Charlotte Baratin ©
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Cette « brève » est à lire en écho à la « réflexion critique » d’Olivier Abel, La mémoire blessée. Elle a fait l’objet d’une discussion au séminaire Temps, mémoires, histoire, au cours de l’année 2009-2010.
Je voudrais relayer ici une remarque que fait J. Le Goff dans le courrier des lecteurs du numéro 348 de la revue Histoire (paru en décembre 2009). Il témoigne du grand intérêt qu’il a trouvé au numéro spécial des Collections de la revue consacré à l’histoire des Turcs depuis l’époque ottomane jusqu’à nos jours (n° 45). Il s’interroge toutefois sur la pertinence de l’avant-propos : son auteur y exprime la conviction qu’à la lecture, « on sera convaincu que l’histoire des Turcs est partie prenante de celle de l’Europe ». J. Le Goff souhaiterait « que l’on n’en tire automatiquement la conséquence que la Turquie doive devenir membre de l’Union Européenne », et il rappelle quelques-uns des principaux obstacles politiques à cette union : déficit démocratique du régime, rapports difficiles avec l’Arménie, reconnaissance du génocide arménien, domination controversée sur les populations kurdes.
Les rédacteurs du numéro ont beau jeu de répondre que ce n’était pas l’intention implicite de leurs choix éditoriaux. Nombre des manifestations de la Saison consacrée à la Turquie suscitent pourtant le même malaise que celui qu’exprime J. Le Goff.
Ainsi l’exposition « De Byzance à Istanbul » que l’on a pu voir aux Galeries nationales du Grand Palais au début de cet hiver 2009-2010. C’était une très belle manifestation, pourtant ; son objectif, celui de rendre compte de l’histoire culturelle de la ville des origines à nos jours, était en outre particulièrement intéressant. L’exposition nous entraînait dans un parcours chronologique de l’histoire de la ville, très heureusement mis en scène, servi par des installations variées dont la succession ne laissait pas. Trois grandes périodes avaient été définies – l’époque antique, depuis la fondation de la ville jusqu’à l’avènement de Constantin au IVe siècle de notre ère, l’époque byzantine, jusqu’à la conquête de Mehmet II au milieu du XVe siècle, enfin l’époque ottomane jusqu’à la fin du XIXe – correspondant chacune à un profil culturel de la ville bien défini et fortement différencié. Ces périodes étaient splendidement illustrées par des assemblages d’objets choisis. La ville contemporaine, celle du XXe siècle et du début du XXIe, était représentée par deux animations fort réussies : la projection successive des images des différentes coupoles des monuments musulmans de la ville sur une coupole artificielle, et un diaporama de photos.
Mais l’exposition ne s’arrêtait pas là. Une dernière salle, particulièrement vaste, dont le contenu n’est pas repris dans l’album de l’exposition, offrait l’image finale que l’on devait garder de la ville, et de son rapport à son histoire. Au sol était exposé le matériel archéologique provenant de la fouille des niveaux antiques du port, avec d’impressionnants vestiges d’embarcations anciennes, des jarres et autres objets de type gréco-romain ; sur les murs, une magistrale représentation interactive de la ville, représentant dans son contexte le projet de construction d’une ligne de métro qui reliera les deux rives des continents. Deux idées sont ainsi exprimées en un saisissant raccourci, où diachronie et synchronie se confondent : le prix qu’attache la ville à l’héritage gréco-romain, qu’elle assume et dont elle recherche les traces, et l’importance renouvelée du lien de continuité qu’elle permet d’établir entre la partie « asiatique », ou « orientale », et la partie européenne de la Turquie. Dans un parcours ainsi orchestré, les époques byzantine et ottomane apparaissent comme les étapes d’un cheminement culturel, certes complexe, mais qui, depuis l’époque gréco-romaine, foyer culturel commun à la côte méditerranéenne de la Turquie et aux pays d’Europe occidentale, ramène la ville, riche de ses apports orientaux, à l’Europe d’aujourd’hui qui en serait l’héritière. Il est difficile de ne pas penser que ce rôle ainsi donné à la ville ne figure pas celui que le pays tout entier aurait vocation à jouer au sein de l’Union européenne.
L’objectif de l’exposition est clairement exprimé dans l’introduction de l’album : « Ces changements de nom et aléas politiques ne doivent pas nous faire oublier les facteurs de continuité dans l’histoire de la ville, de l’Antiquité à nos jours. Ville carrefour, Istanbul fut fondée aux croisements des routes commerciales qui liaient l’Est à l’Ouest, la Méditerranée aux steppes d’Eurasie. Avec son port, elle fut tout au long de l’histoire l’une des plaques tournantes du commerce méditerranéen. Ville païenne, chrétienne puis musulmane, elle hébergea une pluralité de communautés ethniques et religieuses qui firent sa réputation de ville cosmopolite à travers les siècles ».
C’est pourtant une ville de rupture que cette exposition présente, malgré les efforts de ses concepteurs pour niveler les aspérités de son histoire. Une ville dont on pourrait au contraire pointer de façon dramatique les profondes lignes de faille culturelle, qui inscrivent son histoire sur une tangente qui s’éloigne de nos propres références culturelles : 395, division de l’empire romain à la mort de Théodose, la ville est déclarée « nouvelle Rome » en 451, au concile de Chalcédoine ; 1054, schisme des églises d’Orient et d’Occident ; 1204, prise et sac de la ville par les croisés qui crée un éphémère empire latin d’Orient jusqu’à la reprise de la ville par les Paléologues en 1261 ; 1453, prise de la ville par les Turcs, renouvellement de la population, reconstruction ; XIXe siècle : modernisation « à l’occidentale », qui la sépare des références « orientales » ou plutôt « moyen-orientales » dominantes jusque là. Une ville nécessairement marquée par ces déchirements, dont on imagine mal qu’elles se laissent gommer dans des synthèses trop faciles, des interprétations lénifiantes qui l’on puisse faire servir à des projets politiques quelconque. Une ville dont l’altérité, en ce sens, nous frappe, nous Français, même sans doute Européens de l’ouest, qui sommes accoutumés à une évolution culturelle plus homogène, périodiquement nourrie de l’héritage gréco-romain.
Quant à l’héritage gréco-romain, précisément, qui nous est commun, à quoi veut-on le faire servir, quand toute l’exposition nous convainc qu’il n’a pas été réactivé dans l’histoire moderne des Turcs ? Du reste, la mise en évidence volontariste de moments de grande proximité culturelle dans l’histoire des régions formant les entités politiques actuelles peut-elle permettre jamais de justifier un projet d’union économique et politique ?