Maddalena Carli ©
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Lorsqu’on est confronté à une ville pétrie de témoignages du passé, on a du mal à associer le terme « ruine » aux bombardements de la Seconde guerre mondiale. En effet à Rome, le mot évoque plutôt les Forums et le Colisée, les thermes et les mausolées, ce patrimoine artistique exceptionnel qui émerveilla les soldats anglais et américains à la Libération le 4 juin 1944 et qui n’a jamais cessé de subjuguer touristes et visiteurs de toutes nationalités. Les monuments et les quartiers les plus anciens de la capitale italienne n’ont d’ailleurs guère connu le largage et la déflagration des bombes. Rome n’obtint pas le statut de « ville ouverte » mais elle ne fut pas dévastée par les bombardiers ennemis : si la présence du Saint-Siège ne conjura pas les raids de l’aviation alliée, les pressions diplomatiques de Pie XII parvinrent à en retarder l’exécution et à éviter les effets d’une application radicale de la politique de l’Area Bombing. Pour déceler les traces de la destruction aérienne, il faut s’éloigner du centre-ville, quitter les alentours du Vatican et se diriger vers les périphéries, notamment vers les secteurs proches des cibles stratégiques et expressément définies par l’aviation anglo-américaine comprenant entre autres les marshalling yards, à savoir les gares de triage. Tout commença à San Lorenzo, un quartier où se situe l’une des gares les plus importantes de Rome, le 19 juillet 1943. De onze à treize heures, se déroula l’opération Crosspoint : 662 bombardiers américains, escortés par 268 chasseurs, larguèrent 4000 bombes soit un total de plus de mille tonnes d’explosif. Le raid n’endommagea pas seulement les voies ferrées. Plus de 1700 personnes furent tuées et des centaines blessées, alors que les immeubles s’écroulaient et que les rues étaient éventrées de cratères. Les explosions atteignirent même l’ancienne basilique de San Lorenzo et les tombeaux du cimetière Verano, mettant fin à l’illusion de l’inviolabilité de la « ville éternelle » et révélant à ses habitants toute la brutalité du conflit mondial.
Les incursions des chasseurs bombardiers se poursuivirent au rythme des avancées et des contretemps de la Campagne d’Italie. Elles tuèrent, blessèrent et détruisirent le tissu urbain jusqu’au début de juin 1944. Nul bombardement n’impressionna pourtant autant la population que celui de San Lorenzo. Son écho franchit rapidement les confins du quartier, se propageant dans toute la ville et le pays entier, et faisant même l’objet de reportages dans la presse internationale. Au fil des années le retentissement de ce raid ne s’est pas estompé : il a donné lieu à un flux commémoratif ininterrompu constituant un terrain d’observation privilégié sur l’élaboration d’une mémoire collective du conflit aérien sur Rome. Les pages qui suivent proposent quelques considérations sur la manière dont le 19 juillet a été célébré à l’occasion de ses anniversaires décennaux : les changements survenus dans l’aménagement des cérémonies et au sein du récit de l’événement illustrent les différentes phases qui ont marqué, dans l’Italie républicaine, le processus d’élaboration de la violence totale de la guerre moderne.
« Une tragique journée romaine »
En parcourant Il Messaggero du 19 juillet 1953, on s’aperçoit que le dixième anniversaire du bombardement de San Lorenzo coïncide avec cette phase de transition qu’a constitué l’après-guerre. L’article commémoratif publié par le quotidien de la capitale n’innove guère en la matière et se contente de présenter l’événement en réitérant la séquence narrative qui s’est sédimentée au cours des dix dernières années : le vrombissement des avions, la déflagration des bombes, l’effarement général, les corps des victimes, la souffrance des blessés, la terreur des rescapés, les maisons en flammes, le cimetière Verano et la basilique de San Lorenzo ébranlés par les engins de guerre, la prompte apparition de Pie XII, « figure hiératique dans un paysage ravagé » par l’incursion des avions anglo-américains. Un thème original fait pourtant son apparition au milieu de l’évocation de la « réalité atroce » du raid aérien : le dynamisme de l’œuvre de reconstruction qui a modifié la physionomie du quartier et qui a effacé les signes matériels du bombardement, tout au moins en partie. « A présent tout a changé », écrit Arnaldo Geraldini avant d’instruire le lecteur sur le cérémonial prévu à l’intérieur de la basilique et du cimetière restaurés, et de louer l’activité du maire démocrate-chrétien Salvatore Rebecchini pour conclure enfin sur l’inéluctable fuite du temps (voir appendice, note A).
