« La querelle des mémoriaux saxons » à l’exemple du mémorial de l’ancienne prison Bautzen II

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« L’Allemagne est […] un pays dont l’histoire et plus encore les représentations que s’en font les Allemands d’aujourd’hui sont faites de divisions et de ruptures. »(François et Schulze, 2007, p.12)

Introduction

La ville de Bautzen se trouve à l’extrême est de l’Allemagne, à cinquante kilomètres de la frontière polonaise. Elle abrite deux prisons, Bautzen I et Bautzen II, toutes les deux fondées au début du XXe siècle et à l’origine sans fonctions spéciales. Cependant elles devinrent très vite des haut-lieux du système pénitentiaire sous le régime nazi, sous l’occupation soviétique puis surtout en RDA. L’importance extraordinaire de ses prisons pour la ville fait que même aujourd’hui, Bautzen n’arrive pas à défaire les liens entre le nom de la ville et son passé : qui parle de cette ville (au moins en Allemagne), évoque les souvenirs d’un lieu symbolique d’injustice, de crimes et au passé peu transparent. Afin de rendre justice à ce passé, une initiative de citoyens de Bautzen a obtenu peu après la chute du mur l’installation d’un mémorial pour les victimes des deux prisons, lui-même situé dans l’ancienne prison Bautzen II, celle utilisée par le Service de Sécurité de l’État (Stasi).
Immédiatement après la prise du pouvoir par Hitler, la prison devint un des lieux principaux où l’on envoyait les détenus politiques, notamment des socialistes et des communistes. Par la suite elle reçut un nombre important de prisonniers victimes de la politique raciste et nationaliste du NSDAP, appartenant aux mêmes groupes que ceux que l’on retrouve plus tard dans les camps de concentration, souvent à proximité de la prison (Theresienstadt ou Sachsenhausen, par exemple). Si la prison occupait déjà à cette époque une place centrale dans l’élimination des opposants au régime, c’est parce que les figures les plus importantes du mouvement communiste y était internées, à savoir Ernst Thälmann ou Siegfried Rädel. Connue jusqu’en 1933 pour ses réformes de la pratique pénitentiaire, la prison servait désormais d’exemple de la sévérité et de la persécution impitoyable contre les non-nazis. C’est le même statut symbolique qu’elle a gardé après-guerre, d’abord sous l’occupation soviétique et à partir de 1956 comme prison pour les détenus spéciaux et politiques de la RDA.
Dès l’arrivée des premiers prisonniers, c’est un régime de tortures, de conditions de vie inhumaines et de méthodes totalitaires qui est mis en place (Hattig et alii, 2008). La Stasi exerçant ici son pouvoir immédiat sur les adversaires du gouvernement – parfois des espions et plus souvent ceux qui avaient tenté la fuite vers l’ouest – fait tout pour cacher ses activités du public, car l’Etat nie entretenir un tel organe d’exécution spécial pour le Service de la Sécurité.
Ce lieu a donc une histoire doublement choquante (ou même triplement si l’on prend aussi en compte les crimes survenus dans la seconde des deux prisons pendant l’occupation soviétique, mais qui ne seront pas au centre de notre réflexion) : deux régimes totalitaires se succédant presque immédiatement dans le temps.
Un tel télescopage de deux passés différents n’est pas sans poser problème. La fameuse « querelle des historiens » (Historikerstreit) dans l’Allemagne des années quatre-vingt avait justement comme point de départ le problème de l’évaluation historiographique du régime nazi face à l’expérience du totalitarisme communiste. Loin d’être terminée, cette querelle a pris, en Saxe à partir de 2003, une nouvelle forme : celle de la « querelle des mémoriaux ». Avec l’accent mis cette fois-ci sur la problématique spécifique de la réconciliation des deux passés allemands – les régimes totalitaires sous le troisième Reich et en RDA – les représentants des deux groupes de victimes menaient un débat très animé sur la politique et les pratiques de la culture mémorielle dans leur Bundesland.
A partir de cette querelle, nous analyserons d’abord « l’état des lieux » : comment le double passé de la ville de Bautzen est-il présenté au public dans le cadre de l’exposition permanente du mémorial ? Cet exemple nous permettra ensuite de présenter les différents arguments utilisés lors de la querelle des mémoriaux et de mieux en estimer la portée. Nous nous proposons enfin de mettre en perspective le débat politique parlementaire avec le rôle du mémorial dans la discussion publique locale.

