Olivier Abel ©
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On se le demande. Et puis on l’écarte très vite, parce qu’on ne fait pas d’histoire, ni de l’histoire, avec de la morale et moins encore des sentiments religieux. Si d’ailleurs il y avait une morale respectable, ce serait celle de la discussion, qui oblige les convictions religieuses à passer par une chambre de décontamination : le pardon, croit-on, passe mal l’épreuve de l’universalisation. Et si surtout il y avait quelque chose de sérieux en morale, et qui touche à l’histoire, ce serait la « dette », face à laquelle le pardon semble dérisoire et scandaleux.
Peut-être en effet faut-il se détourner ici du « pardon moral » qui, sous certaines conditions (on pardonne à celui qui reconnait son tort, celui qui pardonne doit être celui qui a subi le tort, on ne peut pas se pardonner à soi-même, etc.) remplit cette fonction morale universelle qui est de rétablir la réciprocité, de réparer. Ce pardon-là, destiné si l’on peut dire à favoriser les échanges de biens tout en arrêtant les échanges de maux, rythme la mémoire ordinaire de l’échange, avec ses dettes rétribuables, effaçables. Ce pardon-là permet de maintenir la loi de rétribution, et il sait qu’on ne peut pardonner que ce qu’on peut punir. Ce pardon-là suppose une temporalité causale et continue, où les biens et les maux ont des causes assignables quelque part dans la structure de l’échange.
Ce n’est pas que l’on doive mépriser ce pardon moral élémentaire, qui promet de « ne pas recommencer » et qui permet de recommencer autrement, bref qui répare. Le problème est qu’il s’applique seulement à des situations claires, ou clarifiées par convention, et où toutes les conditions pratiques peuvent être remplies : on peut désigner la victime et le coupable, ce dernier a reconnu son tort et demandé pardon, etc.
Or dans la plupart des situations historiques réelles, on a affaire à des conflits insurmontables où l’on ne s’entend pas même sur le tort, ou à des faits irréparables et anciens, dont furent victimes des générations disparues, on a affaire à des situations où le crime est trop grand pour être puni, ou trop enchevêtré avec d’autres pour que l’on puisse isoler une causalité simple dans un échange devenu fou. C’est-à-dire que l’on a affaire à des situations confuses. Mais s’il est alors légitime d’écarter un pardon qui prétendrait clarifier les choses à bon marché, n’écarte-t-on pas en même temps une autre sorte de pardon, précisément parce qu’il bouleverse trop de choses, qu’il touche trop à des identités engoncées dans des conflits insurmontables, et qui disparaîtraient hors de ces conflits, et qu’il touche à des mémoires enracinées dans des créances et des dettes impayables, comme enfouies dans un passé irréparable? Que vient faire le pardon dans l’histoire, là où l’histoire touche au tragique ?
Dans les lignes qui suivent j’aimerais poursuivre l’enquête sur deux lignes (Appendice, note A). Au fil de la première le pardon tente de répondre à une première forme de tragique, que j’appellerai le tragique de conflit, où le différend est insoluble, indépassable. Ce faisant le pardon se révèle comme l’une des formes les plus importantes de ce que l’on pourrait nommer avec Paul Ricoeur la « sagesse pratique », qu’il propose pour médiatiser l’antinomie entre la « visée éthique » et la « norme morale » (voir Appendice note B). La sagesse pratique schématise quelque chose comme un compromis dont le pardon est non seulement une illustration mais quasiment l’âme.
Au fil de la seconde enquête, le pardon tente de répondre à une deuxième forme de tragique, qui serait plutôt ici le tragique de l’irréversible, le tragique de l’irréparable. Peut-être parce qu’il accepte la réalité de la « perte » (il y a un travail du pardon, comme on parle du « travail du deuil »), peut-être parce qu’il rouvre le passé enfoui, en ressuscite les possibilités écrasées, le pardon brise la dette et brise l’oubli. Et en effet c’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui, de sortir de l’infernale antinomie entre la dette et l’amnésie : le pardon a cette vertu quasi-poétique de faire que ce monde-ci soit bien présent, mais de faire qu’il ne soit pas fini, qu’il soit susceptible d’autre chose que de se répéter.
