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L’article qui suit, de l’historienne Nora Berend, analyse l’usage idéologique actuel de l’histoire européenne de la Shoah par le gouvernement hongrois, en partant d’un projet de monument révisionniste. A la date de mise en ligne de son étude, Nora Berend a signalé une information supplémentaire que je me permets de replacer au seuil de son analyse argumentée : « Durant la nuit du samedi 19 au dimanche 20 juillet 2014, en présence d’une importante force de police, sans annonce préalable et sans cérémonie d’inauguration, le gouvernement hongrois a fait ériger le monument controversé, le laissant depuis sous garde policière. »
Sur le haut du monument, une inscription déclare : « Monument aux victimes de l’occupation allemande ». A son bas, une pierre gravée successivement en anglais, en hébreu, en allemand et en russe déclare plus succinctement : « A la mémoire des victimes ». Nora Berend a souligné que l’inscription polyglotte, outre l’amalgame dont elle étudie l’économie politique, contient des erreurs grammaticales dans chacune des traductions et que, plus particulièrement, la syntaxe du texte hébreu inverse la phrase à sa moitié.
En effet, cette erreur dans le recopiage fait penser à un travail bâclé avec un traducteur en ligne, attestant au moins l’ignorance du sens de la lecture en hébreu (de droite à gauche). En cela, la stèle procède en outre d’un bien étrange lapsus calami politique : la traduction de « à la mémoire des victimes » devrait littéralement être LeZichram shel HaKorbanot (לזכרם של הקורבנות ). Mais, inversée de la sorte (un fatal copié/collé ?), HaKorbanot LeZichram shel, l’inscription monumentale bafoue officiellement l’hébreu, voire laisse entendre un inquiétant son répétitif et difforme dans le performatif même d’un tel usage public de la langue, et de cette histoire : elle énonce « les victimes (de) la mémoire… » ou « du mémorial ».
Isabelle Ullern
[On peut voir l’inscription polyglotte dans l’article en ligne suivant : http://rabbi.zsinagoga.net/2014/07/21/itt-a-nemtorodomseg-es-a-cinizmus-netovabbja/. La journaliste Florence Labruyère en signalait le chantier les 15 & 16.4.14, dans le journal Libération,www.liberation.fr/monde/2014/04/15/orban-impose-un-memorial-conteste-de-l-occupation-nazie_998293, et sur son blog, avec un reportage photographique : http://budapestblog.fr/?p=56. Liens reconsultés le 1.8.14]
Le 31 décembre 2013, une décision gouvernementale a décrété la construction d’une statue commémorative de l’occupation allemande de la Hongrie (19 mars 1944). Le projet était déclaré prioritaire pour l’économie nationale hongroise ; autrement dit, nul effort ni argent ne serait épargné pour sa réalisation (A). La statue aurait dû être dévoilée le jour anniversaire de l’occupation mais la date en a d’abord été repoussée à la fin du mois de mai 2014 ; elle est à ce jour (juillet 2014) repoussée sine die. Sous prétexte de manque de temps, le sculpteur a été nommé par le gouvernement, sans concours. En janvier 2014, les plans de la statue étaient publiés. Il s’agit de l’archange Gabriel attaqué par un aigle impérial, à une échelle monumentale de 7 mètres. Gabriel symbolise la Hongrie, et l’aigle, l’Allemagne nazie. C’est la dernière insulte dans une longue série initiée par le gouvernement hongrois contre les victimes de la Shoah au moment du 70e anniversaire de l’anéantissement d’une grande partie des communautés juives de la Hongrie.
