Compte-rendu de la journée d’études, Musée du quai Branly, samedi 26 novembre 2011

Cécile Vidal ©
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Deux ans après les longs mouvements sociaux aux Antilles et à la Réunion au cours desquels la question de l’héritage du passé colonial et esclavagiste de ces îles a resurgi dans le débat public, 2011 a été proclamée Année des Outre-mer par le gouvernement français. Dans ses vœux à la France d’Outre-mer, présentés publiquement en Guadeloupe le 9 janvier 2011, le président de la République, Nicolas Sarkozy, en expliquait ainsi l’objectif : «qu’à la fin de cette action et de mon quinquennat, les Français portent un autre regard sur l’Outre-mer, qu’ils vous voient comme des gens fiers, compétents, parfaitement inscrits dans le monde d’aujourd’hui, ayant parfaitement digéré leur histoire, n’ayant ni amertume, ni revanche, simplement de l’espérance pour eux et leurs enfants. J’aimerais que l’on comprenne que votre souci de défendre votre identité n’est en rien une défiance à l’égard de la République, mais au contraire une volonté de s’ancrer profondément dans la République» (Sarkozy, 2011).

Tout au long de l’année 2011, des dizaines de manifestations culturelles ont ainsi été organisées en métropole ou dans les collectivités d’Outre-mer, alors qu’un nouveau mouvement contre la vie chère paralysait durablement Mayotte durant l’automne-hiver. Loin de mettre un terme à la profusion des discours et à la vigueur des débats sur le passé colonial et esclavagiste de la France, ces festivités ont donné lieu à une nouvelle polémique autour des spectacles de danse Kali’na — un groupe amérindien de Guyane —, prévus dans le cadre de la manifestation «Un jardin en Outre-mer» au Jardin d’acclimatation. Des Kali’na et d’autres populations considérées alors comme «sauvages» avaient en effet été exhibées dans ce même lieu et sur d’autres sites parisiens de 1877 à 1931. À la suite de cette controverse partie de Guyane même, Marie-Luce Penchard, ministre chargée de l’Outre-mer, a demandé à Françoise Vergès, présidente du Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, de diriger une mission sur la mémoire des expositions ethnographiques et coloniales, qui a rendu son rapport le 15 novembre 2011. Entre autres préconisations, ce rapport propose d’«incuber en France un centre de recherche sur les questions coloniales et postcoloniales pluridisciplinaire, associé à une grande institution culturelle» (CMHE, 2011).

De toute évidence, l’histoire des territoires ultramarins et de leurs relations avec la métropole est loin d’avoir été «parfaitement digérée». La polémique autour des danses Kali’na au Jardin d’acclimatation fait suite à de multiples autres controverses autour de l’histoire et de la mémoire de la traite, de l’esclavage et de la colonisation, qui se succèdent les unes aux autres et qui animent aussi bien le paysage médiatique que scientifique depuis plus d’une vingtaine d’années. Même s’il n’existe pas encore de grand centre de recherche sur les questions coloniales et postcoloniales comme celui préconisé par Françoise Vergès, ces débats ont déjà eu pour effet de donner une impulsion et une institutionnalisation et donc une visibilité et une légitimité nouvelles aux études coloniales et impériales en France, tandis qu’il n’existe pas d’histoire ultramarine comme champ scientifique constitué, celle-ci se trouvant divisée entre les différentes aires culturelles. Aussi, lorsqu’à la demande de Muriel Lardeau, responsable des rendez-vous du salon de lecture au Musée du Quai Branly, et de Sarah Frioux-Salgas, il a été question d’organiser cette journée d’études à destination du grand public dans le cadre de l’année des Outre-mer, il est apparu opportun de s’éloigner de ce prisme ultramarin.

Historiquement, le terme d’outre-mer tend à remplacer celui de colonie/colonial dans la nomenclature officielle aux lendemains de la conférence de Brazzaville de 1944, pendant les vingt ans qui voient la France hésiter entre différentes politiques depuis la transformation du statut des «vieilles colonies» jusqu’à la guerre qui n’en porte pas le nom pour garder à tout prix l’Algérie française. Déjà l’École coloniale avait été rebaptisée École nationale de la France d’Outre-mer en 1934. Puis le décret du 26 janvier 1946 remplace le Ministère des colonies par celui de la France d’Outre-mer. La loi du 19 mars 1946 fait de la Guyane, de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion des départements d’outre-mer, tandis que la constitution du 27 octobre 1946 transforme l’empire colonial en Union française et les autres colonies en territoires d’outre-mer (ne sont pas concernés les territoires sous mandat, les protectorats, les départements d’Algérie et le condominium des Nouvelles-Hébrides). En 1957, l’Académie des sciences coloniales devient l’Académie des sciences d’outre-mer ; deux ans plus tard, la Revue française des colonies prend le nom de Revue française d’histoire d’outre-mer. Enfin, lorsqu’en 1966 est établi à Aix-en-Provence un service d’archives pour accueillir les archives du Ministère des colonies et celles issues des colonies devenues indépendantes, il inclut l’expression outre-mer et non colonies dans son nom (Dulucq et al., 2007 ; Liauzu, 2007).