La sagesse du pardon construit des compromis
Le tragique de l’histoire, vu de Sirius, n’est pas sans quelque comique : c’est la prodigieuse cacophonie que font tous ces litiges et même ces consensus où les protagonistes n’ont pas de langage commun, et parlent de choses différentes. Le tragique de l’histoire, c’est l’universel malentendu par lequel des histoires hétérogènes se côtoient, se mêlent et se modalisent indéfiniment les unes les autres, s’opposent sans même parvenir à s’entendre pourquoi. On pense à Shakespeare ! Si l’on prend le modèle logique de la question et de la réponse, tout se passe comme si l’histoire juxtaposait des réponses à des questions diverses, sans arriver jamais à mettre vraiment en présence deux réponses à la même question (ce qui serait le minimum pour savoir s’il y a litige ou accord). Et chacun des acteurs de l’histoire est pris dans la logique de sa quête, de son désir, de sa demande ou de sa question, sans pouvoir en sortir autrement que par le hasard des chances ou des malheurs.
Un esprit kantien pourrait objecter que si les protagonistes désirent la même chose mais que leurs désirs sont exclusifs, ou si même ils développent des visées incommensurables de ce qu’est le « bien » ou la « vie bonne », on peut définir les procédures permettant d’éprouver la possible universalisation de ces visées : on ne doit pas se donner des justifications que l’on refuserait à son adversaire. En ce sens la raison pratique ou l’éthique de la discussion pourrait faire pièce à ce que Ricœur appelle « l’étroitesse de l’angle d’engagement », des discours et des visées de chacun des protagonistes.
Nous partirons ici de l’hypothèse inverse, qui fait davantage crédit au tragique : le conflit ne se trouve pas seulement entre des désirs ou des visées incompatibles, mais parfois entre des règles ou des normes, disons des « devoirs », incompatibles, et ayant pourtant accédé à l’impératif de possible universalisation. Par exemple, l’opposition pour la justice entre les droits liés à la liberté et ceux voués à l’égalité pourrait être considérée comme une opposition de ce type : pour sortir de cette antinomie, il faut bien « composer ». Autre exemple : l’ensemble des différends relevés par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans leur ouvrage sur « les économies de la grandeur » (1991, De la Justification, Paris, Gallimard), où ils montrent qu’une proportion importante des disputes dans nos sociétés s’argumentent dans des mondes de justifications hétérogènes (monde civique et monde marchand, par exemple, ou monde de l’inspiration divine ou géniale, et monde de la productivité industrielle).
Ce qui est proprement tragique, là dedans, c’est donc l’étroitesse de l’angle d’engagement des protagonistes, c’est à dire leur incapacité à changer de point de vue. Mais c’est aussi le fait qu’à travers la finitude de leurs points de vue chacun d’eux développent une visée de légitimation infinie, une requête de droit ou de devoir universel. Dans l’opposition entre Créon et Antigone, entre la raison d’Etat par temps de guerre et le devoir sacré de sépulture envers ceux de la famille, chacun construit sa cohérence sous un impératif d’universalité. Et c’est pourquoi on se trouve dans un véritable conflit des justifications (Autrement dit le protagoniste construit son identité comme une cohérence, comme un choix qui accepte de ne pas pouvoir dire oui à tout et au contraire, et accepte en ce sens un minimum de non-contradiction. Il construit ainsi son identité comme une responsabilité, en venant se placer devant une interrogation à elle transcendante et à laquelle elle répond, devant laquelle elle éprouve sa non-contradiction. La cohérence de chacun fait donc appel à un principe extérieur et infini. C’est là le minimum d' »altérité » nécessaire à la formation d’une identité).
Le tragique de l’histoire oppose des mémoires incompatibles, non seulement parce que l’histoire est racontée dans une pluralité de récits formés à partir de points de vue séparés : on pourrait encore échanger les points de vue et reconstruire par recoupements leur possible articulation dans une « géographie ». C’est ainsi qu’une histoire allemande de l’Allemagne et une histoire française de la France peuvent s’articuler. Mais souvent la temporalité commune est elle-même brisée, parce qu’il n’y a pas de question commune qui nous rendrait contemporains les uns des autres, parce qu’il n’y a plus d’échange possible sous un principe commun. L’échange des mémoires, l’échange des dettes rétribuables, est impossible parce que les mémoires sont enracinées dans un immémorial inaccessible à l’échange. Il y a une corporéité des identités historiques qui les rend irresponsables, incapables à partir d’un certain point de rendre raison d’elles-mêmes ; elles ont une corporéité qui les empêchent de répondre à toutes les questions. Comme si l’identité était précédée par une dette transcendantale à tous les échanges qui l’avaient définie, ou par un oubli plus vaste et plus vivant que toutes ses remembrances.