Proximité et distance. Dix ans après, le souvenir de juillet 1943 est encore fermement inscrit dans le présent alors que le conflit mondial a tendance à s’enfoncer dans le passé ; s’il est encore limité et suffisamment réversible, l’éloignement du contexte interfère avec la transmission de l’événement, comme le montre une erreur de perspective qui circule dans les pages de la presse italienne dès le début des années cinquante. Je fais allusion par là à l’habitude de se référer aux nombreuses incursions alliées sur Rome par le biais de celle de San Lorenzo, qui est le symbole même des quelque cinquante opérations effectuées par l’aviation anglo-américaine entre le 19 juillet 1943 et le 5 juin 1944 : c’est en quelque sorte le bombardement majeur non seulement par ordre chronologique mais aussi par la puissance technico-militaire déployée et le nombre d’existences réduites à néant. A la différence d’autres dates symboles, le 19 juillet est cependant l’objet de pratiques ambiguës. Mentionnés par les articles publiés dans l’immédiat après-guerre, les raids alliés qui ont suivi celui de San Lorenzo disparaissent peu à peu de la narration journalistique, qui a tendance à les assimiler – jusqu’à les superposer – à la « tragique journée » où l’intangibilité de Rome fut violée. D’épisode inaugural du conflit dans le ciel de la capitale il se mue en bombardement de Rome révélant ainsi une évolution dans l’approche du 19 juillet au cours des dix premières années de paix. Une vision inédite caractérisée par une sorte de contraction spatio-temporelle de l’expérience de la guerre aérienne qui influencera longuement aussi bien ses commémorations que les tentatives d’en retracer l’histoire.
Les effets d’une localisation de la mémoire sont d’ailleurs attestés par le vingtième anniversaire du bombardement de San Lorenzo. La réduction spatiale ne concerne pas uniquement la scène globale du second conflit mondial, à savoir les différents théâtres de guerre atteints par les combats aériens, terrestres et navals ; elle intéresse également le périmètre urbain de la « ville éternelle ». Si dans la plupart des quartiers frappés par les bombes (Labicano, Prenestino, Tuscolano, Pigneto, Nomentano, Ostiense, pour ne s’en tenir qu’aux zones les plus dévastées) le souvenir de la destruction venant du ciel est évoqué par quelques plaques commémoratives appliquées ici et là sur les façades des immeubles ou aux alentours des églises, à Tiburtino-San Lorenzo un véritable tour de la mémoire voit le jour ; un circuit mémorial qui est secondé par les autorités municipales et adopté pour l’organisation des célébrations officielles, même lorsqu’il est parrainé par de simples citoyens ou par les coopératives de cheminots en souvenir des collègues tombés en service.
Les cérémonies de 1963 sont inaugurées par une messe en souvenir des victimes célébrée le 19 juillet au matin dans la basilique Saint-Laurent-hors-les-Murs, emblème à la fois du potentiel destructeur des bombes et de l’intervention consolatrice du Pape. Évoquée par une plaque de marbre placée dans le cloître à la fin des travaux de restauration (1946-1948), la visite de Pie XII sera célébrée en 1967 par une statue de bronze du sculpteur Antonio Berti, dédiée au Defensor civitatis, située sur le parvis de l’église. Après le service religieux, vient l’hommage des couronnes funéraires déposées au Sacrarium des victimes inconnues du bombardement (Riquadri militari, Verano), aux dépôts des tramways de via Prenestina, et à ceux des chemins de fer de via dello Scalo San Lorenzo et de piazzale Tiburtino, aux côtés de l’épigraphe appliquée en 1948 sur la muraille labicane par le Conseil populaire de quartier « à la mémoire des morts du bombardement / du 19 juillet 1943 / victimes de la guerre fasciste […] » (Mogavero, 2002, p. 19). Les commémorations s’achèvent ensuite par le salut au Monument aux morts de toutes les guerres, une demi-colonne érigée au cœur du jardin de piazza del Parco Tiburtino, « un emplacement où la rue fut élargie par les bombes, qui détruisirent les immeubles, et qui a été transformé par la mairie en Parc du souvenir » (De Simone, 1993, p. 319).
