Luisa Tasca ©

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Justo Serna est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Valencia et auteur d’essais dans les domaines de l’historiographie et de l’histoire culturelle. Parmi ces essais, Cómo se escribe la microhistoria (2000) est en particulier dédié à la microhistoire. Dans Pasados Ejemplares, publié en 2004, Justo Serna choisissait de s’occuper de celui qu’il considère comme le témoin le plus influent de l’Espagne d’aujourd’hui, le représentant de la génération qui, à partir des années 1980, a renouvelé la littérature espagnole : l’écrivain Antonio Muñoz Molina. Serna analyse chaque œuvre de cet auteur, né à Úbeda en Andalousie, en 1956, et réside à New York aujourd’hui. Il repère avec précision – et une admiration non dissimulée envers son sujet d’étude –, quelques fils rouges qui permettent d’interpréter l’œuvre de façon à en faire ressortir les lignes de force.

Le fil rouge le plus essentiel est noué autour du rapport au passé, différemment exploré par l’écrivain espagnol. Dans un essai qui a pour titre « L’invention du passé » – paru dans le recueil Pura Alegrìa (1998) – Muñoz Molina a écrit que la « victoire du franquisme n’a pas aboli seulement notre droit au futur mais aussi notre droit au passé » : les espagnols sont devenus orphelins du passé, républicain, civil, libéral. Il n’est pas insignifiant que sa production fictionnelle soit pétrie de passé et qu’elle se déplace sur deux plans temporels : le présent et le passé raconté.

La « fiction » est pour Muñoz Molina une autre forme de mémoire : une partie essentielle de l’action dans ses romans ne se passe pas, elle est racontée. Dans la reconstruction de Serna, l’œuvre de Molina est une illustration continue non pas de ce qui a été mais de ce qui aurait pu être, puisque ce qui s’est passé est seulement une partie du possible.

Les histoires de Molina sont des histoires réalistes, un effort pour faire mimèsis : ce genre en rend l’usage admissible par des historiens, qui accueillent sans doute plus aisément les écrivains cultivant une relation au réel. Serna a lu les oeuvres de Muñoz Molina comme des inventions mais aussi comme des œuvres qui renferment un monde historique interne, possible et documenté. Le point de départ de Muñoz Molina repose sur l’idée selon laquelle on puisse tirer de la connaissance du roman. Quel type de connaissance ? La copie du monde extérieur ? La reproduction de la réalité environnante ? Serna ne pense pas la fiction comme une copie de la réalité, mais comme un discours possible sur le monde, qui aspire ainsi à le recréer et à le soumettre au filtre d’une perception subjective.

L’énumération concentre la prose de Molina. De l’effet se produit grâce à l’addition, à l’amplification. Muñoz Molina a le « gène » du conteur en quelque sorte, et pas seulement dans les romans et récits : il raconte même dans ses articles de presse (il a longtemps collaboré avec El País). La voix qui raconte est impliquée, elle ne cache pas l’aversion, l’émotion. Ses livres sont pénétrés de présence littéraire et artistique (citations, titres…), résonnant d’échos littéraires, d’une intertextualité volontaire : il ne s’agit ni de pédanterie ou d’exhibition, c’est la marque de Molina pour affronter le monde. La culture littéraire représente pour Muñoz Molina une défense contre les menaces du monde naturel.

El Robinson urbano (1984) est son premier recueil de chroniques urbaines sur Grenade, une Grenade historique et littéraire ; chroniques d’une ville réelle, présente et simultanément fantasmagorique. Une des obsessions littéraires de Muñoz Molina consiste en l’idée que l’identité est une opération fictive : la ville est par dessus tout un terrain inexploré dans lequel s’aventurer équivaut à la découverte d’un passé qui s’obstine à perdurer. Ce livre célèbre l’imposture en tant qu’occasion de vivre beaucoup de vies différentes, en adoptant des identités multiples, ce qui demeure possible grâce à l’anonymat que confère à chacun la ville. En cela, c’est un contraste qui revient en d’autres œuvres de Muñoz Molina : contraste entre le nouveau et le vieux, l’historique et l’actuel, le rural et l’urbain.

