Christophe Prochasson ©

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Parce qu’elle contribue à forger des identités en situant les individus dans le temps, l’histoire a toujours été sous l’emprise d’usages politiques1. Le régime moderne de la politique, né d’une Révolution française aspirant à ouvrir un nouveau temps ainsi que l’atteste symboliquement la promulgation d’un nouveau calendrier, a établi l’histoire comme la grande divinité du nouvel âge. Les XIXe et XXe siècles furent dominés par la quête d’un sens de l’histoire, indifféremment confiée à des philosophes, des écrivains, des artistes mais aussi à de grandes figures politiques. De flamboyants ministres furent aussi de notables historiens. Parce qu’elle laissait encore tant de traces dans la politique de leur temps, par son inaccomplissement même, la Révolution française fut l’objet d’études privilégié par cette historiographie : Chateaubriand, Guizot, Thiers ou Tocqueville partageaient la même conviction que pour bien gouverner son temps, il convenait de bien connaître le passé. L’histoire avait été le miroir des princes, elle pouvait devenir le guide utile des temps nouveaux. Nul n’aurait eu le front de faire de celle-ci une discipline émancipée de tels besoins, repliée sur elle-même et monopolisée par une caste de spécialistes qui n’auraient eu d’autre souci que la seule confrontation des résultats de leurs recherches à l’intérieur d’une petite communauté d’érudits.

A la fin du siècle, l’émergence d’une histoire savante professionnalisée définie par les règles d’une méthode encadrée par tout un ensemble de préceptes ne changea pas immédiatement les relations entre l’histoire et son environnement politique immédiat. Les fondateurs de ce qui désormais allait constituer une « discipline »2 codifiée remise à la vigilance de sourcilleux « historiens » recrutés par l’Université peuvent également se compter parmi les fondateurs d’un régime politique – la IIIe République – soucieuse d’unité nationale. La fabrique de la nation demeure, comme chez ses prédécesseurs, l’un des objectifs prioritaires de cette nouvelle génération d’historiens pères d’une méthode critique qu’ils concevaient comme la manifestation la plus pure de l’esprit scientifique3.

Quelques décennies plus tard et l’expérience d’une guerre majeure intégrée, de jeunes historiens se levèrent avec la volonté de mettre fin au régime national de l’historiographie universitaire. On cite souvent une formule de 1919 tirée de la leçon inaugurale de Lucien Febvre à l’Université de Strasbourg, lancée comme un appel à une histoire affranchie de son carcan patriotique, dénonçant l’histoire « serve » qui sert : « Professeurs de l’université française de Strasbourg, nous ne sommes point les missionnaires débottés d’un Evangile national, si beau, si grand, si bien intentionné qu’il puisse paraître. »4 Qui pourrait croire cependant que cette apostrophe célèbre puisse être interprétée comme un encouragement adressé aux historiens à se retirer du monde ? Rien dans les œuvres ni les actes de Febvre, Bloch et de nombre de leurs amis n’atteste le moindre dégagement. Comment repérer chez l’auteur de Combats pour l’histoire ou le co-directeur de l’Encyclopédie française comme chez celui de L’Etrange défaite, mort sous les balles nazies, la trace d’une indifférence politique ? Ce qu’il faut pourtant pointer chez l’un et l’autre est l’espèce de lucidité critique qui limite la confusion entre l’exercice savant et la démarche citoyenne ou, si l’on préfère, politique.

