Marc Olivier Baruch ©

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Replaçons-nous quelques années en arrière. Comme, pour le meilleur et le moins bon, je lis Le Monde tous les jours, il n’y avait pas de raison que, le 19 décembre 2006, je ne tombe pas sur l’entrefilet ci-dessous :

Bruno Gollnisch, le délégué général du FN, et Jany Le Pen, l’épouse du président du Front national, assis dans le carré des VIP tout près de Roland Dumas, ancien ministre des affaires étrangères de François Mitterrand : le spectacle, lundi 18 décembre au Zénith à Paris, était autant dans la salle que sur la scène. Dieudonné jouait son dernier sketch Dépôt de bilan. L’occasion pour lui de recevoir ses amis. Les anciens comme les nouveaux. […] Tout ce petit monde a ri à gorge déployée en entendant Dieudonné parodier les derniers jours d’Hitler dans son bunker, en le voyant mimer un journaliste devenant d’un seul coup affable devant Roger Cukierman, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), ou en l’entendant évoquer une « hiérarchisation victimaire ». Lorsque Dieudonné a revendiqué la « liberté de parole » pour le négationniste Robert Faurisson, la réserve de la salle a été de courte durée. Et l’hilarité a été générale au récit d’une histoire de Toto contestant « l’existence de chambres à air »1.

Puisque le ton général était ainsi à l’humour, pourquoi ne pas se livrer à un innocent exercice verbal, rendu facile par l’utilisation de la fonction « remplacer» qui figure dans tout logiciel de traitement de texte ? Remplacer, dans un texte qui avait retenu mon attention quelques mois plus tôt – et sur lequel j’ai, depuis lors, réuni quelques réflexions sous forme de livre2 – le mot « histoire » par le mot « humour » conduit au résultat consternant que voici :

Liberté pour l’humour

Émus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l’appréciation de l’humour et par les procédures judiciaires touchant des humoristes, nous tenons à rappeler les principes suivants :
– L’humour n’est pas une religion. L’humoriste n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant.
– L’humour n’est pas la morale. L’humoriste n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il amuse. […]
– L’humour n’est pas un objet juridique. Dans un État libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité humoristique. La politique de l’État, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’humour.

C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives […] ont restreint la liberté de l’humoriste, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique.

Sept ans plus tard, le cauchemar est devenu réalité. On a vu, le 9 janvier 2014, une forme d’excitation envahir les sites, physique et virtuel, de lieux habituellement tranquilles, les juridictions administratives – en l’espèce le tribunal administratif de Nantes et le Conseil d’état, place du Palais-Royal à Paris. Ceux qui redoutent l’excessive lenteur de la justice durent convenir que, par la procédure du référé-liberté, le droit public pouvait aller très vite. Il n’est pas certain que cette justice en temps réel, relayée et commentée dans l’instant par la presse et les réseaux sociaux, soit la plus sereine qui soit. Mais puisqu’il y avait urgence, autorités dotées du pouvoir de police – préfet, maires – puis tribunaux de l’ordre administratif se prononcèrent dans l’urgence le 9 janvier, puis à quatre reprises (tribunal administratif d’Orléans, tribunal administratif de Tours en première instance, Conseil d’état deux fois en appel) le lendemain et le surlendemain.

On dispose ainsi de six décisions de justice – toutes prises dans le cadre de la procédure de référé et à ce titre susceptibles d’être réformées si le contentieux est porté au fond – dont il a pu être écrit qu’elles provoquaient un véritable bouleversement du droit de la liberté d’expression dans notre pays3. Il est intéressant d’en relever les considérants communs, celui-ci d’abord :

Considérant que l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ; qu’il appartient aux autorités chargées de la police administrative de prendre les mesures nécessaires à l’exercice de la liberté de réunion ; que les atteintes portées, pour des exigences d’ordre public, à l’exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées.