Beatus Ille (1986) correspond à son premier roman : ici le passé entre avec force, sous la forme d’une mémoire qui invente ; Muñoz Molina rend souvent hommage à Proust. Peut-on recréer le passé en mélangeant le désir et la mémoire ? Beatus Ille est une réflexion sur cette question ; pourtant, il ne s’agit pas d’un roman historique, mais d’un récit autobiographique, l’histoire d’un jeune universitaire qui veut racheter la vie et l’œuvre d’un poète oublié des années 1930.

El invierno en Lisboa (1987) est un roman policier, qui se joue dans la capitale cosmopolite et décadente d’un empire disparu et archaïque. Serna soutient que la discipline historique devrait s’occuper de la réitération du passé en nous à travers des formes culturelles dont on se sert d’une façon plus ou moins délibérée. Dans El invierno en Lisboa, les personnages figurent des épigones, héritiers d’un temps représenté au cinéma. Nous disons et faisons ce que les autres ont dit et fait, mais la conscience de la répétition et du manque d’originalité ne peut nous empêcher de le dire ou de le faire ; cette conscience de la parodie, du collage, de la tradition, s’avère essentielle chez Muñoz Molina.

El jinete polaco (1991), une « fiction » autobiographique qui a beaucoup de points en commun avec Beatus Ille. Entre les deux livres, il y a une nette intertextualité. C’est l’œuvre la plus fameuse de Molina qui a reçu un grand succès critique et public. Le roman se déroule pendant quelques jours de janvier 1991, durant lesquels les deux personnages principaux fusionnent dans une étreinte amoureuse et une furie érotique qui cessent seulement lorsque l’un ou l’autre raconte son passé. Il s’agit d’un roman généalogique où l’on exhume morts et vivants, où le passé pèse sur les protagonistes sans les étouffer. L’idée de Muñoz Molina est que chacun est mémoire : chacun d’entre nous représente une sorte d’archive. 

Las aparencias (1995), un recueil d’articles de presse – comme El Robinson urbano et Diario del Nautilus (1985). Dans ces articles, selon Serna, il y a une prise de position répétée sur le réel à la façon d’un exercice de microhistoire. De même que le microhistorien établit des relations entre des produits, objets et élaborations qui n’étaient pas voisins entre eux, il le fait parce qu’il sent une sorte de « déjà-vu » dans le nouveau qu’il aborde. La conscience des matériaux et des objets les reconnaît comme internes à son « moi ». Serna emploie le terme « microhistorien » au sens large, il entend par là l’observateur doué d’une capacité intuitive. Et en Muñoz Molina, Serna montre bien quelque chose de l’intuition du microhistorien : un regard capable de saisir même ce qui n’est pas explicit.

La huerta del edén (1996), recueil de textes journalistiques qui clôt l’étude de Serna. Ces textes se centrent sur la valeur et la défense d’une démocratie laïque, athée. C’est le livre le plus politique de Muñoz Molina, observateur attentif de la réalité andalouse. La plupart de ces articles expriment de la rage envers le monde qui entoure l’écrivain. Ce dernier est convaincu qu’il faut protéger l’Espagne démocratique d’aujourd’hui contre l’éventuel retour d’un passé qu’il connait intimement parce qu’il correspond à celui de son enfance ; un passé de pauvreté culturelle et d’arrogance, l’association qui fit les vices du franquisme.

Le passé, ou mieux : les passés (personnel, historique, générationnel, littéraire…) constituent ce sur quoi Muñoz Molina revient inlassablement dans son œuvre, formant comme une obsession, une attention particulière aussi à ceux qui nous ont précédés.

Le livre de Serna se focalise cet aspect ; il valorise la finesse et la capacité de pénétration de l’écrivain espagnol en nous invitant à lire ses livres comme un accès privilégié à l’Espagne historique, donc d’aujourd’hui. Ma seule réserve tient à la comparaison entre le travail de cet auteur et celui du microhistorien (dont Serna parle un peu comme d’une figure univoque ; mais « le » microhistorien n’existe pas). Il me semble qu’il n’est pas nécessaire d’être un microhistorien pour avoir un regard profond et fécond sur la réalité. Est-ce qu’un écrivain ne déploie justement pas un tel regard ? Sans que la littérature ait besoin d’être comparée ou abordée en fonction de l’historiographie.

 

Publié sur le site de l’Atelier international de recherche sur les usages publics du passé le 28 mai 2013.