Ainsi, bien qu’engagés dans la politique de leur temps, ni Febvre ni Bloch ni aucun des jeunes historiens qui les accompagnèrent dans l’entre-deux-guerres et même au-delà, ne confondirent-ils leur travail de savant et leurs engagements partisans. Cette éthique professionnelle était d’ailleurs assez largement partagée dans les milieux académiques français, y compris par des prédécesseurs qui avaient connu ces « moments effervescents » chers à Durkheim et dont l’affaire Dreyfus apparaissait comme une sorte de modèle épuré. Aucun d’eux ne fut de ces historiens militants dont tout l’œuvre et l’enseignement finissent par être dominés par le service d’une cause ou d’un parti, au point de soumettre impérieusement l’ordre de la recherche historique à celui de la politique. L’un d’entre eux, Charles Andler, germaniste socialiste, très engagé au moment de l’Affaire, se vantait de n’avoir voulu n’être rien d’autre qu’un « irréprochable technicien » devant ses auditoires étudiants5. Bien qu’elle accordât longtemps une prééminence à l’économique et au social, l’histoire des Annales ne fut pas « marxiste », encore moins « communiste », à moins de considérer comme tels non seulement les deux légendaires fondateurs, mais aussi leurs immédiats successeurs, à commencer par Fernand Braudel, interprétation qui relèverait évidemment d’une grande légèreté d’analyse. Il n’est même pas certain que les engagements d’Ernest Labrousse – quelques brèves années au sein du Parti communiste puis de plus longues au Parti socialiste – soient les plus à même de rendre compte de ces choix historiographiques6. Il y eut même quelques historiens communistes, comme il y eut aussi quelques grands savants, à entretenir avec leur Parti des relations difficiles lorsque celui-ci s’aventurait à intervenir dans leur domaine de compétence, notamment aux pires heures de la guerre froide et du lyssenkisme7. Le Parti communiste, s’il voulut longtemps contrôler le savoir historique pour tenter de mieux maîtriser le cours de l’histoire, n’y parvint pas toujours. Les préjugés politiques des uns et des autres pesèrent finalement peu dans l’atelier de l’historien où s’élaboraient surtout des séries et des modèles assez peu connectés aux formats proposés dans l’éventail des principaux partis et des grandes idéologies du temps.

Même dans un segment aussi sensible de la connaissance historique que le fut longtemps l’histoire de la Révolution française, le contrôle du Parti sur les historiens ne put toujours avoir l’efficacité souhaitée par ses dirigeants, comme l’atteste la relative indépendance d’esprit dont sut faire preuve Albert Soboul. Tenant bon sur les acquis de son travail de chercheur, Soboul subit quelques sévères remontrances de sa propre organisation lui reprochant ses thèses hétérodoxes au regard de la doxa historiographique du Parti qui n’admettait d’autre version que celle d’une « révolution bourgeoisie », renvoyant à plus tard le rôle révolutionnaire des classes populaires8. Soboul avait pour sa part repéré d’autres acteurs dans les archives : les sans-culottes n’étaient en rien des prolétaires annonciateurs de la révolution socialiste9. Les historiens communistes se considérèrent certes durablement les propriétaires d’une histoire à intense usage politique. Beaucoup oeuvrèrent à établir et à entretenir une version et une interprétation des événements développés par le discours politique de leur parti. La Révolution française était l’acte I d’une transformation du monde qu’avait ensuite achevé la révolution bolchevique. Ceux qui déviaient de cette interprétation étaient vivement rappelée à l’ordre.

Ce fut le cas demeuré célèbre de la dissidence de deux jeunes historiens tout juste sortis du Parti communiste, François Furet et Denis Richet, qui, en 1965-1966, proposèrent une histoire de la Révolution prenant des distances, d’ailleurs presque imperceptibles, avec l’historiographie savante traditionnelle dominée par la lecture communiste de l’événement10. Il est remarquable que, dans cet exemple bien précis, l’innovation historiographique vint plutôt du dehors du monde savant. L’ouvrage de Furet et Richet fut placé au rang de ce que les maîtres de la Sorbonne considéraient comme de la connaissance vulgaire, publié qu’il était dans une collection de « beaux livres » chez Hachette. Dans l’affrontement qui opposa dès lors les deux camps, se mêlent tout à la fois une querelle de légitimité (la Sorbonne en majesté contre l’arrogance de nouveaux entrants qui s’étaient aventureusement lancés dans la synthèse avant même d’avoir fait leurs preuves dans une thèse), une rivalité politique (communistes contre nouvelle gauche) et une divergence intellectuelle au reste assez fabriquée (le « dérapage » de la Révolution de 1789 en 1793). Reste que du côté des tenants de l’interprétation classique de la Révolution française, comme simple « révolution bourgeoise », le désaccord put se dire dans les seuls termes d’un clivage entre histoire de savants et histoire d’essayistes. La dispute politique emprunte souvent les formes et les termes de la controverse scientifique en s’efforçant d’affaiblir le crédit scientifique de l’adversaire. Rangé dans les troupes de l’histoire universitaire hostile au coup d’éclat historiographique de Furet et Richet, l’historien Claude Mazauric s’en prit au « style » des deux auteurs où il se faisait fort de reconnaître « tout ce que les historiens contemporains doivent à L’Express ou aux communiqués d’Europe n°1 – à moins que ce soit l’inverse ! »11