Une ancienne basilique chrétienne, les alentours des marshalling yards, un lieu consacré aux défunts, c’est là le tracé de 1963 qui sera reproposé au fil des années, expression de la volonté de mémoire des habitants du quartier et du soutien que lui accordent les partis et les associations politiques de la capitale. En effet, l’anniversaire du 19 juillet tend à se soustraire au silence réservé aux bombardements de la Seconde guerre mondiale par les cultures républicaines. La contraction spatio-temporelle qui caractérise l’approche relative aux incursions sur Rome permet d’aborder les raids sur San Lorenzo sans pour autant être confronté à « l’encombrement politique » (Schlemmer et Süß, 2006, p. 334) représenté par les pertes humaines et matérielles causées par les Anglo-Américains, c’est-à-dire par la coalition à laquelle s’allie le gouvernement Badoglio pour combattre les occupants nazis après la signature de l’armistice du 8 septembre 1943 et qui constituera, dans le monde de la guerre froide, le pôle d’appartenance de la jeune démocratie italienne. Une fois isolé par rapport aux bombardements qui l’ont suivi, le 19 juillet s’avère compatible aussi bien avec les narrations inspirées par la Résistance qu’avec les préoccupations d’ordre international. Malgré l’absence d’études expressément consacrées à la guerre aérienne sur l’Italie, nombreux sont les articles, les mémoires, les ouvrages qui mentionnent le bombardement de San Lorenzo, sa proximité de la chute de Mussolini (25 juillet 1943) et du début de la Résistance romaine (10 septembre 1943), ainsi que le grand nombre de victimes qu’il fit et dont la commémoration est par ailleurs de plus en plus tangible lors des manifestations officielles.
A l’occasion du trentième anniversaire, le maire démocrate-chrétien Clelio Darida (1969-1976) contribue à l’évolution en cours en rebaptisant une des étapes du parcours commémoratif, piazza del Parco Tiburtino, en piazza del Parco Caduti del 19 luglio 1943. Cette nouvelle appellation répond à la volonté de se focaliser sur les victimes du bombardement, du moins sur le plan collectif : le souvenir des disparus est encore confié aux familles et aux témoins des événements tragiques d’il y a trente ans, mais les circonstances de leur mort revêtent un caractère plus précis désormais inscrit dans la toponymie du quartier. Si le discours officiel prononcé par le maire souligne les responsabilités du fascisme et néglige de mentionner la nationalité des avions et des pilotes qui participèrent à l’opération Crosspoint, la dimension totale de la violence des bombes ne tarde pas à affleurer au cours des commémorations du 19 juillet et à interagir avec les transformations produites par la vague mémorielle des années quatre-vingt dans l’élaboration de l’expérience de guerre.
« San Lorenzo pour la paix »
Un dynamisme nouveau anime le quarantième anniversaire du bombardement de San Lorenzo. Le quartier accueille une manifestation de quatre jours parrainée par le troisième arrondissement de la municipalité de Rome dans l’intention de faire dialoguer le souvenir du raid aérien et la menace nucléaire du présent. Le programme de ces quatre journées est substantiel : concerts, débats, pièces théâtrales, invités illustres, parmi lesquels Edoardo De Filippo et Francesco De Gregori, compositeur romain qui en 1982 a consacré une chanson à succès aux bombes de San Lorenzo (E.D. Marino, 2000, p. 381-407), entretiens avec les témoins et projections de documentaires des archives Luce, services religieux, dépôt de gerbes et de couronnes effectué par le maire communiste Ugo Vetere et procession qui, au nom des victimes de 1943, appelle à « l’unité dans la lutte pour le désarmement, pour interdire et pour détruire les armes atomiques, pour la paix » (voir appendice, note B).