Il s’agira donc pour le juge d’une part de vérifier l’existence de ces exigences d’ordre public, et d’autre part d’estimer si les conditions de l’espèce respectent le critère posé par les trois adjectifs cités – les mêmes, au demeurant, que ceux auxquels recourt de manière systématique la Cour européenne des droits de l’homme en matière de liberté d’expression. Je m’en tiendrai là en matière de casuistique juridique – même si le débat doit continuer, comme nous y inviterons à n’en pas douter nos collègues juristes –, en renvoyant le lecteur aux travaux qu’Olivier Cayla, directeur d’études à l’EHESS, a consacrés à la prise en compte de la notion de dignité de la personne humaine dans l’ordre public administratif4.

On doit néanmoins souligner l’inscription de ce « moment Dieudonné » dans un temps moyen : c’est en janvier 1965 que Vladimir Jankélévitch s’indignait qu’« applaudir aux fours crématoires [puisse être considéré] comme une « opinion » », c’est en 1996 que le juge européen des droits de l’homme de Strasbourg refusa aux propagateurs des thèses négationnistes – français en l’occurrence – la protection de la Convention européenne des droits de l’homme, en estimant qu’ils n’en brandissaient les dispositions que pour mieux en bafouer les principes :

La Commission rappelle également que l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 par. 2 (art. 10-2), implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger si et dans quelle mesure une ingérence est nécessaire, mais elle se double d’un contrôle européen. Ainsi, les mesures prises au niveau national doivent se justifier en principe et être proportionnées […]. La Commission estime que les dispositions pertinentes de la loi de 1881 et leur application en l’espèce visaient à préserver la paix au sein de la population française. Partant, la Commission a également pris en compte l’article 17 de la Convention qui […] empêche une personne de déduire de la Convention un droit de se livrer à des activités visant à la destruction des droits et libertés reconnus par la Convention. […] La Commission relève les constats approfondis des juridictions internes quant au contenu de la publication par laquelle le requérant visait en réalité, sous couvert d’une démonstration technique, à remettre en cause l’existence et l’usage de chambres à gaz pour une extermination humaine de masse. La Commission estime que les écrits du requérant vont à l’encontre de valeurs fondamentales de la Convention, telle que l’exprime son préambule, à savoir la justice et la paix. Elle considère que le requérant tente de détourner l’article 10 de sa vocation en utilisant son droit à la liberté d’expression à des fins contraires au texte et à l’esprit de la Convention et qui, si elles étaient admises, contribueraient à la destruction des droits et libertés garantis par la Convention.5

Mais c’est, le 16 février 2009, l’avis Hoffman-Glémane du Conseil d’état – texte d’une importance considérable, trop peu remarqué hors du milieu des juristes – qui me semble avoir conduit, sans solution de continuité, à la validation par le juge de la censure préalable de certains spectacles. Rappelons de quoi il s’agit :

La fille d’une personne morte en déportation avait demandé au tribunal administratif de Paris réparation, d’une part, du préjudice subi par son père à raison des conditions de sa déportation et de sa mort dans le camp d’Auschwitz et, d’autre part, des préjudices matériels et moraux qu’elle avait personnellement subis durant et depuis l’Occupation. […] Le tribunal administratif de Paris [ayant] estimé nécessaire de requérir l’avis de la haute juridiction avant de statuer sur l’affaire, [le Conseil d’état se devait] d’éclairer les juridictions, actuellement saisies de plus de quatre cents dossiers similaires, sur les règles à appliquer.6

Cette dernière expression (« les règles à appliquer ») doit être entendue au sens large. Il ne s’agit en effet pas moins que de décider si la responsabilité de l’État français, poursuivie par la plaignante en même temps que la SNCF – qui, dotée d’un statut de droit privé, relève de la compétence de la Cour de cassation – est ou non engagée du fait de la part prise par la police et la gendarmerie française dans l’arrestation, la séquestration puis la déportation, vers les camps construits par les nazis dans la partie de l’Europe sous leur contrôle, des Juifs présents sur le territoire français entre 1941 et 1944. Comme l’exposait le rapporteur public Frédéric Lenica dans ses conclusions devant l’Assemblée du contentieux, l’enjeu était considérable puisqu’il visait à « concevoir un droit de la responsabilité de l’État qui rende compte de l’horreur, […] exercice d’une infinie délicatesse. La raison en est simple et tient en quelques mots : le contentieux de l’holocauste est parfaitement irréductible au droit commun. »