L’histoire politique est riche de ce type de litiges où ce qui relève de la sphère savante et ce qui appartient au monde militant se distinguent bien mal. L’histoire militante, portée par les partis ou les structures ad hoc qui en sont proches comme les fondations, recourt souvent à des pratiques de recherches conventionnelles, en remédiant aux soupçons de partialité dont elles peuvent être l’objet par l’attachement de grandes figures du monde universitaire se prêtant sans mal au jeu de cette légitimation, et en mettant l’accent sur une activité documentaire sur laquelle s’appuie souvent une érudition sans faille. En ces lieux, se brouillent les frontières entre histoire savante et histoire militante parce que les deux partis trouvent leur compte dans une alliance faite d’intérêts bien compris. Reste qu’il vaut mieux dire du bien du Général de Gaulle lorsque l’on travaille dans le cadre de sa fondation éponyme et qu’il vaut mieux ne pas trop penser de mal du Parti communiste lorsque l’on souhaite collaborer avec la Fondation Gabriel Péri. Comment d’ailleurs s’en offusquer vraiment ? Les fondations ou les partis tentent évidemment d’exercer un contrôle sur l’histoire qui les concerne directement et à laquelle ces structures ont prêté leur concours d’une façon ou d’une autre.

Dans la très dense historiographie des formations politiques, celle qui concerne le communisme est particulièrement exemplaire des porosités existant entre les maniements (et parfois les manipulations) de l’histoire au quotidien du politique et les travaux savants émanant de chercheurs professionnels. Les passages d’un milieu à l’autre sont souvent indiscernables, notamment dans les usages de l’explication dont on sait qu’elle frôle parfois ceux de la justification, par exemple lorsqu’il s’agit de rendre compte des épisodes les plus douloureux. L’historiographie de la Révolution française a fait ainsi grand cas de la « théorie des circonstances » à même selon ses « partisans » d’expliquer les crimes de la Terreur12. Les interprétations et les modes de documentation visant à éclairer l’attitude du Parti communiste français durant les « années sombres » sont très surdéterminées par les sensibilités politiques des historiens qui en font état. Le savoir ordinaire des « appareils idéologiques » pèse sur le travail de leurs historiens, parfois même à leur corps défendant, lorsque ces derniers s’inscrivent, par exemple, dans des problématiques nées de polémiques engendrées par les luttes politiques. Il est vrai qu’en retour ces affrontements poussent à des efforts documentaires ou réflexifs à même de nourrir l’historiographie dans son ensemble, celle que produisent les professionnels dans leurs centres de recherches, sagement appelés « laboratoires » pour mieux en garantir la qualité scientifique, comme celle que produit le discours historique du politique, fait de prises de position publiques plus ou moins correctement argumentées ou du travail de chercheurs amateurs travaillant hors de la sphère universitaire.

Il existe une autre forme de contrôle, inverse puisqu’elle active la vigilance d’historiens se présentant comme « savants », responsables d’un savoir dont les acteurs politiques useraient avec désinvolture. On pourrait évoquer, avec un brin de malice, l’application de bon élève d’un Pécuchet entreprenant de « réviser Dumas au point de vue de la science », après consultation de la Biographie Universelle : « L’auteur, dans les Deux Diane, se trompe de dates. Le mariage du Dauphin François eut lieu le 14 octobre 1548, et non le 20 mars 1549. Comment sait-il (voir le Page du duc de Savoie) que Catherine de Médicis, après la mort de son époux, voulait recommencer la guerre »13

Les dernières années n’ont pas manqué d’affaires ayant conduit des universitaires, plus ou moins dotés, à fustiger ce qu’ils considéraient comme des usages abusifs de l’histoire et des erreurs manifestes venus du monde politique. Alors même que l’historiographie se trouvait soumise à un régime d’instabilité des savoirs, des historiens, revêtant la pourpre d’un académisme de haute époque, se saisissaient de l’antique férule du maître pour fustiger ignorances, oublis voire interprétations erronées dont fourmille en effet le discours politique. Plusieurs ouvrages prirent même quelque hauteur pour analyser ces emplois et remplois du passé. Une association – le Comité de vigilance des usages publics de l’histoire (CVUH) – s’est même vouée à l’examen scrupuleux des consommations illégitimes d’histoire, entreprise sans doute plus politique que savante visant à répondre aux idées pas toujours heureuses en matière d’emploi des références historiques de l’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy14.

