Maïté Boullosa-Joly ©
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Le colloque « Passeurs de patrimoine : ethnographie et histoire des ’personnes-ressource’ » a eu lieu les 8 et 9 octobre 2009 à Montpellier, organisé par le CERCE (Université de Montpellier III), avec le soutien de la MSH de Montpellier.
La problématique contemporaine d’une pluralité disparate de transmission
Ce colloque a ouvert une réflexion sur les usages sociaux du passé qui peuvent être faits dans l’espace public, selon différents processus dits de patrimonialisation et par différents acteurs de ces processus, dont, parfois, les chercheurs eux-mêmes. A travers ses multiples approches thématiques comparatives, entre « passeurs d’hier » et « personnes-ressource d’aujourd’hui », ce colloque aura, en effet, permis de formaliser qu’à présent, tous les acteurs de patrimonialisation agissent dans un contexte global de valorisation symbolique, économique et politique de ce qu’il est désormais convenu d’appeler communément « patrimoine ».
Dès l’introduction au colloque, le concept de « passeurs de patrimoine » a été mis en chantier par Gaetano Ciarcia, dans sa communication « Passeurs de mémoires, miroirs de l’ethnologie ». Qui sont les passeurs, ces figures qui posent la question de l’informateur privilégié d’antan ? Et, selon les contextes, qui sont les garants de la « transmission » ? D’où leur viennent leur légitimité et leur autorité à « transmettre » et « quoi ? » Simultanément, dans cette perspective de la légitimité, quelle relation est possible entre le « passeur » et le chercheur qui interroge cet acteur ? Une relation de rivalité, entre « savoirs » de nature différente (tradition ou science) ? Ou une relation de coopération aux différents registres actuels de la construction d’un patrimoine ?
La première journée a été consacrée à la transformation des pratiques et des logiques de la transmission
Nicolas Adell Gombert, dans « Des hommes-patrimoine : les compagnons du Tour de France », s’est intéressé aux Compagnons du tour de France, un groupe dont l’identité collective n’est pas fondée sur l’appartenance à un territoire mais autour de la transmission d’un savoir-faire, de valeurs morales et d’une « intelligence collective de significations » (allégories, savoirs ésotériques, jeux de mots,…). Pour exister, ce groupe transmet un patrimoine matériel et immatériel ; il est constitué de « spécialistes » pour qui la transmission est intégrée à leur profession.
Patricia Heiniger-Casteret, dans « Contes et conteurs : un monde complexe de réalités construites », a montré comment les conteurs, traditionnellement dépositaires d’un savoir oral, deviennent porteurs d’une pratique qui se professionnalise. L’évolution de ce mode de transmission peut se mesurer aux impacts du passage à l’écrit des récits oraux et au développement de véritables « formations professionnelles » dans ce domaine.
Isabelle Mayaud, dans « Qu’est-ce qu’un ’bon’ témoin ? », s’est placée dans une perspective historique et non plus ethnographique : relevant différents types de personnes-ressource depuis le début du 20ème siècle, elle a analysé l’importance progressive donnée à l’observation directe, in situ ; or ce type d’observation est notamment menée par les ethnologues eux-mêmes. La place de « passeur » est alors d’autant marquée comme celle de « l’autre », qu’elle se dé-double par l’étude de ceux qui la valorisent.
A partir de là, la place de l’ethnologue dans la patrimonialisation, et sa position face aux « enquêtés », a davantage été interrogée.
Philippe Martel, dans « Parler du pays », a insisté sur la capacité des acteurs locaux à constituer eux-mêmes leurs mémoires et les écrits sur leur histoire : tel, un garagiste à la retraite, auteur d’une histoire de son village ; tel autre, un paysan, à l’origine d’un lexique sur le « parler de sa vallée ». Ce qui distingue ces hommes des « passeurs institutionnels » (collectifs ou légitimés), ou des chercheurs académiques, c’est leur appartenance sociale populaire.
Arnaud Chandivert, dans « Quelle autorité pour l’ethnographie du patrimoine ? Pas de deux et passes d’armes entre enquêteurs et passeurs », s’est penché sur la légitimité des « passeurs institutionnels » : il s’agit de ceux que le chercheur « doit aller voir » quand il enquête sur un terrain spécifique car ils sont considérés comme « garants du patrimoine ». Dans un contexte de promotion générale des identités locales, Arnaud Chandivert s’interroge sur l’instrumentalisation qui peut être faite des travaux de recherche et sur l’inconfort de la relation « enquêteurs / enquêtés » qui se produit de facto.
Jean-Louis Tornatore, au registre éthique et politique du rapport au passé, dans « Mais que se passe(nt)-il(s), au juste ? Sur la relation au passé (patrimoine, mémoire, histoire, etc.) et ses amateurs », a analysé la patrimonialisation d’un haut-fourneau, « témoignage du passé » de la Lorraine industrielle. Sa mise en valeur artistique récente montre que le patrimoine, loin d’être immuable, est au contraire une recréation constante en fonction d’enjeux sociaux et politiques toujours situés dans le présent. Dans ce cas, c’est l’analyse du rôle de l’expert et de la fonction de l’expertise qui permet de qualifier les attentes vis-à-vis des travaux des chercheurs.