Le mémorial à Bautzen

I. L’exposition

La première particularité qui peut frapper un visiteur du mémorial, est que l’exposition parle uniquement de la période socialiste de la prison. A part un court panneau d’information mentionnant l’histoire de la prison avant l’existence de la RDA, toutes les installations ont pour but de montrer les souffrances des détenus sous le régime socialiste. Cela se manifeste à plusieurs niveaux : dans le catalogue, dans l’exposition elle-même et dans les informations diffusées, y compris les recherches scientifiques sur l’histoire de Bautzen.
Quand on regarde le catalogue officiel accompagnant l’exposition, le titre indique déjà quelle période est au centre, à savoir celle qui va de 1956 à 1989. Dans la préface, il est pourtant brièvement mentionné que l’histoire de la prison ne commence pas seulement avec celle de la RDA, tandis que toute information plus détaillée concernant cette partie du passé est absente du catalogue. On y trouve des témoignages bien illustrés d’anciens détenus et toute une panoplie de documents prouvant toutes les infractions imaginables contre les droits de l’homme. Le catalogue essaye ainsi de donner un visage à l’histoire : d’une part en consacrant une large partie aux biographies respectives des victimes de la prison, d’autre part en confirmant les points de vue subjectifs par des chiffres, des statistiques sur les jugements des tribunaux, et par des extraits de dossiers secrets découverts après la chute du mur. Sur bon nombre de pages, on « zoome » sur des objets liés à l’espionnage qui se retrouvent aussi dans l’exposition.
Dans l’exposition elle-même, on retrouve cette même forme de présentation : si la volonté déclarée des responsables de l’exposition est encore une fois de montrer qui se cache derrière le nom symbolique de Bautzen – du côté des prisonniers ainsi que du côté des fonctionnaires socialistes en charge – cette personnalisation de l’histoire de la prison repose en une grande partie sur les effets produits par la présentation des lieux.
Les cellules ont été laissées en l’état ; si des rénovations nécessaires à la sécurité du bâtiment ont été effectuées, cela s’est fait très doucement : il s’agit visiblement de rendre la plus concrète possible l’impression des conditions de la détention aux visiteurs.
Si quelques-unes des cellules ont été reconstituées selon les modalités de détention d’une certaine époque afin de donner une impression du changement de la prison au fil du temps, l’architecture et la plus grande partie de l’intérieur de la prison n’ont pas été transformés, afin de préserver l’ambiance d’une prison plutôt que celle d’un musée.
Dans les cas où des indications explicatives ont été ajoutées, on a renoncé par exemple à refaire le lambris, les interrupteurs et le mur. Jusqu’aux rideaux de l’époque, carrelages, murs et sols abîmés, tout l’intérieur a délibérément été laissé comme si les fonctonnaires venaient tout juste de quitter les lieux.
L’ambiance créée, inévitablement oppressante, l’effet de choc par la confrontation avec des pratiques pénitentiaires inimaginables sont d’autant plus grands qu’ils tranchent sur le fond d’une ville qui ne porte plus aucune trace ni de la guerre ni du socialisme. Par rapport à d’autres villes de l’ancienne RDA, Bautzen fait sans doute partie de celles qui ont été le mieux rénovées. En comparant des images de l’époque de la chute du mur avec celles vingt ans plus tard, les différences sont flagrantes. Laisser un bâtiment – pour la plus grande partie – dans l’état de l’année 1989 est donc un choix, alors que le reste de la ville brille de ses nouvelles façades.
La prison crée ainsi un hétérotope au cœur de la ville de Bautzen, pour reprendre un terme de Michel Foucault : les emplacements réels y sont représentés et inversés, les lois du temps du monde interrompues pour la durée de la visite. Cependant, on peut à peine critiquer cette manière de faire un travail de mémoire : il s’agit de rendre l’histoire vivante pour les visiteurs cibles du mémorial, les élèves venant de toute l’Allemagne visiter ce lieu. En dehors de cela, on doit aussi inscrire ces pratiques dans la tradition de l’ancienne RDA qui essayait justement de contester leur individualité à ses citoyens, raison pour laquelle l’objectif est maintenant de donner un visage à l’Histoire pour que chaque visiteur puisse juger par lui-même sans devoir se rallier au discours d’une institution.
S’il y a pourtant un aspect négligé c’est en effet le passé nazi du même lieu. Tout ce travail minutieux sur l’époque socialiste, psychologiquement efficace et qui se reflète dans l’exposition et dans l’état du lieu, ne comporte en effet aucun équivalent pour le passé national-socialiste. On pourrait présumer que le rôle joué par la prison pendant les années trente n’avait peut-être pas l’importance qu’elle eut lorsqu’elle était la « prison privé » du secrétaire général du parti socialiste. Cela est surement vrai, et pourtant le contact avec le passé nazi de Bautzen était à l’ordre du jour en RDA et faisait partie de la mémoire collective propagée par l’Etat : dans tous les manuels scolaires d’histoire, la biographie de Ernst Thälmann était présente et largement exploitée pour le discours antifasciste du régime de la RDA. Dans beaucoup de villes, des rues et des écoles portaient son nom et chaque enfant était censé connaître les moments importants de sa vie, notamment son séjour à la prison de Bautzen. Il est évident que cette partie du passé de la prison servait au parti socialiste à renforcer sa propre idéologie. Néanmoins cet usage de l’histoire en RDA ne change rien au fait qu’il y a toujours aujourd’hui des anciens détenus de Bautzen qui demandent un travail de mémoire et ne se trouvent pas représentés dans le mémorial tel qu’il se donne à voir à l’heure actuelle.