Voilà esquissé ce que nous proposions d’appeler « le tragique de conflit ». Comment faire avec? Et que vient faire le pardon dans l’histoire? C’est l’effrayante impuissance qui habite la puissance de nos désirs, de nos discours et de nos affirmations les plus primordiales, que l’on ne peut pas sortir de cette condition tragique qui les habite sans mourir, sans disparaître. Comme si la puissance de nos convictions reposait, au-delà du conflit infini des justifications antagonistes, dans l’opacité d’une finitude toujours encore injustifiée, et toujours déjà condamnée à mort. On trouve cela chez Hegel, relu ici avec Ricœur, non plus comme le philosophe de la synthèse et de la réconciliation absolues, mais comme le philosophe qui a porté le plus loin la sagesse pratique. Une sagesse qui accepte, malgré Kant, que les devoirs puissent être contradictoires, et que le juste doive passer par cette épreuve tragique. Pour Hegel, le pardon est précisément ce qui termine le cycle éthique commencé par le tragique. Or le pardon hegelien repose sur le renoncement de chaque parti à sa partialité. C’est à dire qu’il repose sur un désistement réciproque, sur l’acceptation par le protagoniste de sa disparition en tant qu’identique à lui- même, sur le consentement du pardonnant comme du pardonné à devenir autre que lui-même.
Or, on l’a vu, le tragique consiste précisément à ne pas pouvoir devenir autre que soi-même. La sagesse pratique, une sagesse qui ne proposerait pas une délivrance du tragique, un accès au point de vue comique qui est celui de Sirius dans l’universelle métamorphose, mais une délivrance dans le tragique même, devrait être une sagesse à la hauteur du différend, une sagesse par laquelle les protagonistes acceptent qu’ils ne sont pas même d’accord sur ce sur quoi porte leur conflit: qu’ils ne sont pas dans le même langage, dans le même monde, dans la même histoire. C’est cela qu’il est le plus dur d’accepter : on préfère encore s’entretuer, comme pour prouver que c’est encore un échange, que l’on est bien dans le même monde, plutôt que d’accepter que tout cela est un malentendu, un malentendu insurmontable.
Le pardon intervient ici, parce qu’il tente de formuler le tort, et qu’il rencontre le problème : comment trouver un langage qui puisse en même temps exprimer le tort subi (est-il même possible d’exprimer complètement un tort?) et être compris, entendu, repris par celui qui l’a commis ? Ou à l’inverse un langage qui puisse énoncer le tort commis et être entendu par celui qui l’a subi ? N’y a-t-il pas une disproportion irréductible, une hétérogénéité de langage irrémédiable ? N’est-on pas condamné au « différend », c’est à dire à l’impossibilité de définir ensemble le langage dans lequel le tort sera formulé ?
Sur un tel problème le pardon moral vole en éclats. Il reste un pardon pas très moral, mais beaucoup plus sage, et que je désignerais comme la vertu du compromis. Le compromis, si fortement argumenté dans le livre de Boltanski et Thévenot dont il a été question plus haut, n’a rien à voir avec la compromission qui serait la juxtaposition paresseuse des points de vue dans l’incapacité de juger et de trancher ; le compromis, c’est l’obligation dans laquelle deux positions sont placées de composer, de sacrifier les prétentions exclusives de leurs points de vue, et de construire un monde possible où elles puissent cohabiter.
En quoi le pardon est-il la vertu du compromis ? On pourrait déjà dire que le pardon médiatise l’antinomie entre le disparate des visées humaines singulières et la règle par laquelle ces visées sont ramenées à leur commune condition. En effet le pardon n’abolit pas la règle ; au contraire il la réajuste par une sorte de supplément jusqu’à ce qu’elle convienne exactement à la situation, à la singularité de ce qui était visé par chacun des protagonistes. Le pardon n’est un au-delà de la justice que dans la mesure où la règle de justice elle-même désigne ce qui l’excède, le besoin d’une justice supplémentaire, le point où la justice cède le pas à la « justesse ». Sans ce sens de la singularité des situations et des désirs de chacun, la règle morale resterait vide et formelle, sans « chair » éthique ; et sans la capacité à rapporter la visée singulière à une règle commune, la visée éthique resterait aveugle à la possibilité d’autres points de vue. Le pardon est ce qui vient exercer et animer une sorte d’imagination pratique, qui est suffisamment ancrée dans le désir pour comprendre la véhémence des visées éthiques, et suffisamment ouverte pour respecter les autres points de vue possibles et construire un espace de réciprocité. Le pardon recherche ce qui « au juste » revient à chacun, au-delà de ce qui lui revient dans la structure de l’échange. C’est ainsi que le pardon schématise la sagesse pratique entre la visée éthique et la norme morale.