À rebours de ce double mouvement sémantique et politique, il s’est donc avéré intéressant de prendre quelque distance par rapport à cette catégorie d’outre-mer et de replacer les collectivités ultramarines actuelles dans une histoire longue des empires, et pas seulement de l’empire français, pendant les périodes moderne et contemporaine. Il s’est agi de montrer comment les recherches menées tant par des historiens que par des anthropologues sur la (dé)colonisation, la traite et l’esclavage dans les territoires ultramarins français du XVIIe au XXIe siècle ont été profondément renouvelées par leur inscription dans une histoire mondiale, comparée et croisée, des empires, qui place au cœur de ses interrogations les concepts de colonial, de postcolonial, d’empire ou de formation impériale.

Dans son intervention sur les «rencontres impériales» au temps des premières modernités, Romain Bertrand a mis implicitement en avant qu’une nouvelle histoire impériale innovante devait tenir compte de tous les empires et pas seulement des empires européens. De fait, lorsqu’ils se mirent à explorer les autres parties du monde, les Européens entrèrent en relation avec d’autres empires qui avaient des histoires plus ou moins longues selon les régions du globe. Dans certains cas comme celui de la rencontre entre Hollandais et Javanais au XVIIe siècle, la situation de contact entre sociétés distantes ne fut pas immédiatement une situation coloniale, la supériorité initiale des Européens n’allait aucunement de soi et il n’y avait rien d’inéluctable à l’imposition de la domination européenne. Il est donc nécessaire d’historiciser le fait colonial. Par contraste, Cécile Vidal a montré que le monde atlantique à la période moderne était le lieu d’une configuration très particulière avec, d’un côté, l’Afrique où se maintint pendant très longtemps la souveraineté des chefs politiques africains et où les Européens pratiquèrent la traite des esclaves avec les souverains et marchands africains précisément parce qu’ils n’avaient pas les moyens d’imposer leur domination coloniale, et, de l’autre, l’Amérique où la guerre de Conquête, conjuguée au choc démographique, conduisit à un effondrement des empires aztèque et inca et la mise en place, dans un temps très court, d’une situation coloniale qui s’est ensuite largement étendue. Pour sa part, Catarina Madeira-Santos, a présenté les travaux de Luís Filipe Thomaz sur la relation entretenue par l’État portugais de l’Inde avec les unités politiques présentes dans les multiples territoires, de la péninsule indienne au Japon, dans lesquels cet État, qui se comportait à la fois comme une entité souveraine et comme une entreprise commerciale, cherchait à s’insérer. Cette situation ne correspondait donc pas à une simple substitution, mais à une série d’imbrications complexes de souverainetés (Thomaz, 1985).

Aussi bien Romain Bertrand à partir de ses propres travaux sur l’Indonésie que Catarina Madeira-Santos à partir de ceux de Joseph Miller sur l’Afrique centrale ont également insisté sur le fait qu’écrire l’histoire de ces «rencontres impériales» dans une perspective d’histoire socio-politique et non plus culturaliste nécessitait une utilisation «à parts égales» des sources produites de part et d’autre afin d’interpréter ces situations de contact à l’aune des régimes d’historicité propres à chacune des sociétés mises en relation. C’est seulement grâce à ce choix méthodologique fort que l’histoire de ces «rencontres impériales» peut être davantage qu’une simple histoire européenne, mais aussi et autant une histoire asiatique ou africaine (Miller, 1988 ; Bertrand, 2007, 2011).

