Réflexions sur les régimes de temporalité dans le film Dissidents. Les artisans de la liberté
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Réalisé en 2009 par Ruth Zylberman, Dissidents. Les artisans de la liberté est un film conçu autour d’un maillage dense d’images d’archive et d’entretiens, tournés avec les acteurs de l’histoire – les dissidents – afin de construire un récit au centre duquel ils racontent eux-mêmes les faits passés auxquels ils ont participé. Pour autant, ces récits des témoins et les images d’archives qui leur répondent ne sont pas accessibles de manière immédiate. Cet article porte sur la mise en récit proposée par ce film et en particulier sur les jeux, observables au sein même de la forme visuelle, entre différents niveaux de temporalité (voir Appendice, note A). Dans cette optique, il s’agira moins de comprendre comment les dissidents ont perçu le temps pendant les faits passés, que d’appréhender la manière dont ils le racontent, au moment du tournage. On ne visera pas non plus à une étude des intentions de la réalisatrice, mais plus à percevoir la manière dont le temps travaille le film lui-même. L’accent sera alors mis sur les modalités de la mise en récit et sur les enjeux de la narrativité. La question de départ est donc : selon quelles modalités ce film propose-t-il un récit visuel d’un phénomène tel que celui de la dissidence, qui s’est développé dans l’ensemble de l’Europe centrale pendant la seconde moitié du vingtième siècle?
Image 1 et 2. Captures d’écran issues du film Dissidents. Les artisans de la liberté, de Ruth Zylberman et al. représentant les dissidents dans la séquence filmée en 1987 (à gauche) et une photographie contemporaine de ces vues filmées (à droite).
Les quarante premières secondes du film sont composées d’une suite de six courts plans, issus d’un film amateur tourné lors d’une rencontre entre des Dissidents à la frontière polono-tchécoslovaque (image 1). A cette séquence filmée, retrouvée par la réalisatrice au domicile d’une ancienne dissidente, est associée par le montage, presque immédiatement, une photographie en noir et blanc qui apparaît comme ayant été prise au même moment (image 2). La transition entre les deux images se fait par le biais d’un plan sur le visage d’un homme qui est en train de prendre une photographie. L’image photographique est ensuite présentée plein cadre. La voix-off égrène alors les noms des différents personnages visibles dans l’image, « il y a là Vaclav Havel (…), il y a aussi les leaders de l’opposition polonaise, Adam Michnik et Jacek Kuron. Il y a là Ana Sabatova… ». La voix explique que la dissidence n’est pas un mouvement professionnel, mais qu’elle est le fait de dramaturges, d’ouvriers, d’ingénieurs, d’étudiants. Il est ensuite dit qu’il ne s’agissait pas d’un mouvement unifié, « certains étaient chrétiens, d’autres marxistes, d’autres rien du tout, ils étaient libre avant tout ». On pourrait également insister sur le fait que les vues politiques de ces derniers n’étaient pas identiques, voire souvent tout à fait antagonistes.
Après ce passage introductif qui se déroule en août 1987, le récit reprend en 1945-1946, la voix-off expliquant que « tout commence après la guerre », au moment où le rideau de fer tombe sur l’Europe centrale. La période historique sur laquelle porte ensuite le film – entre la 3ème minute et la 94ème – est strictement délimitée par les deux bornes chronologiques présentées ci-dessus, 1945 et 1987. A la fin du film, la séquence mise en exergue est montée une nouvelle fois, avant que le moment 89 ne soit abordé, puis qu’un ultime appendice – sur lequel je reviendrai – ne porte sur le temps contemporain de la réalisation. Si la période temporelle abordée est clairement définie, il est à noter que l’espace sur lequel porte le film l’est tout autant. Ainsi, les treize premières minutes du film, qui constituent une sorte de présentation, correspondent à un parcours entre la Pologne – Varsovie, la Hongrie – Budapest et la Tchécoslovaquie – Prague. Une certaine continuité spatio-temporelle semble donc se dégager. Une analyse un peu plus précise du film tend à confirmer cette tendance. Ainsi, les années 50, 60, 70 et 80 défilent de manière chronologique. Chaque période est abordée en insistant plus sur un pays. D’abord l’insurrection en Hongrie, puis les premières réactions en Pologne, une longue séquence sur la Tchécoslovaquie durant la fin des années 60 et un développement sur la Pologne durant le tournant entre les années 70 et 80. On se rend alors compte que si la dissidence