L’envergure des commémorations de 1983 ne relève qu’en partie des changements introduits, dans l’administration de la capitale et de sa longue histoire, par les conseillers municipaux communistes au pouvoir depuis 1976, ou de l’usure de la notion de « guerre juste », mise à l’épreuve par le conflit du Vietnam et ultérieurement compromise par la rhétorique des Star Wars de Ronald Reagan. Aux sollicitations de l’actualité politique et sociale vient s’ajouter l’affirmation progressive d’une évolution dans l’approche du souvenir de la guerre, objet de célébration et – à la fois – de réactivation : l’hommage aux victimes des bombes donne lieu à la diffusion de documents sur les bombardements, qui de nouveau ébranlent les rues de San Lorenzo par le biais des images tournées aussitôt après le passage des avions, et de la voix des rescapés invités à transmettre leur propre expérience de cette matinée de guerre. Il n’est pas dans mes intentions d’aborder ici les transformations qui ont affecté, au cours de ce que l’on appelle l’« ère du témoin », la conception et les pratiques de la mémoire, ni l’influence de ces mutations sur la manière de penser et de faire l’histoire. Je voudrais néanmoins souligner le fait qu’à partir du quarantième anniversaire du 19 juillet 1943 les protagonistes du passé occupent une place inédite dans l’évocation du premier raid allié sur la capitale, contribuant ainsi à en enrichir la trame et à en diversifier le sens. « Les ambiguïtés et les contradictions » (Portelli, 2003, p. 649-670) des récits des personnes âgées et des enfants d’il y a soixante ans étayent les questions soulevées par les incursions aériennes du présent. Elles invitent à poursuivre les réflexions sur la violence contre les civils en temps de guerre et à les déployer au-delà des massacres nazi-fascistes. Elles mettent en cause l’absence de travaux historiques sur la guerre aérienne en Italie et les conditionnements exercés par l’antifascisme sur les interprétations du second conflit mondial, pour ne s’en tenir qu’à quelques-uns des effets d’un ensemble d’interactions complexes, souvent conflictuelles, définies par des temporalités différentes et encore mouvantes, comme en témoignent les lacunes que présentent les recherches aussi bien sur la construction de la mémoire collective des bombardements que sur les dynamiques de guerre qui déterminèrent et orientèrent les opérations aériennes.
Les célébrations du cinquantième anniversaire de San Lorenzo adviennent lors d’une phase critique de la vie politique italienne. Durant l’été 1993 la municipalité de Rome est administrée par un commissaire préfectoral, Alessandro Voci, nommé à la suite des scandales et des vicissitudes judiciaires qui ont provoqué la chute du maire socialiste Franco Carraro (voir appendice, note C). La participation du commissaire aux commémorations du bombardement ne suffit pas à tempérer l’hostilité des citoyens provoquée par la gestion déplorable des affaires communales, d’autant plus que celle-ci est perçue comme l’expression locale de la crise qui vient de frapper l’ensemble du système. En février 1992, une série d’enquêtes judiciaires ont provoqué la dissolution soudaine des principaux partis politiques italiens et l’émergence de sujets collectifs nouveaux, tels que la Ligue du Nord d’Umberto Bossi et Forza Italia de Silvio Berlusconi. La gravité de la phase ouverte par l’explosion de ces scandales économiques et politiques est soulignée par le fait que, même en l’absence de ruptures institutionnelles, le début des années 1990 est généralement considéré comme les années du passage de la Première à la Seconde république, dominée par un nouveau système de pouvoir.
Organisées au cours d’une période traversée de tensions identitaires profondes, les manifestations officielles du 19 juillet reprennent le programme adopté en 1983. Six journées « pour ne pas oublier l’inutilité de la guerre », alliant l’hommage aux victimes et les témoignages sur le passé: documentaires récents et films d’époque, parmi lesquels l’un des chefs-d’œuvre du néoréalisme italien, Rome ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini ; fanfares militaires et marche pour la paix ; messe et couronnes funéraires en souvenir des victimes ; récits des rescapés, recueillis par la presse et enchâssés dans la narration journalistique de l’événement ; fermeture des magasins en signe de deuil, à l’heure du début des bombardements, « alors qu’un hélicoptère de la police survole le quartier en répandant sur la foule une pluie de pétales de rose » (voir appendice, note D).