Cette réflexion sur le fait colonial et impérial s’est poursuivie avec la communication de François-Joseph Ruggiu qui a proposé de problématiser la notion d’empire (colonial) en comparant les cas français et anglais à la période moderne, notamment en retraçant un usage beaucoup plus tardif du terme empire en France qu’en Grande-Bretagne. Mais au-delà de cette question de nomination, il s’est demandé ce qui fait d’un ensemble de territoires ultramarins un empire et ce qui donne à cet empire un caractère colonial : le développement d’une idéologie impérialiste ; la mise en place d’une administration centralisée ; les circulations et réseaux impériaux, notamment ceux liant les élites administratives ; la nature des liens constitutionnels entre métropole et colonies ; la différenciation juridique entre les territoires et populations métropolitaines et coloniales ; ou encore l’apparition d’un discours de l’altérité justifiant et légitimant les distinctions en droit par les différences ethniques et raciales (Ruggiu, 2011, 2012) ? Il a ainsi appelé de ses vœux le développement de nouveaux travaux sur l’État colonial et impérial dans le cas français à l’instar de ceux développés sur le Portugal et le Brésil par António Hespanha et ses contradicteurs dans le cadre du débat sur l’Ancien Régime sous les Tropiques, aussi mentionné dans sa présentation par Catarina Madeira-Santos (Hespanha, 2007).

De manière très intéressante, alors que François-Joseph Ruggiu avait déploré que l’historiographie ait longtemps pris comme une évidence l’existence d’un empire colonial français à la période moderne, cette interrogation s’est retrouvée inversée dans l’intervention de Benoît Trépied qui s’est lui demandé si la France avait vraiment cessé d’être un empire, comme le laisse penser implicitement l’historiographie qui n’étudie pas ensemble, ou très peu (Affergan, 2002), toutes les sociétés qui, de nos jours, sont qualifiées d’ultramarines. Ne devraient-elles pas plutôt être analysées à l’aide de cette double grille de lecture coloniale et impériale ? Ne sont-elles pas demeurées des sociétés coloniales ou postcoloniales ? Ces questions se posent de manière particulière en Nouvelle-Calédonie, territoire sur lequel travaille Benoît Trépied, puisque les signataires des accords de Nouméa de 1998 se sont fixés comme objectif la «décolonisation» de l’archipel. Cela signifie que l’État français lui-même a reconnu implicitement que la transformation de la Nouvelle-Calédonie en TOM en 1946 n’avait pas mis fin à la situation coloniale, en dépit de la suppression de l’indigénat. Les accords ont ainsi prévu la création progressive d’une citoyenneté néo-calédonienne sur la base d’une «reconnaissance préalable de l’identité kanak».

Dans sa communication, Benoît Trépied s’est surtout intéressé au choc qu’avaient constitué pour les chercheurs en sciences sociales les événements de 1984-1988 (insurrection et affrontements violents entre indépendantistes et loyalistes) et les négociations qui ont suivi. Il a montré comment les revendications indépendantistes kanak avaient changé les conditions de la recherche en matière d’objets, de méthodes et de frontières disciplinaires. A ainsi été enclenché un processus de décolonisation de la recherche. Cette expression est empruntée à l’historiographie anglophone dans le Pacifique, où cette question donne lieu à de vifs débats. Jusqu’aux années 1980, il existait en Nouvelle-Calédonie une sorte de partage disciplinaire entre les anthropologues dont les travaux portaient sur les Kanak dans les réserves et les historiens qui ne s’intéressaient qu’aux blancs, souvent dans une perspective de légitimation de la colonisation. Par la suite, des chercheurs des deux disciplines ont commencé à étudier les espaces de contact et les relations (notamment de métissage) entre toutes les communautés présentes en Nouvelle-Calédonie en mêlant archives écrites et enquêtes orales. Sous la double influence des accords de Nouméa et d’un nouveau mouvement de revendications des «droits autochtones», un débat autour d’un usage kanak de la recherche a aussi émergé. Il porte sur la formation de chercheurs kanak (alors que jusque là ils étaient tous blancs), la mise en place de protocole éthique, le contrôle local des financements, etc. À côté des Kanak, toutes les autres communautés co-existant en Nouvelle-Calédonie se sont également emparées et se sont mises à écrire leur propre histoire (Trépied, 2011).

Ce qui est fascinant dans le cas néo-calédonien, c’est le fait que cette décolonisation de la recherche se fasse parallèlement à la décolonisation politique, socio-économique et culturelle en cours. Les débats sur l’histoire coloniale en Nouvelle-Calédonie, dont il est d’ailleurs peu fait écho en métropole — une exception étant la controverse récente autour de la diffusion dans l’archipel du film de Mathieu Kassovits sur les événements d’Ouvéa, L’Ordre et la morale —, concernent une histoire qui s’écrit encore au présent et non pas l’héritage et la mémoire d’un passé colonial et esclavagiste présenté comme plus ou moins lointain et révolu. Même dans le cas du Portugal où l’indépendance des colonies africaines a été extrêmement tardive et ne s’est faite que dans la foulée de la Révolution des œillets après 1974, il y a eu, par comparaison, un certain décalage temporel: l’historiographie sur l’empire portugais qui était imprégnée de lusotropicalisme — ce courant de pensée qui faisait de la colonisation portugaise une colonisation à part parce qu’elle aurait été non-raciste et non-violente en raison des origines métisses, euro-africaines, des Portugais — s’est temporairement arrêtée avec la fin du régime dictatorial et la décolonisation. Il a fallu attendre une dizaine d’années pour qu’une nouvelle historiographie sur le fait colonial et impérial qui ne cherche plus à légitimer la colonisation voie le jour, comme l’a bien montré Catarina Madeira-Santos.