Commémoration ou révision ? L’entre-deux guerre et jusqu’en 1945, sous Horthy
Le gouvernement hongrois a nommé 2014 l’année de la commémoration de la Shoah hongroise. Il y a en effet beaucoup d’événements à commémorer. Notamment, la responsabilité hongroise pèse lourd dans l’histoire de la Shoah. Les gouvernements hongrois du régime Horthy (Miklós Horthy, était chef de « l’armée nationale » et Régent entre mars 1920-octobre 1944) avant et pendant la deuxième guerre mondiale ont passé plusieurs lois antisémites : la première, qui a restreint l’accès à l’éducation supérieure, en 1920, et, entre 1938-1942, d’autres qui ont progressivement dépouillé les juifs de tous leur droits. À partir de 1939, le gouvernement hongrois a aussi organisé un service de travaux forcés pour les hommes juifs adultes, soit pour l’armée, soit dans les mines et pour d’autres corvées, dans des conditions terribles. Le gouvernement a facilité des meurtres à Kamianets-Podilskyi (en l’Ukraine) en 1941. De sa propre initiative, le gouvernement a expulsé près de 18000 juifs « non-citoyens ». Beaucoup d’entre eux, en fait, étaient des citoyens des territoires occupés par la Hongrie, territoires d’avant les accords du Trianon qui avaient été récupérés grâce à l’alliance avec Hitler (Ruthénie subcarpatique, en Ukraine). Les autorités hongroises déportaient les juifs vers l’Ukraine, à l’époque sous contrôle nazi, où la plupart d’entre eux étaient tués. À Novi Sad (Voïvodine, Serbie), en janvier 1942, c’était l’armée et les gendarmes hongrois eux-mêmes qui ont massacré des Serbes et des juifs sur les territoires récemment occupés par la Hongrie (dans la même vague de revendications territoriales ; Bačka, Serbie, Baranja et Međimurje, Croatie, Prekmurje, Slovenie). Le 19 mars 1944, à la suite des négociations hongroises avec les Alliés, pour empêcher la conclusion d’un armistice, l’armée allemande a occupé la Hongrie. Cela a été, pourtant, une occupation sans grande résistance. Le régent Horthy a conservé le pouvoir et a nommé un nouveau gouvernement. Ce gouvernement a ensuite organisé le déplacement forcé des juifs dans des ghettos puis leur déportation. En 57 jours, 437 000 juifs étaient déportés à Auschwitz. Pourtant, il était clair que Hitler et ses alliés allaient perdre la guerre ; pour garder la possibilité de négocier un armistice, et sous pression internationale, Horthy a ensuite arrêté la déportation des juifs de Budapest. À la suite de la défection de la Roumanie aux côtés de l’Union soviétique, Horthy a essayé de suivre l’exemple roumain. Cette fois, l’occupation allemande d’octobre 1944 a soutenu un coup d’état des Croix-fléchées, le parti nazi hongrois. Les meurtres commis par ces derniers, y compris forcer des juifs à s’aligner au bord du Danube pour tirer sur eux et la déportation renouvelée des juifs, illustraient le zèle des Croix-fléchées hongroises.
Tout cela ne figure pas dans la statue ; en fait, la statue propose de remplacer cette histoire par un message simple et mensonger : l’Allemagne nazie était la seule coupable ; la responsabilité des atrocités de la seconde guerre mondiale en Hongrie ne repose que sur les nazis allemands, tandis que tous les Hongrois étaient des victimes. Ceux qui sont contre la manipulation de la mémoire historique ont tout de suite critiqué ce projet, en soulignant qu’il nie la responsabilité hongroise dans la Shoah.
Substituer une commémoration à une autre et reléguer la mémoire de la Shoah
Cette statue n’est pas le seul projet gouvernemental pour l’année commémorative. Les autres projets faussent tout autant l’histoire. Il y a notamment un projet pour un nouveau musée, la Maison des Destins. La volonté de créer un nouveau musée de la Shoah est déjà particulière, compte tenu qu’il existe déjà un tel musée, le Centre Mémorial de l’Holocauste, dans la rue Páva, qui ressemble au Mémorial de la Shoah à Paris. Depuis des années, ce musée est privé d’argent, et des hommes politiques ont attaqué verbalement son exposition permanente parce qu’elle démontre la complicité gouvernementale et en partie populaire hongroise de manière véridique et émouvante.
