entre texte écrit et image dans la formation du message biographique. Les images choisies par les fauteurs de la « légende noire » représentaient-elles des différences pas rapport à celles publiés dans La Plebe ? Les écrits de Vallès et de Michel étaient-ils aussi accompagnés d’un apparat iconographique ? Peut-on retracer pour les images, comme pour les éléments biographiques, des dynamiques d’échange, d’adoption et de contraste entre narrations conservatrices et narrations partisanes de la Commune ?
Un autre aspect qui aurait pu être développé davantage est celui de la construction de la masculinité des communards, dans la manière dont elle émerge des narrations (auto)biographiques. Si la question de la féminité des communardes et sa négation dans le discours conservateur ou dans celui de Louise Michel est finement analysée par Zanette, la question du masculin est au contraire directement reconduite à l’humain tout court. En d’autres mots, quand l’auteur se penche, par exemple, sur la bestialisation des communards, il interprète cette démarche comme une attaque à l’humanité des militants et pas à leur image masculine, c’est-à-dire, avec les mots de John Tosh[ii], à l’ensemble des éléments socialement reconnus comme devant être le propre des hommes à une époque et dans un contexte social donné. Si, dans le cas de Michel, la question de la masculinisation des femmes comme pratique dénégatoire est examinée, il aurait été autant intéressant de tester sur le terrain biographique construit par Zanette les hypothèses élaborées pas Raewyn Connell[iii] autour des masculinités hégémoniques. La suggestion de la sociologue australienne est d’analyser les dynamiques de hiérarchisation, normalisation et marginalisation par lesquelles certaines masculinités imposent leur domination aux femmes mais aussi à d’autres catégories d’hommes. Dans le cas particulier des (auto)biographies communardes, il aurait été intéressant de comprendre si un modèle de masculinité hégémonique prend forme, du côté conservateur comme du côté révolutionnaire, et sur quelles qualités, divergentes ou communes, les deux se fondent. En outre, une analyse des formes de discrimination, comme celle bien menée par Zanette, aurait pu bénéficier d’une attention à la féminisation comme technique de marginalisation des militants hommes.
En conclusion, l’étude de Zanette demeure un travail très important, clairement argumenté et qui bénéficie d’une approche interdisciplinaire solide. Le choix de fonder son travail sur un corpus de narrations (auto)biographiques est novateur et permet, par l’utilisation de ces documents comme des véritables dispositifs de communication politique, une analyse éclairante des usages publics de la Commune dans les discours politiques immédiatement postérieurs. L’attention aux différences entre les représentations proposées par les (auto)biographes permet à l’auteur de reconstruire de manière très fine les conflits et les courts circuits entre différentes images des insurgés.
[i] DIDI-HUMBERMAN, Georges, Peuples exposés, peuples figurants. L’oeil de l’histoire 4, Paris, Les Éditions de Minuit, 2012, 266 p.
[ii] TOSH, John, Manliness and Masculinities in Nineteenth-Century Britain. Essays on Gender, Family and Empire, Harlow, Pearson Education, 2005, 219 p.
[iii] GOURANIER Mélanie, REBUCINI Gianfranco et VOROS Florian, « Masculinités, colonialité et néolibéralisme. Entretien avec Raewyn Connell », Contretemps, 10/09/2013.
Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 15 juin 2015