Il y a pourtant quelque chose qui manque à cette problématique de la règle commune et du cas singulier (où le pardon substitue à l’évaluation générale et comparative des actes l’approche singulière des personnes considérées dans leur caractère insaisissable, inépuisable). Ce sont toutes ces situations confuses et tragiques où le droit se heurte au droit, le devoir au devoir, et la règle à une autre règle, dans un irréductible conflit des justifications. Bref, ce sont toutes ces situations que nous avons définies comme des différends. Le pardon est ici la vertu du compromis au sens où il permet d’abandonner la dispute, mais sans trancher définitivement sur le fond : il suppose que l’on ait cherché à exprimer le tort subi et le tort commis, et que dans le différend irrémédiable entre les deux narrations ou les deux argumentations on ait accepté de construire une sorte de compromis qui rompt avec la reconduction interminable de deux versions séparées.
On accepte de pardonner, sans davantage chercher à savoir quels seront les rôles tenus par les uns et les autres dans la scène : au fond il n’y aura plus de pardonnant ni de pardonné. Le pardon construit ainsi un compromis au sens où il construit un mixte entre plusieurs langages, plusieurs univers de justification, et les oblige à cohabiter. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les paroles qui énoncent le pardon, tout en refusant la clarté d’une situation où l’un serait le pardonnant et l’autre le pardonné, sont des paroles fragiles. Ce sont des paroles qui conjuguent des discours hétérogènes.
Le pardon est la vertu du compromis, ici, parce qu’il accepte le différend. Il part de l’écart entre deux droits, entre deux récits de justification dont on ne sait pas s’ils sont compatibles dans le même monde possible. Par cet écart il manifeste relative ment à la complexité de la situation la non-pertinence de chacune de ces justifications unilatérales. Comme s’il n’y avait pas de langage possible pour cette situation, pas d’expression de la question qui soit acceptable pour tous et pour chacun. L’intervention du pardon est alors quasi poétique. Comme une métaphore vive elle opère un « rapprochement qui soudain abolit la distance logique entre des champs sémantiques jusque là éloignés, pour engendrer le choc sémantique, qui, à son tour, suscite l’étincelle de sens de la métaphore. L’imagination est l’aperception, la vue soudaine d’une nouvelle pertinence prédicative, à savoir une manière de construire la pertinence dans l’impertinence » (Ricoeur, 1986, p. 218). La sagesse pratique est un exercice d’imagination (Appendice, note C).
En l’absence d’un jugement dernier, qui dirait en même temps ce qui est juste universellement, pour tout, et ce qui est juste singulièrement, juste pour ceci, la sagesse du pardon consiste à accepter qu’il n’y a pas de dernier mot, pas de langage complètement commun, et à tisser entre deux histoires ou deux mémoires incommensurables une sorte d’intrigue qui est celle de leur compromis, de leur cohabitation. Elle seule permet de former un récit assez vaste, assez polycentrique, pour porter en lui la pluralité des mémoires et les amener au point où elles doivent composer. Dans le chaos narratif issu de l’effondrement de l’Empire ottoman, par exemple (les différends entre Grecs, Albanais, Turcs, Arméniens, Kurdes, etc.), ou de la balkanisation de l’Europe centrale aujourd’hui, cette sagesse conditionne le remembrement de la mémoire et du tissu social. La sorte de pardon dont il est question ici est probablement essentielle à la mémoire historienne obligée de composer plusieurs discours, et à l’imagination du compromis comme instrument de la connaissance historique (Appendice, note D).
Le pardon rompt avec la dette et l’oubli
Le tragique de conflit était la rencontre entre deux formes de vies ou deux univers de justifications incommensurables. Il y a un autre type de tragique de l’histoire, face auquel le pardon ordinaire, bourré de bons sentiments, se retire effrayé : c’est l’expérience d’un mal irréparable (et c’est peut-être un pléonasme : l’expérience du mal est celle de l’irréparable); c’est le sentiment de l’irréversibilité des conséquences de nos actes. Ce qui est touché ici, c’est moins l’échange entre des mémoires diverses et qui se découvrent incompatibles, inéchangeables, que l’échange en chacun des sujets historiques que nous sommes entre la mémoire et l’oubli. Peut-on oublier l’irréparable? Mais peut-on se remémorer l’irréparable?