Plus récemment encore, trois jeunes historiens, proches de l’extrême-gauche, ont réactualisé le titre sonore de l’essai de Paul Nizan publié dans l’entre-deux-guerres15, visant en son temps les philosophes de la Sorbonne, en publiant un essai intitulé Les historiens de garde16, s’en prenant doctement à quelques industriels de la vulgarisation historique très présents sur les chaînes de radio et de télévision. Leur accusation est à double-entrée. La première repose sur le savoir qu’affichent des professionnels face à un amateur pris en défaut de rigueur et dont le travail déborde d’ignorances ou d’approximations. Telle est la posture surplombante d’une histoire savante qui s’arroge la fonction de l’expert ou celle du professeur corrigeant la copie du cancre. La seconde est d’une tout autre nature et met en péril la première : les auteurs s’en prennent à l’idéologie sous-jacente aux analyses des auteurs ou producteurs incriminés, renvoyant notamment à leur pratique du « roman national », vecteur d’un nationalisme menaçant. Si l’on peut tout à fait concevoir que l’histoire savante peut redresser les erreurs d’une histoire ordinaire et massivement médiatisée, on résiste davantage à l’idée qu’elle peut, sur le même plan, « corriger » l’idéologie véhiculée par une interprétation des faits. Non seulement la « correction idéologique » ne peut avoir sa place dans un environnement démocratique où la science doit pouvoir se développer en échappant à toute espèce d’injonction de ce type mais nulle intervention d’une telle espèce n’est en mesure d’être étayée par une argumentation scientifique digne de ce nom, fondée sur des faits et des schèmes logiques indiscutables. On peut ne pas apprécier le « roman national » et l’idéologie nationaliste qui le sous-tend, on peut combattre l’un et l’autre en raison des menaces que l’on pense y pouvoir déceler ; on ne peut en rien le condamner « au nom de la science historique ».

1 Cf. François Hartog et Jacques Revel (dir.), Les usages politiques du passé, Paris, Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 2001 ; Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre, Danielle Tartakowsky (dir.), Politiques du passé. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2006 ; Maryline Crivello, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt (dir.), Concurrences des passés. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2006.

2 Cf. Jean Boutier, Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (dir.), Qu’est-ce qu’une discipline ?, Paris, éditions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 2006.

3 Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, op.cit. Chapitre II : « La formation d’une discipline scientifique », p. 47-89.

4 Lucien Febvre, « L’histoire dans le monde en ruines », Revue de synthèse, février-juin 1920, p.4. Cf. les commentaires de François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003, p.149-151 et ceux d’Olivier Dumoulin, « Les historiens au service de l’Etat ? (1871-1940) » dans Marc Olivier Baruch et Vincent Duclert (dir.), Serviteurs de l’Etat. Une histoire politique de l’administration française, 1875-1945, Paris, La Découverte, 2000.

5 Charles Andler, La Vie de Lucien Herr : 1864-1926, Paris, Maspero, 1977 (première édition : 1932), p.120.

6 Cf. Maria Novella Borghetti, L’œuvre d’Ernest Labrousse. Genèse d’un modèle d’histoire économique, Paris, éditions de l’école des hautes études en sciences sociales, 2005.

7 Cf. Jeannine Verdès-Leroux, Au service du Parti. Le parti communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956), Paris, Fayard/éditions de Minuit, 1983.

8 Frédérique Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique (1967-1980), Paris, La Découverte, « L’espace de l’histoire », 2005, p.257 et sq.

9 Albert Soboul, Les sans-culottes parisiens en l’an II, Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire (1793-1794), Paris, Clavreuil, 1958.

10 François Furet et Denis Richet, La Révolution, Paris, Hachette, « Les grandes heures de l’histoire de France », 1965-1966.

11 Claude Mazauric, Sur la Révolution française. Contributions à l’histoire de la révolution bourgeoise, Paris, éditions sociales, 1970, p.37. Je me permets de renvoyer à Christophe Prochasson, François Furet. Les chemins de la mélancolie, Paris, Stock, 2013. Chapitre II : « Politiques de la Révolution française ».

12 Cf. William Doyle, The French Revolution : a very short introduction, Oxford-New York, Oxford University Press, 2001.

13 Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1880), Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p.156.

14 On trouvera une illustration de ce comportement historiographique avec le livre de Laurence de Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt et Sophie Wahnich, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Marseille, Agone, 2008.

15 Paul Nizan, Les chiens de garde, Paris, Rieder, 1932.

16 William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin, Les historiens de garde. De Lorant Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national, Paris, Inculte, 2013.

Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 20 mars 2014.