est une activité présente dans les trois pays, elle ne se développe pas selon les mêmes rythmes et que, chacun à leur tour, les activistes présents dans les différents pays ont mené la contestation. Pour utiliser une métaphore sportive, il semble alors que le film soit construit autour d’une forme de passage de relais entre les dirigeants de la dissidence de chacun des pays se trouvant sous le joug de ces régimes totalitaires. Ce sentiment d’une certaine continuité est renforcé par l’usage récurrent d’une forme visuelle singulière : la photographie noir et blanc représentant les dissidents. Celle-ci revient à neuf reprises tout au long du récit et permet d’introduire chacun des acteurs de l’histoire qui témoignent dans le film. Ainsi, le même dispositif est utilisé pour introduire Sabata à la 12ème minute, Michnik à la 15ème, Pospichal à la 26ème, Havel à la 27ème, Havel de nouveau puis Sabatova à la 35ème, Romaszewski à la 50ème et enfin Uhl à la 60ème minute. Le plan, d’abord large, représente tout au partie de l’image photographique, puis un zoom avant est effectué afin d’isoler le visage de la personne que la voix off présente et qui prendra la parole dans le plan suivant (son visage étant alors visible au temps présent de la réalisation du film).
Image 3 et 4. Captures d’écran issues du film Dissidents. Les artisans de la liberté, de Ruth Zylberman et al. représentant deux dissidents tenant la photographie (à gauche, cf. image 1) et cette même photographie filmée (à droite).
A deux reprises, un autre dispositif permet d’inscrire la photographie dans des plans. Ainsi, à la 58ème minute, ce sont deux dissidents sur les lieux même de la rencontre qui, la regardant, parlent à partir de celle-ci (image 3). Elle devient alors un objet de médiation entre ceux qui témoignent et la réalisatrice. Dans une sorte d’inversion, c’est cette fois le plan suivant qui porte sur la photographie. Enfin, à la 76ème minute la photographie est représentée comme un objet de mémoire, en plan serré (image 4), comme si elle était matériellement inscrite sur les lieux où elle a été prise plus de vingt ans auparavant. On peut également noter qu’à deux autres reprises, ce n’est pas exactement cette image qui est insérée dans le film (images 5 et 6).
Images 5 et 6. Captures d’écran issues du film Dissidents. Les artisans de la liberté, de Ruth Zylberman et al. représentant deux autres photographies de dissidents.
Ce sont d’autres photographies de dissidents dont la frontalité et les tons noir et blanc, proches de la première image, produisent une impression d’étrange familiarité entre les référents visuels. Il s’agit là d’un effet de montage, aucunement critiquable, mais simplement à identifier, car il constitue un marqueur permettant de mieux comprendre les modalités de la mise en récit du film. On dénombre donc, au total, onze occurrences de photographies qui viennent scander le film et renforcer, à la manière d’un fil rouge, l’idée d’un écoulement du temps qui conduit de manière linéaire à la date de la prise de vue, 1987.
Au niveau des enjeux liés à la temporalité, tout l’intérêt du film est, semble-t-il, d’associer à cette trame principale deux autres dimensions, qui rendent le rapport au temps plus complexe. La première dimension est une tendance à insister sur une quasi sortie de l’histoire de ces pays d’Europe centrale. Cette idée est défendue, dans le film, par plusieurs protagonistes. Il s’agit pour eux de dire que quand les régimes totalitaires en place n’étaient pas contestés, le temps apparaissait comme suspendu. Pospichal s’exprime ainsi sur l’avant 68 en Tchécoslovaquie, « sous le régime précédent, le temps était comme vide, il ne se passait rien ». Pour Peter Uhl, « ce qui était peut-être le plus dur c’était le problème du temps, jusqu’à quand cela pourra-t-il durer encore ». La voix off reprend « en Tchécoslovaquie par contre l’ordre règne, un ordre immuable, répétitif, cimenté par la peur, le silence, le conformisme et dans lequel le temps de l’histoire est comme suspendu ». Enfin, de nouveau la voix off : « Peter Uhl retrouve une Tchécoslovaquie engluée dans un temps immobile, où les souvenirs du printemps de Prague sont relégués dans les souterrains des mémoires ». Ces expressions, qui rendent compte d’un sentiment commun d’atemporalité, viennent à première vue contrecarrer l’impression d’un écoulement linéaire du temps. Le film adopte alors le principe que si le temps calendaire avance irrémédiablement, le temps perçu, comme le lieu au sein duquel s’inscrit ce qui se passe, s’est lui arrêté.