De la même façon, la présentation de Myriam Cottias qui portait sur l’évolution de l’historiographie sur la traite et l’esclavage aux Antilles françaises a souligné que cette historiographie avait commencé à prendre de l’importance très tardivement, près d’un siècle après l’abolition de l’esclavage en 1848. En outre, alors même que les travaux se multipliaient au fil des décennies, les études sur la traite et l’esclavage ont longtemps pâti de leur très faible visibilité institutionnelle qui a empêché une sédimentation du savoir et entraîné une déperdition et atomisation des forces scientifiques. La situation n’a commencé à changer qu’au moment du bicentenaire de la Révolution française : en marge de l’institution universitaire, un groupe d’historiens autour d’Yves Benot reprend le flambeau de C. L. R. James et de ses Black Jacobins (James, 1938) et organise une série de colloques qui montrent comment les libres de couleur et les esclaves ont contribué par leurs actions à radicaliser la Révolution française. Ils établissent ainsi un lien entre l’histoire de la colonisation et de l’esclavage et celle de la nation et de la citoyenneté (Benot, 1988, 1992). S’ils n’ont pas alors été entendus par les historiens français de la Révolution française, le relais a été pris par une historiographie états-unienne qui s’est depuis beaucoup focalisée sur la Révolution haïtienne (Dubois, 2004).

En France même, il a fallu attendre 1998, avec le 150ème anniversaire de la seconde abolition de l’esclavage, pour que des élus et des associations d’«ultramarins», dénonçant tout à la fois l’oubli de la traite et de l’esclavage dans la mémoire nationale et la persistance des discriminations à l’encontre des populations antillaises et réunionnaises en métropole, réussissent à convaincre le Parlement de voter la loi du 10 mai 2011 «tendant à reconnaître la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité». Le gouvernement a ensuite établi le Comité pour la mémoire de l’esclavage en 2004 et, sur le rapport de celui-ci, institué le 10 mai comme «journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition» en 2006. Un an auparavant, le CNRS créait le Centre international de recherches sur les esclavages (CIRESC), donnant enfin une visibilité aux études sur l’esclavage qui depuis connaissent un fort essor. Pour autant, les historiens professionnels demeurent extrêmement divisés sur la réponse à apporter aux demandes émanant de la société civile et notamment d’associations de «descendants d’esclaves» et sur les rapports entre histoire nationale et histoire de l’esclavage et de la colonisation, comme l’ont révélé différentes affaires ou polémiques depuis 2005 (Bertrand, 2006). Les termes de ce débat semblent parfois mal posés : plutôt que de repentance et donc de morale, il s’agit d’une question éminemment politique. On peut en effet estimer que la manière dont les historiens (re)définissent les contours de l’histoire nationale a des implications politiques fortes et que l’évocation de l’histoire et de la mémoire de l’esclavage ne constitue pas une simple rumination du passé, mais à la fois l’expression d’un traumatisme durable et une revendication d’égalité au présent et au futur (Cottias, 1997, 2003 ; Cottias et al., 2010 ; Bégot et al., 2011).

Que les historiens se situent forcément dans la cité du fait même de leur domaine d’étude, cela transparaît encore dans les choix qu’ils font lorsqu’ils cherchent à reconfigurer leurs cadres d’analyse. Comme l’a souligné Cécile Vidal, ils sont actuellement confrontés à de multiples propositions historiographiques visant à remettre en cause le primat du cadre national et à développer des perspectives transnationales et globales en jouant sur les échelles. Les spécialistes du fait colonial et impérial à la période moderne peuvent notamment choisir entre une nouvelle histoire impériale qui veut être une histoire comparée et croisée des empires à l’échelle mondiale et une nouvelle histoire atlantique qui se focalise sur les connections transnationales et trans-impériales entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques et leur impact sur les sociétés de part et d’autre de l’océan éponyme du XVIe au XIXe siècle. Entre ces deux courants qui entretiennent des relations extrêmement ambigües, la faveur semble aller au second parmi les universitaires états-uniens et au premier parmi les historiens français modernistes (Vidal, 2006, 2009).