La Maison des Destins, en revanche, va soutenir l’idéologie gouvernementale actuelle, en soulignant que beaucoup d’Hongrois ont sauvé des juifs. Elle est placée sous la direction de Mária Schmidt qui est la directrice du musée la Maison de la Terreur. Ce musée, qui fonctionne depuis des années pour pervertir l’histoire, minimise la Shoah, nie la responsabilité hongroise, et en même temps souligne les crimes du communisme. Le nombre de ceux, en fait peu nombreux, parmi la population hongroise qui se sont activement engagés dans le sauvetage de leurs compatriotes juifs est aujourd’hui couramment exagéré, propagé entre autres par une émission de radio qui prétendait que, pendant l’été 1944, à Budapest, il avait fallu nourrir, vêtir et cacher près de 300 000 juifs, qu’une action sociale sans précédent avait aidé ces gens à survivre, mais beaucoup de ces derniers avaient ensuite fait preuve d’ingratitude. L’histoire officielle se tait sur les milliers de dénonciations contre les juifs dans les premières semaines après l’occupation nazie.
Après avoir déstabilisé le Centre Mémorial de l’Holocauste en le privant de financement, le gouvernement a voulu dernièrement mettre la main plus directement sur sa direction : en n’organisant pas de concours pour le poste de directeur, après l’expiration du terme du dernier directeur au début mai 2014, le gouvernement a créé une situation confuse. Il y eut d’abord la nouvelle que le chef du conseil d’administration avait signé un accord avec l’institut Veritas (un institut de « recherches historiques » fondé et contrôlé par le gouvernement, pour réécrire l’histoire nationale, dont le directeur utilise systématiquement la terminologie du régime de Horthy, en minimisant les atrocités et en les justifiant, C), sans consultation préalable et même sans l’avoir annoncé au directeur sortant du Centre. Peu de temps après, le public était informé que ce même chef du conseil d’administration avait été nommé nouveau directeur du Musée, et qu’il avait rompu l’accord avec Veritas au motif qu’il l’aurait signé « accidentellement », sans savoir ce qu’il signait. Finalement, le directeur de Veritas a annoncé qu’il ignorait cette rupture de l’accord ; la nomination du nouveau directeur du Centre n’était pas confirmée, et les sources officielles refusent de clarifier la situation.
Continuïté vs discontinuïté politique : l’héritage interdit tout travail critique
Cette déformation de la mémoire historique se déroule sur une toile de fond qu’il est nécessaire de mieux dépeindre : un gouvernement désireux de transformer le passé, de représenter la période d’entre-deux-guerres et le régime de cette époque comme un passé acceptable. Car les membres du gouvernement actuel veulent se justifier d’être les héritiers du régime de Miklós Horthy. Une réhabilitation progressive de ce régime est en train de se produire depuis des années. Le gouvernement n’interdit pas l’érection des statues de Horthy (il y en a maintenant plusieurs) ; en fait, quand des journalistes ont essayé de demander leur avis à des membres du Parlement des partis au pouvoir, FIDESZ-KDNP, ceux-ci n’ont pas osé se prononcer sur la question : « est-ce qu’il faudrait ériger une statue équestre de Horthy » (D). N’étant pas certains de savoir comment leur parti allait régler cette question, ils refusaient de donner leur avis.
Après plusieurs tentatives infructueuses pour faire valoir son désaccord face à ces falsifications de l’histoire, la Fédération des communautés juives hongroises (MAZSIHISZ) a déclaré un boycott des événements gouvernementaux de la commémoration de la Shoah, demandant que la statue ne soit pas érigée, que le directeur de l’institut Veritas démissionne et que le gouvernement renonce à créer un nouveau musée (avec une vision « alternative » mais peu claire) de la Shoah. MAZSIHISZ, et plusieurs autres organisations, ont aussi rendu l’argent public qu’ils avaient collecté à travers un concours pour les activités liées à la commémoration de la Shoah.