Comme le décrit Walter Benjamin dans sa IXème thèse sur le concept de l’histoire, à propos d’un figure de Klee intitulée « Angelus Novus », l’Ange voudrait faire halte et réparer ce qui a été brisé, ressusciter les morts ; mais dans l’épouvante qui l’emporte, il ne peut pas s’arrêter, il ne peut pas revenir. L’Ange de l’histoire, c’est aussi l’historien qui soudain se « réveille » et se découvre compris dans ce qu’il raconte, et qui soudain voit l’invisible, l’étendue du désastre, la catastrophe passée dans le présent, se continuant dans une sorte de répétition atroce et sans fin.
Comment faire pour intervenir dans le passé, y rouvrir des possibilités écrasées, faire que les souffrances passées ne soient pas abolies par l’omelette de l’avenir, et que les espoirs alors perdus ne soient pas définitivement condamnés par leur échec? Encore W. Benjamin croyait-il que l’avenir a des « réactifs » assez puissants pour ranimer tout le passé, et que si l’on sauve de l’oubli l’histoire des vaincus tout sera enfin « rappelé ». Mais cette conception messianique du rôle de la mémoire des vaincus, ensemble révolution et rédemption insurgée contre la réitération de l’histoire des vainqueurs et ressuscitée contre l’aliénation qui dépossède les vaincus de leur propre histoire, pouvons-nous y souscrire? Ne sommes-nous pas devenus plus pessimistes?
Le tragique redouble la pitié que l’on a pour les victimes avec l’horreur de voir la victime s’aveugler elle-même, répéter à son tour le tort qu’elle a subi. C’est même une des habitudes terribles de l’histoire, que les peuples qui ont le plus souffert deviennent souvent les plus impitoyables. Autrement dit le tragique désigne ici l’impossible partage en l’humain de l’agent et du patient, du coupable et de la victime, le redoublement de la victimisation par la criminalisation, de l’irréversibilité subie par l’irréversibilité agie. C’est peut-être un des traits étranges de l’existence tragique que les humains préfèrent surenchérir à l’irréversible, en rajouter, plutôt que d’accepter l’irréversible comme une donnée brute et absurde de la temporalité.
A cet égard ce n’est pas seulement le méchant qui s’enfonce dans le crime, soit par son entêtement (une manière d’être cohérent avec son tort, de le justifier), soit par surenchère (un crime plus grand seul peut effacer la trace d’un premier crime, et on voudrait la disparition de ceux à qui on a fait du mal). C’est le juste lui- même qui peut devenir méchant à force de s’enfoncer dans son droit : s’il croit, comme il est bien humain de le croire, que son malheur est forcément la rétribution (version religieuse) ou la conséquence (version sécularisée) d’une faute ou d’une erreur fautive, il cherchera un responsable ou un coupable à tout prix. Parce qu’il ne pourra pas supporter l’idée que son malheur soit en quoi que ce soit le fait d’une suite de hasards absurdes, mais plutôt le résultat voulu d’une intention méchante, il surenchérira sur le mal.
Mais le tragique d’irréversible ne manifeste toute sa portée que parce que les conséquences de nos actes se détachent de nos intentions premières, s’autonomisent et nous échappent complètement. Le circuit éthique immédiat par lequel ce que l’agent agit correspond à ce que subit le patient (et toute action est une dialectique complexe de passivité et d’activité) est ici tellement distendu que la responsabilité éthique devient problématique. C’est cette zone, où je suis irresponsablement responsable des conséquences non-voulues et parfois même imprévisibles de mes actes, qui intéresse le tragique. On pourrait le montrer depuis l’Oedipe de Sophocle jusqu’à la peur pour l’avenir écologique de notre planète. Il y a un retour du religieux au sens où le malheur de demain apparaît bien comme la lointaine rétribution d’une conduite d’hier.
Pour le dire autrement, si les discours ou les actes répondent à des situations, à des défis ou à des questions diverses, à leur tour ils soulèvent d’autres questions, engendrent de nouveaux problèmes, différents des premiers et auxquels ces réponses ne peuvent plus répondre. Si le tragique résidait auparavant dans la rencontre entre deux formes de vie qui, répondant à des exigences ou à des questions différentes, ne se comprennent pas, il réside maintenant dans le fait que nos choix et nos solutions (aussi cohérents et responsables soient-ils devant les questions auxquelles ils répondent) soulève des interrogations autres, et devant lesquelles notre identité éthique se défait, devant lesquelles nous sommes sans réponse. Irresponsables soudain dans notre responsabilité même.