S’inspirant de sa théorie du bilan, le Conseil d’État procéda d’abord en effet à une énumération des mesures prises depuis la Libération :

Pour compenser les préjudices matériels et moraux subis par les victimes de la déportation et par leurs ayants droit, l’État a pris une série de mesures, telles que des pensions, des indemnités, des aides ou des mesures de réparation. […] Prises dans leur ensemble et bien qu’elles aient procédé d’une démarche très graduelle et reposé sur des bases largement forfaitaires, ces mesures, comparables, tant par leur nature que dans leur montant, à celles adoptées par les autres États européens dont les autorités ont commis de semblables agissements, doivent être regardées comme ayant permis, autant qu’il a été possible, l’indemnisation, dans le respect des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, des préjudices de toute nature causés par les actions de l’État qui ont concouru à la déportation.

Si la Haute Assemblée en était restée là, son avis n’aurait pu que laisser un goût amer à ceux qui voyaient ainsi se fermer la voie de nouvelles réparations civiles. Mais un dernier paragraphe de l’avis venait en inverser la perspective :

La réparation des souffrances exceptionnelles endurées par les personnes victimes des persécutions antisémites ne pouvait toutefois se borner à des mesures d’ordre financier. Elle appelait la reconnaissance solennelle du préjudice collectivement subi par ces personnes, du rôle joué par l’État dans leur déportation ainsi que du souvenir que doivent à jamais laisser, dans la mémoire de la nation, leurs souffrances et celles de leurs familles. Cette reconnaissance a été accomplie par un ensemble d’actes et d’initiatives des autorités publiques françaises. Ainsi, après que le Parlement eut adopté la loi du 26 décembre 1964 tendant à constater l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, tels qu’ils avaient été définis par la charte du tribunal international de Nuremberg, le président de la République a, le 16 juillet 1995, solennellement reconnu, à l’occasion de la cérémonie commémorant la grande rafle du « Vélodrome d’hiver » des 16 et 17 juillet 1942, la responsabilité de l’État au titre des préjudices exceptionnels causés par la déportation des personnes que la législation de l’autorité de fait se disant « gouvernement de l’État français » avait considérées comme juives. Enfin, le décret du 26 décembre 2000 a reconnu d’utilité publique la Fondation pour la mémoire de la Shoah, afin notamment « de développer les recherches et diffuser les connaissances sur les persécutions antisémites et les atteintes aux droits de la personne humaine perpétrées durant la seconde guerre mondiale ainsi que sur les victimes de ces persécutions ».

Le juge était en effet tenu de procéder à l’opération, nécessaire mais tragiquement dérisoire, consistant à mettre en balance dommages et réparations, sans en être pour autant forcément dupe : comment imaginer une arithmétique de la réparation de ce qui ne peut se réparer, comment quelque argent que ce soit pourrait-il racheter un crime et une souffrance incommensurables ? Poètes, écrivains, moralistes – Paul Celan, Primo Levi, Vladimir Jankélévitch et bien d’autres – ont, chacun à leur manière, souligné la vanité de l’exercice, voire sa perversité7. Aussi me semble-t-il bienvenu que le juge suprême de l’État fasse entrer dans le droit positif le « souvenir que doivent à jamais laisser, dans la mémoire de la nation, les souffrances exceptionnelles endurées par les personnes victimes des persécutions antisémites ». En citant le discours de rupture prononcé le 16 juillet 1995 par Jacques Chirac comme élément de ce droit, il souligne le rôle que doit jouer en la matière le président de la République, dont la première mission consiste à veiller au respect de la Constitution – de sorte que si un autre chef de l’État venait à revenir sur la teneur de ce discours, comme on a pu le craindre un moment, l’équilibre serait brisé et le droit à réparation susceptible d’être rouvert ; barrière fragile contre les errements du politique, dira-t-on, mais n’en va-t-il pas ainsi de toutes les barrières érigées par le droit ?