On est alors amené à revenir à la structure narrative du film pour questionner à nouveaux frais cette impression de continuité, qui est travaillée par une autre dimension contradictoire. Il s’agit du fait de remarquer que si le film est construit autour d’un écoulement du temps, il est tout autant organisé autour de surgissements successifs. L’action même des dissidents est montrée comme étant ce qui fait trembler, qui fait redémarrer le temps, perçu comme temps événementiel. A un temps vécu comme immobile, immuable, répétitif, clos, s’oppose, alors, presque terme à terme l’impression d’une réouverture, d’une réappropriation et d’une accélération. Dès la seconde minute du film, la voix off avait posé les enjeux narratifs de cette lutte entre deux régimes d’historicité, « tous [les dissidents] (…) ont mené un même combat contre une vie fabriquée, rêvée par d’autres, une lutte qui a parfois duré plusieurs décennies, le temps d’une vie d’homme ». La citation de Pospichal, « sous le régime précédent, le temps était comme vide, il ne se passait rien », se poursuit ainsi « et tout d’un coup on sentait qu’il se passait quelque chose sans arrêt, qu’en écoutant le journal on apprenait tout le temps quelque chose. Il y avait tout le temps des discussions et ça c’était captivant ». Plus clairement encore, Miklos Haraszti explique : « notre action a aidé à replonger cette civilisation verrouillée dans la dimension du temps, à convaincre les gens que ça n’avait pas toujours été ainsi et que ça ne le serait pas toujours ». Cet exemple permet de s’intéresser à la manière dont un acteur de l’histoire inscrit, a posteriori, son action comme étant autant une lutte contre un régime politique, que contre l’imposition d’un nouveau régime de temporalité. Pour reprendre les termes de Koselleck, le témoin exprime même ici très clairement en quoi son action au présent s’appuyait sur le champ des expériences passées « ça n’avait pas toujours été ainsi » et tendait vers un horizon d’attente non encore connu « ça ne le serait pas toujours ».
On peut à présent relever quelques-uns des événements à partir desquels le montage des séquences du film est organisé. Le premier événement est la mort de Staline en 1953, puis vient l’insurrection de Budapest en 1956, la lettre ouverte au Parti de Jacek Kuron en 1964, la pièce de théâtre – Les aïeux – jouée par les étudiants à Varsovie, le printemps de Prague en 1968, la publication du Salaire aux pièces à Budapest en 1973, les grèves en Pologne en 1976, la charte 77 en Tchécoslovaquie, etc. Les thèmes des séquences du film ne portent donc pas sur des concepts ou des idées, mais sur des événements qui viennent briser l’écoulement. Ces brisures semblent être données à voir comme constituant autant de résurgences, de manifestations d’un autre rapport au temps. On peut d’ailleurs noter que ces événements sont de deux types distincts. Certains engagent un groupe social – tel que les étudiants, les ouvriers – voire toute la nation qui se soulève – alors que d’autres sont des actes plus individuels, consistant en une prise de parole publique : une lettre, un tract, un livre, une pièce de théâtre, les rythme d’un groupe de rock, etc. Il s’agit là de repérer un autre point sur lequel le film met l’accent. Chacun des habitants de ces pays ne vit pas dans le même rapport à la dissidence et au temps. En effet, si l’axe principal du film est de faire parler les dissidents représentés sur la photographie de 1987, les autres apparaissent ainsi parfois, en masse, par le biais des images d’archive des manifestations populaires ou d’une manière plus individualisée, à travers la monstration des petits papiers signés par chacun des membres de la charte 77. A ce titre, on peut de nouveau citer le début du film, juste après la présentation des dissidents apparaissant sur la photographie en noir et blanc : « et puis il y a tous les autres, ceux de la photo et ceux que l’on ne voit pas, ceux qui restent comme invisibles derrière les arbres ».