En février 2014, le premier ministre Viktor Orbán a signalé dans une lettre que le projet d’ériger la statue était suspendu pendant la campagne électorale, avant les élections du 6 avril ; il a aussi promis de reparler du projet avec la Fédération des communautés juives hongroises après les élections. Deux jours après sa victoire électorale (où son parti en coalition obtint 44% des votes et par conséquent 2/3 des sièges au Parlement), sans négociation, les travaux sur la statue ont commencé.
Ceux qui s’opposent à ce travestissement de la mémoire historique manifestent chaque jour sur la place Szabadság (« Place de la Liberté »), où un monument commémore la libération de la Hongrie par l’armée soviétique; ce monument est toujours là mais le terme libération est maintenant interdit et, en Hongrie, on parle plutôt maintenant de l’occupation soviétique. Ils ont apporté des objets qui appartenaient aux morts tués dans la Shoah. Via les médias qu’ils contrôlent, le gouvernement traite cette manifestation d’activité d’« extrême gauche », et ceux qui manifestent d’« individus déraisonnables » ou pire encore. Entretemps, la police protège les travaux de la statue et a commencé à expulser de force les manifestants. En faisant référence aux manifestants, le Secrétaire d’État du Ministère de l’Administration publique et de la Justice, Bence Rétvári, a demandé « aux politiciens de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite de terminer l’agression dans la rue et l’incitation à la haine ». Récemment, la police a commencé à convoquer plusieurs des manifestants avec des charges de vandalisme et d’atteinte portée à la tranquillité de la communauté (scandale). Les derniers survivants et les descendants des victimes sont ainsi culpabilisés du simple fait qu’ils s’opposent au mensonge gouvernemental.
Le révisionnisme gouvernemental : fondement politique sans fondement et double discours
La représentation de l’histoire qu’exprime la statue s’aligne sur le préambule de la nouvelle constitution, passée en force en janvier 2012 (E), qui déclare que la Hongrie a perdu sa souveraineté le 19 mars 1944, une réécriture voulue de l’histoire, mais sans fondement. Ce remaniement du passé est tellement cher au gouvernement que cela porte à exclure toute critique, même la critique émanant, entre autres, des survivants et des descendants des morts, vraies victimes de la Shoah hongroise. Le gouvernement actuel insiste souvent qu’il est l’unique gardien de l’ordre contre l’extrême-droite. En fait, la duplicité caractérise la parole gouvernementale, selon qu’il s’adresse à un public intérieur ou extérieur : il faut apprendre à se méfier des affirmations et gestes adressés au public international ; tandis que, de temps en temps, les représentants du gouvernement reconnaissent la culpabilité du gouvernement hongrois d’antan, les paroles qu’ils adressent au public intérieur sont différentes.
Les reconnaissances de la culpabilité ne se traduisent pas dans des actions à l’intérieur de la Hongrie, au contraire : le vice-premier ministre et ministre de l’Administration publique et de la Justice, Tibor Navracsics, a déclaré à une conférence organisée par l’Institut Tom Lantos, à Budapest, en octobre 2013 que l’état hongrois était aussi responsable pour la Shoah, et à la même conférence le ministre des Affaires Étrangères János Martonyi déclarait : « nous acceptons la responsabilité ». En janvier 2014 à New York, Csaba Kőrösi, ambassadeur de la Hongrie à l’ONU, a demandé pardon aux victimes de la Shoah au nom de l’état, qui « était coupable… de ne pas avoir défendu ses citoyens, et d’avoir aidé et financé le génocide. Les institutions de l’état hongrois de l’époque étaient responsables pour la Shoah. L’apologie de l’état hongrois actuel doit devenir partie intégrante de la mémoire nationale et de l’identité ». Une vraie et complète apologie était donc offerte à l’ONU.