Au-delà de raisons liées à l’évaluation heuristique des paradigmes impérial et atlantique, ce partage peut s’expliquer par les débats et contextes politiques contemporains. Les États-Unis se conçoivent en effet comme une société post-esclavagiste (et non pas postcoloniale). Si l’esclavage s’est développé en Amérique du Nord avec la colonisation et si sa racialisation est d’ailleurs étroitement liée à cette situation coloniale originelle, il a persisté longtemps après l’indépendance des États-Unis et son abolition s’est faite au prix d’une guerre civile qui aurait pu faire éclater la jeune nation américaine. Les héritages de la période esclavagiste transparaissent de surcroît non pas dans des périphéries lointaines, mais au cœur même du territoire national. La nouvelle histoire atlantique qui place au centre de son récit les Africains, la traite et l’esclavage répond donc mieux à la quête des origines de la question raciale qui demeure la principale ligne de faille de la société américaine.

En France, cette question raciale a émergé plus tardivement dans le débat public et elle a d’abord été posée en relation avec l’immigration dans l’hexagone. Les interrogations sur la France comme société postcoloniale sont apparues lorsqu’ont été prises en compte les particularités de l’immigration en provenance de son ancien empire. Alors a pu se développer une réflexion sur la blessure profonde qu’avait constituée la décolonisation — principalement la guerre d’Algérie — aussi bien en métropole que dans les anciennes colonies. Il n’est donc pas étonnant que le cadre global qui semble s’imposer soit celui d’une histoire longue des empires qui permet d’abord de répondre à la question des héritages de la seconde colonisation en Afrique, en Asie et en Océanie, tout en mettant en évidence les (dis)continuités entre les empires de la période moderne et de la période contemporaine. Dans le débat public, le fait colonial à la période moderne, aux Amériques et dans l’océan Indien, semble pourtant se réduire aux phénomènes, certes fondamentaux, de la traite et de l’esclavage, ce qui permet d’ailleurs de n’associer ces phénomènes qu’à l’Ancien Régime. Que la colonisation ait perduré dans les «vieilles colonies» pendant officiellement près d’un siècle après l’abolition de l’esclavage et que, dans ce contexte colonial, les rapports sociaux induits par le système servile n’aient pas immédiatement disparu avec la proclamation de l’émancipation et puissent même se perpétuer, sous d’autres formes, encore de nos jours, il en est encore peu tenu compte. Il est certainement plus facile de parler de la traite et de l’esclavage en les présentant comme un passé révolu et en glorifiant la république émancipatrice qui a su y mettre un terme plutôt que de s’interroger sur les relations complexes entre colonisation et esclavage et sur le caractère post-esclavagiste et/ou (post)colonial des sociétés ultramarines aussi bien après 1848 qu’après 1946 (Vergès, 2011, 2006 ; Chivallon, 2010-a, 2010-b).

Nos discussions ont donc révélé à quel point les questionnements que nous pouvions avoir et les choix sélectifs que nous pouvions faire quant à nos objets, catégories, échelles et méthodes d’analyse nous rendaient parti prenante des débats sur l’histoire et la mémoire de la colonisation, de la traite et de l’esclavage. L’histoire, parce qu’elle est une lecture et une interprétation contradictoire du passé à la lueur des préoccupations du présent, est toujours éminemment politique. Les historiens et anthropologues professionnels ne sont pas de simples experts ou arbitres en position neutre ou impartiale qui pourraient se tenir éloignés de la sphère publique et donc du débat politique ; ils réagissent aux évolutions et transformations des sociétés dans lesquelles ils vivent. Aussi réflexif et scientifique qu’il puisse être, leur travail participe forcément des usages publics du passé. Les institutions au sein desquelles œuvrent les chercheurs en sciences sociales contribuent pareillement à déterminer les champs historiques visibles et donc légitimes au sein de l’espace public de l’enseignement supérieur et de la recherche. Lorsqu’on travaille sur la (dé)colonisation, la traite et l’esclavage, il est particulièrement difficile d’échapper à cette prise de conscience. Ce regard du présent sur le passé, commun à tous les historiens, se double actuellement chez les spécialistes du fait colonial et impérial d’une réflexion sur les legs du passé dans le présent, tant du point de vue des phénomènes et processus étudiés que des conditions mêmes de la recherche.

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Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 24 février 2012