Voilà esquissé ce que nous proposions d’appeler « le tragique d’irréversibilité ». Comment faire avec, et que vient faire le pardon dans l’histoire ? Ne faut-il pas plutôt accepter, avec Milan Kundera, que « personne ne réparera les torts commis, mais que tous les torts seront oubliés »? Cela aussi supposerait une temporalité causale et continue, non plus celle du complexe des échanges où tout est rétribué, mais celle d’une physique de l’entropie, où tout s’efface : peut-on cependant oublier l’irréparable? Le temps de l’irréparable n’est-il pas ce temps latent qui ne coule plus, où tout est là, les plus vieilles cicatrices toujours prêtes à se rouvrir comme au 1er jour? On a cru oublier, mais simplement on était « amnésique », tant le traumatisme avait été profond.
Tant que l’on n’a pas rompu avec l’oubli, avec la loi du silence, du refoulement des plaintes et des colères, le passé oublié est toujours présent, il se répète, il se reproduira encore. L’horreur n’est pas finie parce qu’elle est « oubliée », elle se poursuivra infiniment tant qu’une parole n’aura pas rompu avec l’oubli et accepté de faire mémoire. Car c’est en reconnaissant ce qui s’est passé que l’on rompt avec la continuation du passé dans le présent. C’est pourquoi, à la fin du régime franquiste en Espagne, ou du régime de Honecker en RDA, tant de gens là-bas demandaient une « rupture », et non cette flagornerie avec laquelle une société entière tourne sa veste. Croit-on être délivré du passé au prix de quelques chasses aux sorcières, et du commun silence ? Ne prouve-t-on pas au contraire en cela qu’on est prêt à continuer comme avant?
Loin de couvrir cet oubli de sa bénédiction, le pardon rompt avec lui. Il rompt avec le monde ordinaire où tout s’oublie sans jamais être payé ni pardonné. Il rouvre la mémoire, il « rappelle » la dette, non plus celle qui était rétribuable, mais la dette intraitable envers ceux dont nous avons tout reçu, ceux auxquels nous avons tout pris, ceux auxquels nous laisserons tout cela. Et non seulement il rappelle la dette envers ceux qui sont écrasés, mais il rappelle ces dettes que sont les promesses du passé non tenues, les possibles sacrifiés. Par là il rouvre dans le présent d’autres possibilités, il y montre d’autres avenirs possibles du passé. Le pardon refuse toute perspective sacrificielle, il rappelle tous les laissés pour compte de l’histoire et du système, il désigne une dette impayable.
Mais une dette impayable est-elle encore une dette? Peut-on d’ailleurs se remémorer l’irréparable ? Et faut-il entretenir une dette infinie comme on ressasse un ressentiment, une cicatrice incicatrisable et qui n’a plus rien à voir avec la blessure ? La culture ou plutôt le culte de la dette n’abat-il pas tout projet, toute admiration neuve, tout désir de vivre autre chose ? C’est pour de telles questions que l’on bascule vers l’autre versant du pardon, où celui-ci rompt avec la logique de la dette.
Il faut rompre avec la dette comme on a rompu avec l’oubli, parce qu’il y a un point à partir duquel la dette n’est plus qu’une obsession, comme l’oubli n’était qu’amnésie. La dette alors fait que l’on réagit à tout comme s’il s’agissait toujours de la même chose, que tout réactive. Elle rend incapable de réagir à autre chose ; elle rend incapable d’agir, simplement, à nouveau. Dans la logique de dette apparaît une mémoire malade, incapable d’oublier ni d’effacer, et donc incapable de se souvenir d’autre chose. Lorsque de nombreux intellectuels français réagissent au désastre bosniaque avec l’effroi du nazisme (car « cette fois-ci on ne dira pas qu’on ne savait pas »), c’est une chose de ce genre qui se produit, et qui empêche probablement de voir venir les nouveaux périls.
Certes l’identité que définit une telle mémoire est une identité forte, et la mémoire obsédante d’une faute commune ou d’une souffrance commune structure mieux une identité communautaire que la mémoire d’un bien ou d’un bonheur commun ; malheureusement. Mais cette identité refusera toute rétribution, tout pardon, tout effacement qui pourrait la modifier : ancrée dans une dette irréversible, elle ne voudra que l’entretenir ; elle fera tout pour la reproduire, la continuer.