En revanche, à Budapest en janvier 2014, le jour international de la commémoration de la Shoah, János Lázár, le Secrétaire du Cabinet du Premier ministre, a parlé de la culpabilité hongroise d’une autre façon. Si on prête attention à son discours, on mesure comment il essayait de manœuvrer entre la nécessité d’admettre la culpabilité bien connue lors d’un forum international, et la volonté de suivre l’idéologie gouvernementale : il a notamment parlé de la responsabilité « de certains dirigeants » pour les déportations mais aussi d’une « tragédie nationale » (F). Un autre exemple est le choix d’un jour commémoratif de la Shoah pour la Hongrie. Le gouvernement se vante en effet d’avoir introduit un jour commémoratif de la Shoah en Hongrie, mais les détails dans ce cas-là révèlent aussi la volonté de distorsion : le jour choisi est le 16 avril, parce que c’est ce jour-là, en 1944, qu’on a commencé à forcer les juifs à entrer dans des ghettos. Autrement dit, le choix-même réoriente la culpabilité sur les nazis qui ont occupé la Hongrie, ce qui permet d’effacer les années antérieures de persécution, ainsi que la participation très active des gendarmes, des membres du gouvernement et d’une partie de la population hongroise.
Passant des discours aux actes, comme le démontrent les musées, la statue, et la confrontation avec les communautés juives, les apologies prononcées ici et là sont démenties par le programme gouvernemental sur la mémoire de la Shoah : au lieu de faire face au passé, on essaie de réhabiliter le même régime qui était pourtant aussi coupable des meurtres perpétrés. Malgré les mots de l’ambassadeur hongrois à l’ONU, le gouvernement en Hongrie ne fait rien pour que l’admission de la culpabilité devienne partie intégrante de l’identité et de la mémoire nationales. Au contraire. En dépit des protestations vers l’extérieur, on laisse répandre la haine : par exemple, ni Márton Gyöngyösi (député du parti d’extrême droite, Jobbik), qui a demandé l’établissement d’une liste des juifs dans le Parlement et dans le gouvernement – car, selon lui, ils posent un risque pour la sécurité nationale -, ni Zsolt Bayer (un journaliste), qui a demandé l’annihilation des Roms – car, selon lui, ils « se comportent comme des animaux » -, n’ont été traduits en justice.
Il y a, de surcroît, des preuves très claires de la falsification historique gouvernementale, permettant une atmosphère dans laquelle la haine devient possible et acceptable pour la société. Le site officiel gouvernemental sur la Shoah hongroise parle des événements à partir du 19 mars 1944 comme si les lois anti-juives auraient uniquement commencé à ce moment-là (G). Cette présentation est complètement mensongère parce qu’elle donne l’impression que la déportation s’est produite seulement sous pression nazie, organisée par les nazis et avec la participation active de très peu de Hongrois: le gouvernement de Sztójay (nommé par Horthy après l’occupation) et des Croix-fléchées de Szálasi (le parti nazi hongrois qui a gagné le pouvoir en octobre 1944) sont les seuls mentionnés. Les lois anti-juives antérieures, le travail forcé et meurtrier, la participation active d’une grande partie de la société, des gendarmes aux dénonciateurs, n’y apparaissent pas.
Les représentants du gouvernement, y compris ceux qui admettent devant le monde extérieur une certaine culpabilité, parlent avec les communautés juives hongroises d’une voix bien différente que celle qu’ils emploient au dehors. En avril 2014, à une commémoration de la Shoah à Budapest, Tibor Navracsics (le vice-premier ministre et ministre de l’Administration publique et de la Justice) a affirmé qu’« une communauté politique ne peut pas vivre enfermée dans le passé, dans le filet de l’analyse des tragédies du XXe siècle ». Quant à János Lázár, le Secrétaire du Cabinet du Premier ministre qui est aussi responsable de l’agenda de l’année commémorative de la Shoah, il a d’abord assuré le public que Viktor Orbán (réélu en avril 2014, H) comptait répondre à « tous nos compatriotes hongrois et nos concitoyens juifs » sur la question de la statue commémorative. Ensuite, il a accusé MAZSIHISZ de « sabotage » en déclarant que « l’ultimatum de MAZSIHISZ inquiète plusieurs personnes, et n’influence pas dans une bonne direction la coexistence des juifs et Hongrois qui a pourtant été un succès pendant plusieurs siècles dans le bassin des Carpates ».