II. La querelle des mémoriaux

Ce fait n’est pourtant pas négligeable et ce n’est pas juste une impression personnelle. L’écart entre les événements historiques et leur présentation est tel qu’en 2003, une véritable « querelle des mémoriaux » a eu lieu autour de la question de savoir quel passé était pris en compte dans les lieux de mémoire en Saxe. Il faut savoir que tous les mémoriaux saxons dépendent d’une association spécifique, la fondation des mémoriaux saxons (Stiftung Sächsische Gedenkstätten), qui est responsable de deux sortes de monuments : ceux en lien avec le passé national-socialiste et ceux pour les victimes du régime de la RDA.
Le différend existant depuis longtemps, plusieurs membres de l’association ont mis fin au projet de coopération en 2003 en donnant leur démission de l’association. Il s’agissait notamment du Conseil central des Juifs d’Allemagne, de l’Association des persécutés du régime nazi, de l’Association fédérale des victimes de la justice militaire national-socialiste et de trois autres organisations du même type (Jander, 2004, p. 66-71). L’élément déclencheur de cette crise était une résolution du Bundestag, concernant la politique mémorielle de l’ancienne RDA qui prévoyait le soutien, y compris matériel, des lieux de mémoire du passé socialiste. Une certaine grille de lecture de cette déclaration permet en effet (de tirer) la conclusion que le passé national-socialiste serait de toute manière omniprésent dans la politique culturelle et mémorielle de la République fédérale et qu’il fallait en conséquence mettre au premier plan le souvenir de cet autre régime totalitaire là où il avait eu lieu :

« Nous constatons cependant qu’à présent, en 2003, la mémoire des victimes des deux dictatures est pratiquée de manières extrêmement différentes. Malgré le lien immédiat entre les régimes national-socialiste et communiste comme partie intégrante de notre histoire nationale, la période de la dictature du SED n’est encore qu’un événement marginal au niveau de la mémoire nationale. » (voir appendice, note A)