Si on en revient maintenant à la manière dont le temps est représenté dans le film, en fait, chaque séquence liée à un espace, à un pays, porte sur un événement ou une suite d’événements précis, clairement identifiables par les images d’archive et identifiés par la voix-off. Le film propose donc moins le déroulement linéaire de faits s’inscrivant dans une sorte de continuité spatio-temporelle qu’un espace multiple, travaillé par le surgissement d’événements de différents types. Si on rapproche à présent les éléments de cette nouvelle configuration du récit visuel, il apparaît que le passé, tel qu’il est présenté dans le film, s’organise autour des points de focalisation que constituent deux suites d’événements auxquels les dissidents ont pris part. Les premiers sont les soulèvements qui se sont déroulés en 1968-69 en Pologne et à Prague et les seconds ceux qui ont eu lieu entre 1976 et 1981, principalement en Pologne. Si on additionne le temps du film consacré à ces deux moments historiques, on obtient environ une heure de film portant sur ces seules six années.
Images 7 et 8. Captures d’écran issues du film Dissidents. Les artisans de la liberté, de Ruth Zylberman et al., représentant deux anciens dissidents. Les sous-titres indiquent : « C’est une entreprise privée. Sans permission… » (à gauche) et « Je vous demande d’arrêter de tourner » (à droite).
Pour autant, il ne s’agit pas de conclure que le film tout entier est construit sur le principe de ruptures temporelles. Tout au contraire, ce qui en fait l’intérêt, c’est la co-présence d’une impression de continuité et de ces surgissements. L’écoulement du temps, la dimension quasi téléologique du passage de celui-ci, tel qu’on l’a présenté au début de cet article, se trouvent travaillés par un temps conçu comme événementiel, mais l’un n’annule en aucun cas l’autre. C’est pourquoi la fin du film est particulièrement intéressante. La parenthèse 1945-1987 est alors refermée ; le temps suspendu traversé ça et là par de brillants orages est terminé, le moment 1989 est alors présenté d’une manière quasi eschatologique. La liberté est enfin là. Et puis, il y a une minute de plus, l’irruption non pas d’un événement, mais de la banalité d’un contrôle (images 7 et 8). Cette minute subversive qui invite à tout repenser : 2010 en Pologne dans les usines d’Ursus, un dissident se rend aux abords d’une halle, symbole de ses actions politiques passées. Il se trouve à la fois sur ce qui constitue pour lui un lieu de mémoire intime, et qui aurait pu devenir un lieu de mémoire collective, mais il ne peut être filmé là. Un policier d’un nouveau type demande à ce que la caméra soit coupée, il est là pour faire respecter le droit. Cet homme qui interrompt le tournage n’est pas un représentant anonyme d’un nouvel ordre, c’est un ancien dissident lui-même. Il dit avoir participé aux grèves en 1980, puis avoir été un délégué de Solidarnosc en 1989. Les deux hommes partagent donc des souvenirs, mais leur présent les oppose. Les derniers restes d’une vision linéaire du temps, d’un temps tourné vers le progrès, volent alors en éclat et l’espace de la dernière seconde du film, on se prend à se demander si une nouvelle boucle n’est pas en train de commencer. Puis c’est le générique de fin.
Appendice :
Note A : Ces réflexions, engagées entre autres par Robert A. Rosenstone aux Etats-Unis, ont été développées en France tout au long des années 1990 par Christian Delage, dans le cadre d’un séminaire tenu à l’Institut d’Histoire du Temps Présent. Dans l’introduction à son ouvrage L’Historien et le film, le chercheur résume. Les historiens ont traditionnellement tendance, quand ils étudient des films, à « ignorer la pertinence filmique de telles réalisations, tout se jouant dans le dénoté, l’informatif, le littéral, ne laissant ainsi aucune chance d’autonomie à l’écriture cinématographique » et à ranger ceux-ci « du côté de la preuve supplémentaire plus que de l’énigme initiale (…) il s’agit [au contraire] pour nous de distinguer particulièrement les films qui donnent de l’histoire une forme cinématographique ». Il insiste ensuite sur le fait que « si les films peuvent infléchir les comportements individuels ou collectifs, ce n’est pas parce qu’ils offrent à la société un miroir dans lequel son image serait renvoyée. Ce qui les distingue, au contraire, c’est leur volonté inaugurale de se livrer à une reconstruction du présent comme du passé, et non à une reconstitution ou à une simple duplication » in Christian Delage, Vincent Guigueno, L’historien et le film, Gallimard, 2004, pp. 23-24.
Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 25 février 2011