Note sur le colloque de l’Atelier d’historiographies – Ehess, 3 & 4 novembre 2011

Pablo Avilés Flores et Stéphane Motard ©

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Si au Mexique, dans le milieu des historiens, on se souvient  de l’historien Edmundo O’Gorman (1906 / 1995), cela est dû à deux raisons : à son caractère ironique, mordant, au-delà de la provocation d’une part ; d’autre part à l’ouverture philosophique du métier d’historien qu’il sut effectuer. Effectivement, O’Gorman est devenu un lieu commun au sein de toutes les institutions mexicaines où l’on étudie l’histoire : de la Faculté de Philosophie et Lettres à l’UNAM (A) jusqu’au Département d’Histoire de l’Universidad Iberoamericana, qu’il aida à fonder, en passant par le Colegio de México, l’Academia Mexicana de la Historia et autres institutions, l’ «historien – philosophe» a laissé une empreinte durable.

Sauf pour les experts de l’histoire et de l’historiographie mexicaine, O’Gorman est resté méconnu en France. Il eut pourtant une vive discussion avec un des spécialistes français les plus reconnus, Marcel Bataillon, à propos de la publication d’une étude qui a fait grand bruit au Mexique : La idea del descubrimiento de América. Historia de esa interpretación y crítica de sus fundamentos, Mexico, Ediciones del IV Centenario de la Universidad de México, 1951 (B). Cela n’était pas la seule polémique d’importance sur cette question. Déjà Lewis Hanke avait été la cible d’une âpre critique sur sa conception du travail du père Las Casas, et Silvio Zavala  sur la conception de l’histoire et de l’instruction publique au Mexique.

Afin de donner une plus grande visibilité à l’œuvre d’O’Gorman, deux institutions mexicaines et deux institutions françaises (C) se sont livrées à  la réalisation d’un colloque sur  cet historien, à Paris, le 3 et 4 novembre 2011, à l’EHESS. Les conférences ont été animées  par sept historiens mexicains issus de l’UNAM, de l’Universidad Iberoamericana et de El Colegio de México, ainsi qu’un post-doctorant de l’Istituto Europeo à Fiésole, et de deux doctorants de l’EHESS.

La plupart des spécialistes s’accorde donc à dire que l’innovation d’O’Gorman se trouve dans sa méthodologie. Au-delà de lui reconnaître un fort tempérament, on lui accorde la primeur de l’introduction dans l’historiographie mexicaine d’un vocabulaire et d’une méthodologie philosophique. Et cela au point de lui donner le surnom – d’abord avec une intention péjorative – d’«historien-philosophe». Mais O’Gorman l’assumera comme une description plus au moins exacte de son travail.

Le premier jour, Alejandro Cheirif (EHESS) a évoqué justement la question méthodologique et heuristique fondamentale autour d’O’Gorman : celle de l’historicité de ses objets d’étude ainsi que de son caractère ontologique. M. Cheirif a esquissé  le contexte des disciplines autour des années 50 afin d’identifier  les sources et les influences d’O’Gorman. On peut donc en conclure  que les bases de la question méthodologique et heuristique du travail de cet historien se trouvent dans la philosophie et non pas dans l’histoire.

Pour sa part, Alfonso Mendiola (Universidad Iberoamericana) a animé une conférence intitulée «Edmundo O’Gorman : ¿es posible el diálogo entre filosofía e historia?» [Edmundo O’Gorman :  un dialogue entre philosophie et histoire est-il possible ?]. Il est considéré comme le meilleur  expert de l’historicisme au Mexique. Dès les années 40, il s’est interrogé sur le dialogue entre histoire et philosophie. En suivant les démarches de Dilthey et Heidegger, O’Gorman a cherché à dépasser les concepts anhistoriques à travers  la démarche historiographique. Il a signalé le défaut, grave à ses yeux, de la mise en avant de concepts dépourvus de toute critique philosophique et historique.

Pour leur part, MM. Andrés Lira et Guillermo Zermeño ont offert, en plus d’un exposé théorique, des témoignages sur le travail académique d’O’Gorman. M. Lira a rappelé l’importance de l’histoire institutionnelle dans l’œuvre d’O’Gorman et la prééminence de l’histoire religieuse mexicaine, ce qui n’est pas anodin dans un pays où le discours historique va de pair avec une série d’a priori étroitement liés à l’identité. Un des aspects le plus importants à étudier reste celui du rôle des institutions religieuses, en plus des institutions civiles (D). Le traitement donné par O’Gorman a été abordé dans son livre Destierro de sombras, dans lequel nous pouvons trouver une analyse du mythe de Notre-Dame-de-Guadeloupe qui donne une identité au Mexique (E). Lira met en relief un des fils conducteurs de la méthodologie o’gormanienne, à savoir le lien avec le «criollismo» mexicain et les possibilités que ce discours a générées, non seulement dans un contexte national, mais aussi dans les œuvres ponctuelles de quelques intellectuels mexicains de la guerre d’Indépendance. La déconstruction du mythe de Guadeloupe réalisée par O’Gorman ne s’insère pas simplement dans une démarche politique ou «laïcisante», propre au professeur d’histoire de l’UNAM, mais constituerait une des expressions les plus achevées de sa recherche sur ce qu’il appelle «l’étant de l’Amérique».