Cette explication de la résolution du parlement s’appuie en grande partie sur le rapport d’une commission d’enquête qui avait noté un tel déséquilibre de pratique mémorielle. Le rapport de la commission remarque entre autre qu’en 2003 il n’existait toujours pas d’ouvrage sur les mémoriaux en ancienne RDA, tandis une œuvre majeure avait été réalisée pour les lieux de mémoire en lien avec le passé national-socialiste. Ces remarques ont eu le soutien de l’historien Bernd Faulenbach, qui, par la suite, dans la préface de cet ouvrage souhaité sur les mémoriaux en Allemagne de l’Est, souligne encore une fois le rôle prioritaire que le passé nazi a toujours joué pour l’Allemagne, si bien que, malgré la disparition de la majorité des témoins de cette époque, la mémoire du passé socialiste resterait, selon lui, renvoyée au second rang (Kaminsky, 2004, 22-25). Il cite l’historienne Barbara Spinelli qui fait remarquer que le communisme en Europe aurait largement profité « du privilège du pardon, voire même de l’oubli » (p. 25) du fait de son « noyau humaniste » et explicitement antifasciste. Cependant cela aurait pour effet une désensibilisation générale vis-à-vis de politiques radicales actuelles. Si les décisions du parlement sont donc les bienvenues pour ces historiens, les organisations des victimes du national-socialisme y voient une atteinte inadmissible à leurs causes. Selon le Comité central des juifs en Allemagne, la résolution du Bundestag

« présente, par ’l’unification forcée’ des représentants des victimes dans une seule association, le danger d’aplanir les différences fondamentales entre les crimes paneuropéens des national-socialistes et ceux du régime socialiste en Allemagne de l’Est qui n’ont qu’une dimension nationale. » (voir appendice, note B)

Les autres membres qui ont quitté l’association insistent de la même manière sur la gravité des crimes sous le Troisième Reich qui ne justifierait pas la faveur faite à la mémoire du passé socialiste même en Saxe. Le président de la Fondation des mémoriaux saxons refusait ces reproches en insistant sur la coopération réussie des années précédentes :

« Je n’arrive pas à voir comment ce pas [i.e. la démission de plusieurs membres] puisse être en relation avec notre travail. Ce travail a dès le début visé à rappeler les souffrances des victimes sous la dictature national-socialiste, sous l’occupation soviétique et sous le régime du SED, sans tenter de faire les comptes entre les injustices respectives, sans les relativiser ou en faire des bagatelles. » (voir appendice, note C)

L’idée qu’il est important que la mémoire collective se fasse à partir d’une base démocratique est aussi ce sur quoi le « International Commitee for Memorial Museums for the Remembrance of Victims of Public Crimes »(IC MEMO) » a mis l’accent. Par rapport à la querelle des mémoriaux, il a critiqué une demande du parti CDU consécutive à la résolution du parlement allemand visant à faire établir une liste définitive des mémoriaux nationaux et de leur orientation par rapport au passé :

« La politique proposée dans la demande semble être une tentative de mettre la mémoire collective sous le contrôle d’un gouvernement central. […] Cela peut avoir comme résultat la séparation nette entre une mémoire forcée par l’Etat et l’expérience personnelle de l’Histoire » (voir appendice, note D).

Même si la demande a été retirée par la suite, l’influence financière et politique de l’État sur l’avenir des mémoriaux en Saxe est nette. Si la querelle a de nouveau soulevé bon nombre de questions sur le regard que nous portons sur notre passé (ou, dans le cas de l’Allemagne : « nos passés »), elle a aussi illustré à quel point les usages politiques du passé divergent déjà de la vision publique du passé.