Hormis l’épilogue, les célébrations du bombardement de San Lorenzo semblent avoir beaucoup perdu de l’efficacité démontrée au cours des dix dernières années. Premièrement, en raison de leur nature répétitive, qui ne véhicule plus le sentiment rassurant d’une continuité avec le passé, mais plutôt une impression de désintérêt et d’affectation liée au temps présent. Deuxièmement, du fait de la distance croissante qui se creuse entre la perspective individualisante des témoignages des rescapés et l’anonymat perpétuel que le monument du Parc du souvenir et les plaques commémoratives disséminées dans le quartier réservent aux victimes engendrant un sentiment d’insatisfaction face à une séquence de moments et de lieux qui a certainement contribué à faire vivre le souvenir des morts, mais qui n’a été l’objet d’aucun renouvellement au fil des années. Troisièmement, le jugement critique à l’encontre de la commémoration du 19 juillet est exacerbé par les répercussions de l’implosion de la « République des partis », en particulier par le fait que la méfiance vis-à-vis des partis politiques se transforme automatiquement en une méfiance vis-à-vis des institutions républicaines en général (Scoppola, 1997). En effet, le manque de confiance dans la politique qui affecte l’Italie des années quatre-vingt-dix induit à imputer la médiocrité des pratiques commémoratives du raid aérien à la négligence et à l’impéritie de l’État, accusé de n’avoir su (ni voulu) se confronter à un événement dérangeant et de s’être désintéressé des sites du bombardement et des lieux de l’hommage aux victimes. Si l’interaction entre le système politique et la diffusion d’une culture nouvelle de la mémoire a désigné dans les autorités gouvernantes le responsable de l’inadéquation du circuit commémoratif actuel, il reste néanmoins à analyser le mécanisme qui a transformé la constatation des défaillances de l’État en négation du parcours accompli par la mémoire des bombardements durant les cinquante premières années de l’histoire de l’après-guerre. Il me semble que c’est par la difficulté de se mesurer au caractère à la fois ductile, fugace et conjoncturel du souvenir que s’explique la variante italienne de la thèse du tabou: les bombes alliées en tant qu’amnésies inhérentes à la culture et aux identités politiques républicaines (et antifascistes).
« Mémoire d’acier et de cristal »
Le soixantième anniversaire du raid sur San Lorenzo se distingue par un regain de dynamisme commémoratif perceptible tout au long des cinq journées de célébrations officielles qui s’enorgueillissent de la présence du président de la République Carlo Azeglio Ciampi, invité à l’inauguration du Signe premier, le monument à la mémoire des morts du bombardement réalisé, sur commande de la mairie de Rome, par l’architecte Luca Zevi au sein du Parc du souvenir aux morts du 19 juillet 1943. L’anniversaire de 2003 épouse presque à la lettre l’esprit qui avait inspiré les cérémonies cinquante ans auparavant. L’hommage aux victimes innocentes et la renaissance de San Lorenzo forment de nouveau le fil conducteur des manifestations et des comptes rendus publiés dans la presse, qui attache au bombardement de Rome une importance inaccoutumée. Derrière la continuité thématique il est néanmoins possible de déceler dans la commémoration des raids alliés certains glissements sémantiques qui font écho aux changements apparus avec le nouveau millénaire.
En premier lieu, il ne s’agit plus de reconstruction mais bien de restauration. En 2003 on célèbre de nouveau la régénération du quartier, annoncée par la presse et revendiquée par le maire de centre-gauche Walter Veltroni, qui « fait don » aux riverains de San Lorenzo de la rénovation du marché datant du début du siècle de largo degli Osci (voir appendice, note E). A vrai dire, les problèmes vécus par San Lorenzo au début des années 2000 semblent bien difficilement imputables aux bombes de la seconde guerre mondiale et il n’y a pas lieu ici d’approfondir la politique des maires qui se sont succédé à la tête de la municipalité de Rome durant la seconde moitié du XXe siècle ni d’analyser la croissance déséquilibrée d’une ville profondément conditionnée par le fait d’être à la fois la capitale de la république italienne, le centre de la christianité et l’un des plus imposants patrimoines monumentaux. Il importe cependant de souligner que la décision de présenter les premiers fruits des opérations de rénovation du quartier au cours des manifestations organisées pour célébrer le bombardement de 1943 relève d’un ensemble de réflexions sur le concept de patrimoine liées à la portée acquise progressivement par le témoignage, où se dessine une tendance à faire évoluer la reconnaissance de la valeur des mémoires (patrimoine collectif à partager) vers leur patrimonialisation. « Je venais d’être élu maire – déclare Veltroni lors de l’inauguration du marché – et je suis venu me promener dans le quartier de San Lorenzo dont je suis tombé amoureux. J’étais surpris de constater qu’il n’y avait aucun signe consacré à la mémoire d’un chapitre aussi triste de notre histoire. Heureusement, c’est aujourd’hui l’occasion d’y remédier » (voir appendice, note F).