Loin d’exiger de ne jamais oublier que l’on a (été) pardonné, loin d’éterniser le ressentiment du pardon donné ou reçu, loin d’aiguiser sans cesse le sentiment d’une dette interminable, le pardon rompt avec elle. Il rompt avec le monde ordinaire où la même interminable scène se répète sans issue et sans fin. En désignant l’irréparable, l’intraitable, ce qu’on ne peut pas raconter entièrement, le pardon (conformément à son étymologie probable) accepte qu’il y a de la perte, des dettes qui ne sont plus des dettes, des possibles qui ne sont plus possibles. Il fait ce travail de deuil sans lequel il n’y a pas de travail d’enfantement ou de résurrection possible d’un autre présent.
Et c’est cette double-rupture, avec l’oubli et avec la dette, qui fait du pardon quelque chose de plus difficile qu’un pur oubli ou qu’un ressentiment déguisé. Il faut le répéter : entre les deux écueils la voie du pardon est étroite et pour ainsi dire impossible : quelle pourrait être cette parole assez extraordinaire pour dis cerner l’oubli vital de l’amnésie facile, pour transformer cette amnésie douloureuse en mémoire vivante, et pour effacer la mémoire malade et obsédée du ressentiment ?! Quelle pourrait être cette parole surprenante par laquelle soudain mon passé, de membre mort qu’il était, m’est rendu ; et par laquelle tout entier à nouveau j’appartiens au présent?
C’est pourquoi le pardon touche à l’identité. A l’identité engoncée dans l’étroitesse de son point de vue dans des conflits insurmontables, et qu’il rapproche malgré sa résistance de celle de son protagoniste, comme on l’a vu plus haut. Et ici, il touche à l’identité en tant qu’elle est ancrée dans un souvenir qu’elle répète, ou fondée dans un oubli désormais sacré : c’est respectivement assez bien le cas pour l’identité de la diaspora arménienne par rapport au génocide, et pour l’identité de la République turque fondée sur la table-rase de ce qui la précédait. Ici et là le pardon doit introduire une altération dans l’identité même, affirmer que l’identité n’est pas la seule chose importante dans la vie; il désidentifie, il libère aussi d’une excessive obsession de l’identité. Avec lui la mémoire n’est plus l’interminable récit du passé, ou plus exactement l’interminable garantie d’une identité ; mais la mémoire des autres passés, et donc celle des possibles, et celle d’une promesse, d’un « désormais tout sera autrement ». Le rêve par lequel un jour on se réveille et tout est lavé, tout est là (C’est peut-être ce que Kierkegaard appelle la contemporanéité, l’Instant, la proximité du Royaume).
Il n’est pas inutile d’insister sur cette double rupture, avec la logique de la dette et de l’oubli, dans un temps où la scène intellectuelle et politique est envahie par cette opposition qui privilégie à l’excès les questions d’identification. Je distinguerais volontiers ceux qui ont fondé l’histoire sur la promesse d’un futur, c’est à dire sur l’invention d’un espace où toutes les dettes sont abolies et où tous les rôles peuvent être redistribués, ce qui est par excellence le projet « Républicain » au sens fort, et ceux qui, probablement plus sensibles à la menace d’un avenir imprévisible, font de l’histoire un espace de discontinuités, de ruptures, de dettes incommensurables envers des êtres passés que la mort même ne parvient pas à rassembler. Si l’on peut parler de « Démocratie » post-nationale pour décrire les démocraties libérales contemporaines, c’est ce travail de remémoration fragmentaire qui a affaibli le lien national, multiplié les fractures et les réseaux parallèles.
La force des premiers est qu’ils ont suffisamment d’utopie pour faire l’histoire, dans l’oubli de l’histoire réelle qui devrait les amener à plus de prudence. La force des seconds est qu’ils sont tellement endettés envers le passé réel qu’ils savent faire de l’histoire, au risque de devenir incapables de tout agir historique, qui ferait voir l’histoire autrement.
En schématisant on aurait donc l’opposition entre : 1) le type des républiques modernes, fondées sur un espoir que l’histoire nationale est chargée de symboliser ou de monumentaliser, et qui repose en fait sur l’oubli, ou plutôt sur une amnésie, le choc de « l’entrée dans la modernité » ayant refoulé la mémoire ; 2) le type des démocraties contemporaines, fondées sur la peur du pire toujours possible, et qui cultive le sentiment de dette, dette envers les victimes passées, dette envers les générations futures, etc. Dans la mesure où cet horizon a envahi le débat, cela voudrait dire que nous sommes devenus incapables d’avoir en même temps une mémoire vive de notre passé, et une capacité à enfanter un présent un peu libre de ce passé.