La portée de l’avis du 16 février 2009 est plus vaste encore, nous semble-t-il. Le raisonnement suivi par la Haute Assemblée lorsqu’elle écrit que « la réparation des souffrances exceptionnelles endurées […] appelait la reconnaissance solennelle du préjudice collectivement subi » ne peut-il s’appliquer, mutatis mutandis, à d’autres crimes de l’histoire ? Et du coup, lorsque le Parlement – avant que la révision constitutionnelle de 2008 ne lui ouvre la possibilité d’adopter des résolutions – confie à la loi le soin de qualifier comme il l’entend, en sachant qu’aucune poursuite pénale n’est désormais envisageable, tel ou tel événement atroce de l’histoire, ne s’agit-il pas pour lui de jouer un rôle éminemment politique, au sens le plus noble du terme : celui d’apaiser la Cité ?

Elle en a besoin. J’ai commencé par un article de presse, je conclurai de la même façon, en remontant encore un peu plus loin dans le temps. Dix-huit mois après la fin du procès Papon, la presse commentait un sondage :

Réalisé à la demande du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), un sondage de la SOFRES indique qu’une large majorité de Français n’est ni « fatiguée » des rappels historiques sur la Shoah ni choquée qu’on en poursuive les auteurs. Le procès Papon était nécessaire pour 59 % des personnes interrogées (et inutile pour 37 %).

L’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité est approuvée à 74 % (contre 24 %), la loi Gayssot (contre la propagande négationniste) à 79 % (contre 18 %) et les démarches en vue de la restitution des biens juifs spoliés par les nazis et leurs complices, à 91 %. 80 % des sondés approuvent également la déclaration de juillet 1995 du président Jacques Chirac sur les responsabilités de l’État français dans le génocide.

Les jeunes et les sympathisants de la gauche sont les plus favorables au procès de Bordeaux, que 41 % des plus de soixante-cinq ans, 46 % de sympathisants de la droite et 57 % des partisans du FN jugent « inutile ». 68 % des personnes interrogées appuient la déclaration de repentance des évêques8.

Ce texte et cette image de l’opinion française datent de 1998. Une quinzaine d’années plus tard, un sondage indiquait que 34 % des Français « adhérent aux idées du Front national »9. Qu’avons-nous fait ?

1LE MONDE | 19.12.06 | 15h11 • Mis à jour le 19.12.06 | 15h11

2 Des lois indignes ? : Les historiens, la politique et le droit, Tallandier, 2013.

3 On se reportera par exemple, sur le seul site Slate, à la prise de position, le 10 janvier, d’Évelyne Sire-Marin ancienne présidente du syndicat de la magistrature, « Le syndrome Minority Report du Conseil d’état », (http://www.slate.fr/tribune/82089/dieudonne-conseil-etat-minority-report) et en sens inverse à celle de Jean-Marie Colombani trois jours plus tard, « Dieudonné: c’est ne rien faire qui aurait été une faute », (http://www.slate.fr/story/82169/dieudonne-faute-ne-rien-faire).

4 Notamment son exposé lors de la rencontre « Liberté d’expression et négation de l’histoire », organisée le 29 janvier 2014 par les Cercles de formation de l’École des hautes études en sciences sociales et le Groupe d’études sur les historiographies modernes (GEHM) du Centre de recherches historiques., en ligne sur www.canal-u.tv/video/ehess/1_liberte_d_expression_et_negation_de_l_histoire_retours_sur_l_affaire_dieudonne.13997

5 Requête n° 31159/96, Commission européenne des Droits de l’Homme, chambre du conseil, Pierre Marais c/ France, 24 juin 1996

6 Conclusions du rapporteur public Frédéric Lénica..

7 Voir par exemple Vladimir Jankélévitch, Pardonner ?, éditions Le Pavillon, 1971, p. 54-55.

8 « Les Français très sensibles à la Shoah », L’Humanité, 27 novembre 1998http://www.humanite.fr/node/314632

9 Le Monde, 13 février 2014.

Publié sur le site de l’Atelier international des usages publics du passé le 17 février 2014.