En second lieu, lors des commémorations de 2003 les victimes innocentes sortent enfin de l’anonymat. C’est à cette occasion que le circuit commémoratif s’enrichit en effet d’un véritable monument aux morts du bombardement de 1943, un geste réparateur et un acte de modernisation qui répond aux exigences d’individualisation inhérentes au régime testimonial de la mémoire : les noms des victimes sont gravés sur l’œuvre réalisée et leur liste peut être allongée, « au cas où l’on identifierait d’autres victimes de l’événement tragique ». Le monument se compose d’un panneau en cristal et en acier constamment éclairé, qui est posé à quelques centimètres du sol autour du parterre fleuri au centre du Parc de via Tiburtina : « il ne s’agit pas d’un mémorial, mais d’un monument en négatif », sur lequel sont tracés les prénoms et les noms des 1492 morts identifiés à la suite d’une recherche ad hoc effectuée parmi la documentation conservée dans les Archives de la ville de Rome et du cimetière Verano et grâce à l’aide des survivants (Pompeo, 1999). San Lorenzo a maintenant son propre lieu de mémoire.
A la veille des célébrations du soixante-dixième anniversaire, il est à noter que le souvenir du conflit aérien sur la capitale italienne procède actuellement en sens inverse par rapport à la voie adoptée durant les dix premières années de l’après-guerre : l’entreprise de commémoration dépasse les limites du quartier dévasté le 19 juillet 1943 pour s’étendre aux zones touchées par les incursions postérieures. Le Musée historique des sapeurs-pompiers inauguré en 2002 dans la caserne de via Marmorata à Testaccio a consacré une de ses sections aux raids anglo-américains. Les associations de quartier se mobilisent pour célébrer leurs propres victimes et les dégâts matériels subis. La mémoire des bombardements est en mouvement. Si nous voulons la voir franchir les portes de Rome pour accéder à la dimension nationale puis à la sphère internationale des batailles de la Seconde guerre mondiale, il nous faudra recomposer la trame historique (et historiographique) et rétablir dans leur contexte les mémoires locales, sans pour autant en effacer les diversités et les spécificités.
[Une première version de cet article a été publié in Luftkrieg. Erinnerung in Deutschland und Europa, sous la direction de Jörg Arnold, Dietmar Süß et Malte Thießen, Göttingen, Wallstein Verlag, 2009 (« Die Illusion von der Unsterblichkeit. Roms Gedenken an das Bombardement vom 19. Juli 1943 », p.101-113)]
Appendice:
Note A : Arnaldo Geraldini, « L’anniversario di una tragica giornata romana », in Il Messaggero, 19 juillet 1953, p. 3. Salvatore Rebecchini a été maire de Rome de novembre 1947 à mai 1956.
Note B : « San Lorenzo. Un appello alla pace conclude la serata in ricordo delle bombe », in Il Messaggero, 20 juillet 1983, p. 6 (discours du conseiller De Bartolo). Ugo Vetere a été maire de Rome de 1981 à 1985.
Note C : Le socialiste Franco Carraro a été maire de Rome de 1989 à (avril) 1993; Alessandro Voci remplit les fonctions de commissaire préfectoral jusqu’en septembre 1993, lorsque se tinrent les élections municipales dans la capitale.
Note D : Carlo Moretti, « Quella terribile mattina di guerra. San Lorenzo, ricordi di quartiere », in La Repubblica, 18-19 juillet 1993, p. IX.
Note E : Walter Veltroni a été maire de Rome de 2001 à février 2008, lorsqu’il a démissionné pour se présenter, à la tête du Parti démocratique, aux élections législatives.
Note F : Clarida Salvatori, « Un regalo per San Lorenzo. Torna nuovo il mercato del 1913 », in La Repubblica, 19 juillet 2003.
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Publié sur le site de l’Atelier international de recherche sur les usages publics du passé le 27 septembre 2010.