III. Le public à Bautzen

Force est de constater en effet que les problèmes liés au mémorial sont tout autres pour la population locale : une des préoccupations est toujours celle de la ville comme synonyme de « prison » ou même symbole du mal. En faisant des recherches, par exemple, sur la querelle des mémoriaux, on ne trouve que très peu d’informations et parmi les articles de la presse saxonne consacrés au passé socialiste, une partie négligeable seulement parle de cette querelle. S’il y avait des réticences dans la population contre le mémorial dans l’ancienne prison, elles ne concernaient pas la place accordée ou pas aux victimes du fascisme, mais plutôt le mémorial en tant que tel, qui risquait, dans les yeux des habitants de la ville, de devenir une marque pétrifiée dans leur architecture urbaine rappelant à tout jamais une époque peu glorieuse de Bautzen.
Un autre facteur qui complique encore les choses est l’occupation soviétique, qui a instauré dans la seconde des deux prisons à Bautzen un véritable régime de terreur et de torture de 1945 à 1950. Cette partie de l’histoire est pourtant bien documentée et clairement présentée – ce qui n’empêche pas évidemment des débats autour de ce sujet et sa représentation dans le mémorial. La controverse sur le passé soviétique a pour sa part contribué à l’impression que le mémorial rendait déjà justice à plusieurs aspects du passé, si bien que la question du passé nazi a pu être reléguée au second plan.
Le rappel incessant du passé socialiste aux habitants de Bautzen et, plus encore, au reste de la population allemande, c’est aussi le but de la pièce de théâtre montée récemment dans l’ancienne prison même. Il s’agit d’une adaptation de l’Antigone de Sophocle qui reprend le thème du souvenir refoulé et d’un présent reposant sur le pied instable d’un passé peu éclairci. Au début des répétitions, la troupe du réalisateur Lutz Hillmann menait des recherches à propos du passé de Bautzen dans ses archives, ses magasins et ses centres commerciaux, en réalisant entre autre des interviews avec la population locale. Le réalisateur constate vite sinon un oubli presque délibéré du moins un rapport spécial au passé socialiste chez la plupart des gens :

« Nous étions frappés de voir comment les gens glorifiaient le passé de la RDA en se souciant le moindre du monde de ses côtés négatifs. L’histoire de la Stasi, par exemple, n’est pas forcément reniée, mais tout simplement séparée de ce que ‘sa RDA personnelle’ signifie pour chacun. » (voir appendice, note E)

Silke Klewin, la directrice du mémorial à Bautzen, elle-même historienne, confirme la disparation progressive de la mémoire du régime socialiste :

« On peut constater que la plupart [des jeunes] ont de faibles connaissances et que beaucoup d’entre eux n’associent plus Bautzen à la prison de la Stasi, mais au centre commercial du ‘Kornmarkt’. Que les temples de la consommation se gravent plus dans la mémoire, cela me choque. » (voir appendice, note F)

Dans le contexte d’une appropriation individualisée de l’Histoire, on peut encore faire référence aux tendances « ostalgiques », c’est-à-dire au regard nostalgique porté sur le passé de l’est (« Ost » en allemand). Le plus grand magasin pour des marchandises commerciales de l’Allemagne de l’Est se trouve à Cologne et son propriétaire, Sven Tkotz, est justement un ancien de la ville de Bautzen qui essaye ainsi – selon une interview – de confronter dans son enseigne les différents regards sur l’ancienne RDA. D’un côté il offre un large choix de produits alimentaires et culturels (musique, vêtements) fabriqués dans l’ancienne RDA afin de redonner une partie de leur identité à ceux qui ont perdu leur patrie après la chute du mur, mais aussi pour faire de la publicité pour l’Est « chez les voisins » : « Le magasin des ‘Ossis’ (dénomination désignant les habitants de l’ex-Allemagne de l’Est) est notre seul ambassade culturelle réellement existante dans l’exil ouest-allemand » explique-t-il. (voir appendice, note G) D’un autre côté, le marchand n’a pas l’objectif de maquiller les répressions de l’Etat socialiste sous une couche de souvenirs bariolés : il a repeint un mur de son magasin en mur de Berlin, s’exprime ouvertement contre la nouvelle Gauche en Allemagne et porte sur sa tête une casquette ironisant le slogan socialiste « héros du travail ».
Ce passé est donc déjà assez ambigu, mais il semble loin d’intégrer l’époque nazi dans le débat public. Lorsque la sensibilisation des jeunes pour leur passé immédiat réussit, on peut remarquer que ce sont également d’autres questions qui surgissent au premier-plan. Dans une exposition issue d’un atelier sur la culture hip-hop en RDA réalisée au printemps 2010, on peut voir que le rapport entre la vie des élèves de la génération actuelle et une vie en RDA qu’ils ne connaissent plus, est un sujet assez fructueux pour donner du travail pour des années. Le mémorial offre en effet des ateliers sur la prison sous le régime national-socialiste, et les résultats de cet atelier qui sont affichés publiquement à Bautzen montrent un intéressant travail de réflexion critique sur la RDA : les graffitis réalisés par les jeunes prouvent à la fois que les élèves sont au courant de la répression pratiquée autrefois par les institutions politiques, mais qu’ils ont aussi compris l’attitude subversive des musiciens hip-hop de l’époque vis-à-vis de ces institutions. Ils se mettent, quant à eux, à l’œuvre avec le même esprit subversif : leur vision du passé affiche des couleurs fluo et les symboles du socialisme se trouvent transformés en éléments esthétiques de peintures « retro ».