Une parole gouvernementale personnalisée pour justifier le sens révisé de l’histoire
Finalement, il y a les expressions du premier ministre Viktor Orbán lui-même, qui affirme vouloir assurer la sécurité de tous les juifs concitoyens en Hongrie. Orbán explique l’antisémitisme comme « découlant d’un complexe d’infériorité… Beaucoup de gens pensent que les juifs sont plus forts qu’eux et peuvent donc leur faire du mal. Ils n’ont aucune intention de nous faire du mal. J’explique aux gens qu’il nous est interdit de regarder les juifs comme un danger ; nous devrions plutôt les regarder comme le don de Dieu » (I). En parlant de la sorte, Orbán martèle la terminologie nuisible du « nous », Hongrois, et du « eux », juifs. Il a aussi exprimé son soutien personnel pour la statue commémorative. Face à tant d’opposition à cette statue mensongère, qui nie la responsabilité gouvernementale et la collaboration d’une grande partie de la population en ne distinguant pas les victimes des bourreaux, Viktor Orbán a écrit une lettre affirmant que Gabriel symbolise « toutes les victimes du Nazisme » et non la Hongrie (J). Il a aussi exprimé son inflexibilité absolue : la statue ne peut pas être changée ; le projet est non-négociable. « Qui a occupé la Hongrie : les nazis ou les Allemands?… assurément les Allemands qui, à l’époque, vivaient sous l’ordre du système politique nazi…. La différentiation entre les deux… appartient au peuple allemand », donc le choix de l’aigle est justifié. Le choix de l’ange pour les victimes l’est aussi, car cette figure « restitue le surplus de la représentation du mal destructeur ce dont d’autres solutions seraient incapables. Je pense à l’antichristianisme. » Car les nazis ont détruit les valeurs chrétiennes, et donc toutes les victimes, « qu’elles soient de la foi vétérotestamentaire, des chrétiens ou des infidèles, étaient les victimes d’une dictature qui était la personnification d’une tendance antichrétienne ».
Au bout du compte, quand le premier ministre reconnaît la collaboration hongroise – tout en relativisant l’impact de cette accusation, car il assure de façon très simple que la collaboration était tout autant répandue partout en Europe -, il affirme en même temps que la Hongrie ne peut pas endosser une responsabilité qui n’est pas la sienne : « il n’y aurait pas eu de déportation sans occupation allemande », et « si on n’admet pas cela, on peut difficilement imaginer dans le futur une coexistence sincère, fondée sur la confiance. Notre génération est devenue partisane d’une politique radicalement anti-communiste, parce qu’elle en a eu assez de la vie mensongère, construite sur la méfiance ». Le non-dit de cette lettre, l’autre partie dans cette coexistence, sont les juifs. Ce sont les juifs qui doivent admettre que la société hongroise n’est, finalement, pas coupable. Sans cela, ils mettent en danger leur vie future en Hongrie. Le message de la statue est clair, peu importe si Gabriel symbolise la Hongrie ou toutes les victimes : y sont signifiés nettement le déplacement de la totalité du blâme sur l’Allemagne nazie et le refus de commémorer les victimes de la Shoah d’une manière véridique qui entraînerait de regarder le passé en face (K).