Cet aspect a également été traité par Véronique Dassié et Julie Garnier, dans leur intervention à deux voix, « La figure du chercheur comme personne-ressource dans la mise en patrimoine des mémoires de l’immigration à l’échelle régionale ». Elles ont montré différentes attentes que les enquêtés avaient vis-à-vis d’elles-mêmes, selon les contextes d’observation, et comment, plus généralement, le chercheur peut, par sa simple présence, légitimer l’action patrimoniale locale ou régionale en train de se constituer.
La seconde journée a été consacrée aux « politiques et spectacles de la représentation ».
Marc Coulibaly, dans « Le Festival des masques de Dedougou (Festima) – Expérience d’une revalorisation de la ’tradition’ avec ses dilemmes au Burkina-Faso ». a montré le processus de « mise en spectacle » de la tradition avec l’instauration d’un festival des masques, jusque là réservés à la sphère religieuse et à la sphère politique locale. Cette mise en scène produit des effets paradoxaux. Certains voient dans ce spectacle une « profanation » d’objets sacrés, allant jusqu’à dénoncer une « prostitution culturelle ». Pour d’autres, ce festival participe à une valorisation des pratiques religieuses liées aux masques, et à une resacralisation de ces rituels dans un contexte de globalisation où les traditions sont parfois laissées de côté par les jeunes générations.
Magali Demanget, dans « Quand le secret devient parure – Les passeurs de chamanisme chez les Indiens mazatèques (Mexique) » a interrogé ce même phénomène où la mise en scène artistique des savoirs religieux peut devenir l’exhibition de secrets communautaires. Elle a distingué deux types de chamanes jouant le rôle de passeurs : ceux qui sont « détenteurs du secret » (les gens humbles), dont la pratique est basée sur l’oralité, et les « passeurs commerciaux », nouveaux professionnels de la tradition qui maîtrisent l’espagnol et l’écriture, produisant un discours bien établi sur ce qu’est la « Tradition ». Ainsi, le chamanisme s’exerce dans une sorte de double jeu, inhérent à cette pratique, entre dissimulation et ostentation.
Nicolas Puig, dans « Ecouter les vivants, enregistrer les mourants – Politiques de la collecte et médiations locales au Caire », a mis en exergue la façon dont les « enquêtés » se mettent en scène pour l’ethnologue. Dans son travail de collecte de musique au Caire, il est d’abord celui qui légitime la culture à laquelle il s’intéresse : le regard occidental est considéré comme valorisant, ce qui contribue non sans ambivalence au processus de patrimonialisation. Cela participe aussi à la valorisation personnelle de l’informateur qu’il contribue à institutionnaliser en tant que référant et « passeur » vis-à-vis de son propre réseau social.
Véronique Moulinié, dans « Un passé polyphonique : la patrimonialisation de l’exode des républicains espagnols de 1939 », en s’intéressant aux associations de descendants des républicains espagnols, a montré le passage de la prise en charge mémorielle : des acteurs de cette histoire à leurs descendants. Son analyse relève les nouveaux lieux de pérégrination instaurés par ces associations et le caractère polyphonique de l’interprétation qui est faite du passé. Si les acteurs de cette histoire mettaient en scène la dimension politique de leur combat, leurs descendants, dans leur volonté de reconnaissance publique et politique du drame vécu par leurs parents, mettent davantage l’accent sur le martyr vécu par les exilés.
Manon Istasse, dans « Institutions patrimoniales et associations locales – L’émergence de nouveaux passeurs à Fès (Maroc) », a étudié le cas d’associations prenant en charge la restauration du patrimoine bâti dans la Medina de Fès, classée sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. L’association qui emploie de jeunes bénévoles européens se donne le statut de « passeuse de patrimoine ».
Sylvie Sagnes, sur « le monde du Costume en Arlésie », révèle la scène concurrentielle des tenants de « la tradition ». Ce terrain se révèle inconfortable pour l’enquêteur considéré comme un concurrent potentiel par les représentants locaux de la mémoire.
Bénédicte Bac de la Perrière, dans « Le voyage de Ko Win Hlain, médium d’esprits en Birmanie, au musée des Arts Premiers », a montré que, dans le cas des cultes de possession en Birmanie, l’ethnologue n’est pas un rival mais il participe, sans le mesurer ou malgré lui ?, à la légitimation d’une pratique, à sa renommé internationale et à son institutionnalisation.
Raluca Nagy, dans « Les migrants en tant que médiateurs culturels/passeurs de culture dans un contexte de tourisme rural », a montré l’importance des migrants dans les redéfinitions identitaires de ses villages d’étude, sur la base du tourisme rural en Roumanie. Les migrants, forts de leur expérience à l’étranger, reviennent avec le sentiment de comprendre mieux les attentes des touristes que ceux qui sont restés au village. Avec un regard déplacé, ces nouveaux passeurs participent à une nouvelle mise en scène de l’ « authenticité », et à sa redéfinition sur la scène locale.
Il est ressorti, quant à l’usage public du passé, que la position des différents « passeurs de mémoire », qui comprennent les « personnes – ressource » et les chercheurs, est de plus en plus souvent ambiguë et se complexifie. Dans ce contexte contemporain stratifié, la position même du chercheur nécessite un travail accru d’autoréflexion, vis-à-vis des processus mémoriel et de transmission qu’il étudie mais auquel il participe simultanément, qu’il le veuille ou non.
Publié sur le site de l’Atelier international de recherche sur les usages publics du passé le 30 septembre 2010.