On peut dire pour conclure que deux niveaux dans l’usage du passé sont ici en jeu : un niveau politique, confrontant les représentants des victimes de deux régimes totalitaires et, par là de deux courants de pensée, deux groupes d’historiens reprenant la querelle des historiens dans le cadre d’un débat local mais symptomatique de la politique mémorielle au niveau national. En dehors de ce débat il existe un deuxième type de rapport au passé, celui de l’opinion publique : la question clef à cet égard n’est pas une comparaison historique mais la relation personnelle au passé vécu ou raconté par la famille.
La querelle n’étant pas officiellement « terminée », le retour des ex-membres à la Fondation des mémoriaux saxons est encore attendu aujourd’hui. Le mouvement antifasciste veut ancrer la mémoire du Troisième Reich le plus vite possible dans les mémoriaux en question, tandis que les responsables sur place luttent plutôt contre l’oubli de la RDA chez la nouvelle génération. Situation quelque peu insatisfaisante, comme le constate aussi la directrice du mémorial à Bautzen, Silke Klewin, qui ne trouve d’autre conclusion que celle-ci : « La mémoire historique au présent n’arrive apparemment pas à maîtriser la complexité de l’injustice historique à Bautzen, qui a eu lieu à deux endroits de la ville à des époques différentes et avec des acteurs différents. » (Klewin, 2009, p. 54.)

Lors du dernier accès au site web du mémorial au 06 octobre 2010, une note annonçait le projet d’une exposition sur l’histoire de la prison pendant l’époque national-socialiste. http://www.stsg.de/cms/bautzen/ausstellungen/nationalsozialismus_1933-1945

Appendice:

Note A :« Jedoch muss im Jahr 2003 festgestellt werden, dass dem Gedenken an die Opfer der beiden Diktaturen ausgesprochen unterschiedlich Rechnung getragen wird. Trotz des unmittelbaren Zusammenhangs von NS- und kommunistischer Herrschaft als Bestandteile unserer Nationalgeschichte wird an die Zeit der SED-Diktatur auf nationaler Ebene nur marginal gedacht. » (Bundestagsdrucksache 15/1874. Toutes les traductions de nous.)

Note B : « Der vorliegende ‘Neubeginn’ birgt unter anderem die Gefahr, durch ‘Zwangsvereinigung’ der unterschiedlichen Interessenvertreter der Opferverbände im Stiftungsbeirat fundamentale Unterschiede zwischen den Verbrechen der Nationalsozialisten mit europäischer Dimension und denen der Willkürherrschaft des Kommunismus in Ostdeutschland mit nationaler Dimension einzuebnen. » (Extrait du communiqué de presse du Comité central, citée dans l’article de Jander, 2004, p.66.)