Comment sortir de ce piège entre un agir historique fondé sur l’amnésie et l’exclusion, et une mémoire qui comprend tout et débouche sur l’impuissance historique? Ce que le pardon permet de voir, c’est que l’oubli et la dette, avec les types de rapport à l’histoire qu’ils supposent, appartiennent à la même problématique où la mémoire est de toute façon tronquée. La même problématique, c’est à dire la même scène que rien n’est encore venu briser, et qui engendrera le même et monumental oubli, la même interminable dette.
Le pardon brise cette scène. Il suspend le monde qui la reproduisait, et il ouvre la possibilité d’un autre monde, il la fait voir ; il la rend possible. Il rompt avec le monde ordinaire où tout s’oublie et ou tout se répète, et il ouvre un monde qui sera désormais autrement. Ainsi le pardon, loin d’être une petite affaire de morale ou de religion personnelle, se tient partout où il y a un rapport au passé, à l’irréparable, à la mémoire, à une histoire qui n’est pas seulement celle des gloires mais aussi celle des souffrances. Le pardon se tient à la charnière entre le passé révolu et l’agir présent.
Peut-être même n’y a-t-il pas de mémoire historienne ni d’agir historique sans cette faculté de pardon, la faculté de regarder l’histoire à partir de la génération. Au fond, comme le disait si bien Hannah Arendt, si la faculté de pardonner peut seule nous délivrer de l’irréversible, c’est parce que « le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, naturelle, c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autre termes : c’est la naissance d’humains nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance » (Arendt, 1983, p. 314). C’est peut-être ici le point culminant du paradoxe, parce que la génération, c’est en même temps le deuil et la dette envers les morts, et la naissance et la place laissée aux enfants qui vont grandir. Et la dette envers les morts ne saurait justifier une histoire qui ne fait pas place aux vivants ; et la naissance des enfants ne saurait justifier une histoire fondée sur l’amnésie.
Si nous nous débattons sans cesse entre l’impératif d’entretenir la mémoire de la dette, et l’impératif de tout effacer pour fonder l’espoir, c’est qu’il nous manque une forme d’acte qui fasse en même temps que ce monde-ci soit bien présent, et qu’il ne soit pas fini :
« Si le monde est la totalité de ce qui est le cas, le faire ne se laisse pas inclure dans cette totalité. En d’autres termes encore, le faire fait que la réalité ne soit pas totalisable. » (Ricœur, 1986, p. 270)
Le pardon peut être l’acte historique par excellence.
Appendice:
Note A : J’avais rassemblée la base de toute cette réflexion en guise de conclusion au volume que j’avais dirigé en 1991 : Le Pardon, Briser la dette et l’oubli, Paris, Editions Autrement. Je dis « poursuivre », également car c’est un débat auquel Paul Ricoeur (1992, Quel ethos pour l’Europe », dans le collectif Imaginer l’Europe, Paris, Cerf) et Olivier Mongin (1993, « Une mémoire sans histoire », revue Esprit, Mars-Avril 1993) ont apporté leurs voix.
Note B : On retrouve ce sens de l’imagination juridique chez Calvin qui écrit que « nul ne peut mener procès, quelque bonne et équitable cause qu’il ait, s’il ne porte à son adversaire une même affection de bienveillance que si l’affaire, qui est débattue entre eux, était déjà amiablement traitée et apaisée » (Institution de la religion chrétienne, Chap. 16, Paris, Les Belles Lettres, 1961, tome 4, p. 222). La fiction consiste ici à partir du fait que la solution a déjà été trouvée, mais qu’on ne sait pas laquelle ! Dans une sorte d' »anamnèse poétique », de remémoration créatrice, il faut reconstituer ensemble cette réponse.
Note C : C’est dans Soi-même comme un autre (1990) que Ricoeur développe cette opposition entre une conception téléologique des vertus dans le style aristotélicien, où dominent les visées du « bien » et une conception déontologique du devoir de style kantien, où domine le souci d’éviter le mal. Sur cette différence entre éthique et morale, il construit un troisième terme, dont j’hésite à dire qu’il serait plus hegelien, celui de sagesse.
Note D : Pour la mise en page d’un récit polycentrique, je pense au Dictionnaire historique et critique de P. Bayle (1697) ; pour l’imagination historique, je pense, entre autres, à C. Wright Mills, The sociological imagination (1959).
Bibliographie :
ARENDT, Hannah, 1983 (1961), La condition de l’homme moderne, Paris, Press-Pocket, collection Agora ; avec une Préface de Paul Ricœur.
RICOEUR, Paul, 1986, Du texte à l’action, Paris, Seuil.
RICOEUR, Paul, 1990, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.