Le révisionnisme : de la commémoration à l’éducation
Le gouvernement est résolu à s’assurer que les générations futures absorbent sa vision de l’histoire. À partir du mois de septembre, les écoles publiques seront obligées de choisir un livre d’école sur l’histoire entre seulement trois livres proposés par le Ministère, dont un écrit par Ferenc Bánhegyi (enseignant en histoire) qui présente Hitler sans le condamner : « À Vienne est née sa conviction que les juifs et les marxistes étaient responsables pour tous les maux politiques et sociaux… À cause de sa capacité d’organisation et ses discours suggestifs, il est bientôt devenu le chef, c’est-à-dire le Führer, de son parti. Ses discours semblaient être authentiques et convaincants ». Comme un critique du livre l’a remarqué (L), Bánhegyi n’explique même pas de quoi est faite la démagogie antisémite de Hitler, le recours au bouc émissaire, le fait que le racisme n’est ni scientifiquement ni moralement soutenable. La réécriture du passé devient une force dangereuse pour le présent, à l’intérieur de la Hongrie, mais aussi pour toute l’Europe.
Je remercie Isabelle Cochelin pour la relecture de cet article.
Notes
A. Pour le projet et la justification de la statue, se reporter à :
B. Sur les événements historiques et la façon dont la statue fausse l’histoire : http://hungarianspectrum.wordpress.com/?s=ungvary. A contrario, des initiatives non-gouvernementales pour la vraie commémoration : http://www.yellowstarhouses.org; http://menetrend.postr.hu/; www.memento70.hu/home-2/
C. Pour plus de détails sur les propos du directeur de Veritas, ainsi que pour une analyse du travestissement de la mémoire en Hongrie, voir :
D. Pour la question des journalistes aux parlementaires membres des partis au pouvoir : http://mandiner.hu/cikk/20131119_majd_a_torteneszek_eldontik (avec la vidéo)
E. Voir l’article du journal Le Monde à l’époque, « La Nouvelle constitution hongroise aux accents nationalistes entre en vigueur », 2.1.2012 :
http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/01/02/la-nouvelle-constitution-hongroise-aux-accents-nationalistes-entre-en-vigueur_1624675_3214.html
F. Le discours de János LÁZÁR en janvier 2014 :
G. Pour voir le site officiel gouvernemental sur la Shoah hongroise : http://holokausztemlekev2014.kormany.hu/a-magyarorszagi-holokauszt
H. Voir encore un article du journal Le Monde « Hongrie, les élections inéquitables de Viktor Orbán »,10.4.2014 : www.lemonde.fr/a-la-une/article/2014/04/10/hongrie-les-elections-inequitables-de-viktor-orban_4399183_3208.html
I. Source pour les propos de Viktor ORBÁN : http://www.magyarhirlap.hu/orban-a-zsidok-isten-ajandeka
J. La lettre est publiée en ligne (en hongrois) : http://www.origo.hu/attached/20140430davidk.pdf
K. Ernő MAROSI a donné une critique approfondie de la statue (en hongrois) : http://w3.osaarchivum.org/galeria/vir_ex/millennium/conf/marosi.html
L. Mes remarques sur le livre partial de Ferenc BÁNHEGYI sont basées sur celles de László MIKLÓSI, voir http://nol.hu/belfold/kinek-a-tortenelme-1461849
Bibliographie complémentaire
La bibliographie qui suit, en langue occidentale, est un minimum, en contrepoint aux sources exclusivement situées sur le net.
Randolph L. BRAHAM, The Politics of Genocide: The Holocaust in Hungary, New York: Columbia University Press, 2 vol.; 2nd ed. 1994
Randolph L. BRAHAM and Attila PÓK, ed., The Holocaust in Hungary: Fifty Years Later, New York, Budapest, and Boulder: Rosenthal Institute for Holocaust Studies, Graduate Center of the City University of New York; Institute of History of the Hungarian Academy of Sciences: Europa Institute; Social Science Monographs, 1997
László KARSAI, « The Last Chapter of the Holocaust », Yad Vashem Studies Vol. 34., 2006, 293-329
Thomas SAKMYSTER, Hungary’s Admiral on Horseback: Miklos Horthy, 1918-1944, Boulder, New York: Columbia University Press, 1994
Regina FRITZ, Nach Krieg und Judenmord. Ungarns Geschichtspolitik seit 1944, Göttingen 2012
Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 5 septembre 2014