On avait déjà mentionné le fait qu’O’Gorman est considéré comme le  représentant le plus important au Mexique de l’historicisme, sous l’influence des «transterrados» espagnols, et surtout sous celle de José Gaos. Il convient en outre de prendre en compte l’unité de l’histoire que propose O’Gorman tout au long de toute son œuvre. Comme l’a exposé Rodrigo Díaz (UNAM) dans son exposé intitulé «El historicismo de Edmundo O’Gorman», l’unité du passé, du présent et du futur atteste que l’histoire ne peut pas être considérée comme un objet d’étude, au sens des positivistes. Dans la perspective d’O’Gorman, il faudrait la considérer comme une «expérience vécue», terme qui renvoie à la philosophie phénoménologique.

Dans Crisis y porvenir de la ciencia histórica, O’Gorman avait mené une longue critique du positivisme et  fait une exposition sur sa propre interprétation de l’œuvre du philosophe allemand Martin Heidegger, à travers la traduction de son maître et ami, José Gaos. Pablo Avilés Flores (EHESS), dans son exposé «L’insomnie d’Edmundo O’Gorman. La preuve et le récit historique» propose une relecture de l’œuvre Crisis y porvenir, tout en la rapprochant de celle de Carlo Ginzburg, Rapporti di forza et de la problématique de la preuve dans la recherche historiographique. Les similarités entre Ginzburg et O’Gorman donneraient à penser, tout autant que leurs différences, et ouvrent la voie à d’ultérieures réflexions sur le thème de la philosophie de l’histoire.

L’œuvre la plus en vue d’O’Gorman est La invención de América. Adrien Delmas (Istituto Europeo), dans son intervention «O’Gorman, lecteur d’Acosta», rappelle que l’’on oublie souvent que cet ouvrage demeure l’aboutissement d’un long travail sur les chroniques des Indes du XVIe siècle. La publication au Mexique des chroniques dans des éditions modernes des œuvres de Pedro Mártir de Anglería, Francisco de Oviedo, Francisco López de Gómara, etc., représente un travail préalable qui culmine dans La invención. On y remarque toutefois l’absence notable de l’auteur de l’Historia natural y moral de las Indias, José de Acosta. Cette absence est difficilement explicable, notamment si l’on fait le constat des nombreux parallèles qui existent entre Acosta et O’Gorman. Ils utilisent En effet une méthode similaire : s’emparer des outils de la philosophie pour saisir des réalités historiques jusque là invisibles. La même recherche traverse les deux œuvres : celle d’une «ontologie américaine», «Qu’est-ce que l’Amérique ?»

Au cours de la dernière intervention, Federico Navarrete (UNAM) se pose du côté des autres acteurs de la découverte de l’Amérique : les Indiens. Dans sa conférence intitulée «Los otros inventores de América : las tradiciones históricas amerindias», Navarrete se pose la question du discours historique des peuples indigènes face à la découverte et à la conquête du continent. Certes, O’Gorman avait proposé l’étude du procès par lequel les Européens ont révélé les réalités américaines, préalablement inconnues, dans le monde déjà connu, mais aussi le fait que les peuples indiens avaient réalisé des inventions parallèles afin d’incorporer les nouvelles réalités qu’ils expérimentaient et leur modification par la présence européenne. Pour cela, il entrer dans les débats critiques à propos des catégories trop généralistes, telles que celles des «métis» ou du «passé précolombien», qui sont issues d’un régime d’historicité occidental ne prenant pas en considération les façons dont d’autres sociétés établissent des rapports différents avec le passé et assimilent les nouveautés apportées par la colonisation.

Notes

A. Note de la rédaction : UNAM : Universidad Nacional Autonoma de Mexico (voir note C) ; liste des principaux ouvrages de E. O’Gorman : Fundamentos de la historia de America (1951), La invencion de America (1958) (traduccion, corregida y aumentada : The invention of America; an inquiry into the historical nature of the New World and the meaning of its history, 1961 ; traduction française aux Presses de l’Université de Laval en 2007, L’invention de l’Amérique. Recherches au sujet de la structure historique du Nouveau Monde et du sens du devenir), Mexico el trauma de su historia (1977).

B. Note de la rédaction : se reporter à l’article de M. Bataillon dans le Bulletin hispanique de 1953, volume 55/1, pp. 23-55 ; on voit que la discussion se porte, avec Bataillon, aussi bien au niveau de la philosophie historique (allemande du 19è siècle) que des hypothèses historiographiques de O’Gorman : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hispa_0007-4640_1953_num_5

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C. L’Universidad Nacional Autónoma de México, l’Universidad Iberoamericana, l’École des hautes études en sciences sociales et l’Institut Français

D. Andrés Lira, «El mundo constitucional de Edmundo O’Gorman», Revista de la Universidad de México, Agosto 2008, n° 54, pp. 32-42

E. Note de la rédaction : mythe d’une apparition d’une Vierge métisse, ressortissant à la fois de l’histoire religieuse (syncrétismes, acculturations) et de l’histoire des imaginaires politiques et culturels et leurs ressorts émancipatoires. Voir par exemple en langue française : Benedict Anderson, L’imaginaire national : réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme, traduit de l’anglais, Paris, La Découverte, 1996 (le chapitre 2 : les origine de la conscience nationale) ; Serge Gruzinski, La colonisation de l’imaginaire, sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol, XVI-XVIII èmes siècle, Paris, Gallimard, 1988 ; Jacques Lafaye, Quetzalcoatl et Guadalupe, La formation de la conscience nationale au Mexique, Paris, Gallimard, 1974 (on en trouve en outre une recension par Claude Morin dans la Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 29, n° 2, 1975, p. 284-285, en ligne : http://www.erudit.org/revue/haf/1975/v29/n2/303454ar.pdf)