Note C : « Ich kann nicht erkennen, dass diese Entwicklung etwas mit unserer Arbeit zu tun hat. Diese zielte von Anbeginn darauf ab, an die Opfer der nationalsozialistischen Diktatur, der sowjetischen Besatzung und des SED-Regimes zu erinnern, ohne das jeweilige Unrecht und das Leid gegeneinander aufzurechnen, zu bagatellisieren oder zu relativieren. » (p.68)

Note D : « Die vom Antrag geforderte Politik scheint ein Versuch zu sein, Erinnerung unter die Kontrolle der Zentralregierung zu stellen. Dies erinnert an die Erinnerungs-Politik, die man in der DDR und anderen osteuropäischen Ländern während der sozialistischen Epoche machte. Ihr Fehlschlag ist allgemein bekannt. Ihr Ergebnis war eine scharfe Trennung zwischen einer staatlich erzwungenen Erinnerung und der persönlichen Erfahrung von Geschichte. » (p.70)

Note E : « Eindrucksvoll war für sie, wie Menschen die DDR-Vergangenheit verherrlichten, ohne deren negative Seiten im Geringsten zu berücksichtigen. Die Stasigeschichte etwa, die gar nicht geleugnet, sondern schlicht abgespalten wird von dem, was dem Einzelnen ’seine DDR’ bedeutet. » (Schlagenwerth, 2009, [s.p.].)

Note F : « Es zeigt sich aber, dass ein Großteil geringe Kenntnisse hat und viele Jugendliche Bautzen nicht mehr mit dem Stasi-Knast verbinden, sondern mit dem Kornmarkt-Center. Dass sich Einkaufstempel mehr einprägen, schockt mich schon. » (Eschert, 2008, [s.p.].)

Note H: « Der Ossiladen ist unsere einzig real existierende Kulturbotschaft im westdeutschen Exil. » (Hassel, 2009, [s.p.].)

Bibliographie:

Bundestagsdrucksache 15/1874 . Document publié par le parlement allemand, disponible sur le site web du Bundestag : http://www.bundestag.de/dokumente/drucksachen/index.html

ESCHERT, Jens: « Besuch im Stasi-Knast zur Pflicht machen » in Sächsische Zeitung du 6 août 2008, disponible sur : http://f3.webmart.de/f.cfm?id=2165073&r=threadview&t=2885152&pg=

FRANÇOIS, Etienne et Schulze, Hagen (éd.), 2007, Mémoires allemandes, trad. p. Bernard Lortholary et Jeanne Etoré, Paris, Gallimard.

HATTIG, Susanne et al. pour la Fondation des mémoriaux saxons (éd.), 2008, Stasi-Gefängnis Bautzen II. 1956-1989 (Catalogue de l’exposition permanente), Dresde, Sandstein-Verlag.

HASSEL, Florian : « Grenzgänger. Wenn der Osten plötzlich am Rhein liegt » in Die Welt du 20 octobre 2009, disponible sur : http://www.welt.de/wirtschaft/Grenzgaenger/article4908838/Wenn-der-Osten-ploetzlich-am-Rhein-liegt.html

JANDER, Martin, « Gedenkstättenstreit in Sachsen: Waagschalen-Mentalität » in: DE HAAS, Joachim et al.(éd.), 2004, Horch und Guck. Zeitschrift zur kritischen Aufarbeitung der SED-Diktatur, No. 45, Berlin, Bürgerkomitee 15. Januar, p.66-71.

KAMINSKY, Annette (éd.), 2004, Orte des Erinnerns. Gedenkzeichen, Gedenkstätten und Museen zur Diktatur in SBZ und DDR, Bonn, Bundeszentrale für politische Bildung.

KLEWIN, Silke, « Bautzen » in: SABROW, Martin (éd.), 2009, Erinnerungsorte der DDR, München, C.H.Beck, 43-54.

SCHLAGENWERTH, Michaela : « Das Publikum liebt es. Eine Reise zu Heimspielen in Essen und Bautzen, Greifswald und Oberhausen » in : Magazin der Kulturstiftung des Bundes, No.14 (automne 2009), Halle an der Saale, Kulturstiftung des Bundes. http://kulturstiftung-des-bundes.de/cms/de/stiftung/magazin/magazin14/das_publikum_liebt_es/index.html