Cécile Kovacshazy ©

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C’est en France que j’ai vu ce film, lors de sa sortie mi-avril. Il se jouait dans peu de salles. Un dimanche soir, je suis allée au MK2 Beaubourg. Nous étions un peu plus de deux-pelés-et-trois-tondus dans la salle, ce qui m’a étonnée. Et très peu sont ceux qui ont quitté la salle en cours de projection.

Quand le film a commencé, j’ai rapidement été suffoquée par l’absence de voix off (Appendice, Note A), et j’ai été contrainte de me rendre compte combien on s’installe volontiers dans ce confort d’être emportée par une narration dont on peut, une fois le film vu, se distancier, mais qui nous porte, au préalable, durant le film. Ici, pas de narrateur. Après cette première réaction d’instabilité face à une autonomie contrainte, j’ai eu une seconde réaction, celle de me dire que oui, nous aussi, les non-Roumains, et nous aussi qui n’avons pas fait la révolution, pouvons nous former notre propre opinion sur Ceauşescu.
Ce film réussit donc le pari, me semble-t-il, de s’adresser tant à ceux qui ont vécu le temps qui nous est montré, qu’à tous ceux qui ne l’ont pas vécu. Après tout, Ujică vit en Allemagne et c’est peut-être d’abord pour les Allemands qu’il réalise ses films. En somme, L’Autobiographie de Nicolae Ceauşescu s’adresse à la fois aux Roumains qui ont vécu la période Ceauşescu, aux plus jeunes des Roumains qui ne l’ont donc pas connue, et aux non-Roumains.
Le film continue, et l’on comprend qu’il ne va y avoir que ces images de propagande, qu’on va être insupportablement confronté à cette monstruosité esthétique, à cette apparence d’autant plus accablante qu’elle correspond à une réalité, ou plus exactement à un déni de réalité: la folie des grandeurs contre la réalité des humains au quotidien.
Au bout d’un moment (une heure peut-être), le film me devient désagréablement ennuyeux, mais il est hors de question que je sorte de la salle, parce que cet ennui, ce manque de sens qu’offrent ces images officielles sont justement part de la signification du film. Cette insupportable absence de sens et d’humanité, c’est l’époque Ceauşescu. Et pour un spectateur qui n’a pas vécu cette dictature, ce sont trois microscopiques heures pour ressentir un peu de ce vide (Appendice, Note B). Sans la terreur.
Quelques semaines plus tard, à Timişoara, lors du colloque « Utilizarea memoriei/trecutului recent în spaţiul public/ Usages publics de la mémoire/du passé récent » organisé brillamment par Smaranda Vultur, les réactions après la projection du film étaient passionnantes parce qu’elles confrontaient des points de vue très différents, non seulement selon qu’on était roumain ou non-roumain, jeune ou vieux, mais aussi entre Roumains ayant vécu la Révolution. Un homme parle lui aussi de son ennui face aux images ; c’est que lui a déjà vécu tout ça, des décennies durant, alors à quoi bon le revoir, le revivre ? Une femme qui a vécu elle aussi durant l’ère Ceauşescu dit au contraire que c’est un insupportable miroir (et salutaire, peut-être) que de se voir là, dans le film, à la place qui était la seule sienne alors: applaudissant à tout ce cirque. Le seul bruit autorisé pour le peuple des décennies durant était le bruit des applaudissements, comme le souligne Rodica Binder. Il n’y avait pas de vie autorisée, que du spectacle. Et comme le souligne Smaranda, comme dans la réalité de l’époque, ces images du film font écran et empêchent de voir les images des personnes, de leur souffrance, de la terreur dans laquelle ils vivaient. Un vieil homme pose la question: «Mais pourquoi donc montrer des images de cela, quand les faits sont encore si peu frontalement posés ?» Mais dire cela, même si c’est très compréhensible, est une façon d’ôter à l’art sa pertinence, non ?

Une jeune étudiante pose ce qui est en fin de compte la question centrale, la question à laquelle il faudrait répondre par des actions, et non par des mots: «Comment avez-vous pu laisser faire ça ?» On peut répondre d’au moins deux façons, si l’on tente d’être honnête: répondre que quand on a laissé faire une petite chose, puis une autre petite chose, puis une autre petite chose, il est tout à coup trop tard quand la grande chose est en place. Mais reste alors la question: «Pourquoi avoir laissé faire la première petite chose ?» Une autre réponse, c’est celle d’Adriana Babeţi, figure littéraire intellectuelle de Timişoara, et sa réponse rejoint un peu la précédente: «Parce que nous étions lâches, parce que nous n’avons rien fait, parce que nous sommes lamentables et, jeunes gens, ce sont vos propres parents qui ont laissé faire tout ça.» Mais pour aujourd’hui, à la question naïve et en même temps la plus pertinente qui soit qu’a posée cette jeune fille, un des intervenants de la table ronde coupe court en lui disant que cela nous mènerait trop loin ! Je me dis à ce moment que les mentalités ne changent pas au même rythme que les systèmes politiques…

Pour finir, je me pose une question. Nous avons discuté de ce film entre nous qui sommes des lettrés, des universitaires, dans l’ensemble pas des extrémistes, du moins politiquement ; et qui, en discutant, nous influençons les uns les autres. Ce film sera-t-il utilisé dans les écoles roumaines, voire dans les écoles non-roumaines, comme matériel pédagogique? Autrement dit, ce film est-il univoquement une critique du régime de Ceauşescu ? Non. Celui ou celle qui voudrait se replonger avec nostalgie heureuse dans l’époque de Ceauşescu trouverait dans ce film de quoi repaître son envie. Cela me rappelle l’exposition qui a eu lieu pendant l’hiver 2010-2011 au Musée Historique de Berlin: « Hitler et les Allemands ». L’exposition montrait le plus «objectivement» possible comment se déroulait la vie quotidienne sous le IIIe Reich. On pouvait ainsi voir les lettres d’enfants qui envoyaient leurs vœux de Noël à petit papa Hitler, les différents uniformes qui existaient alors (Je me rappelle ce vieil homme à côté de moi qui les admirait visiblement avec délectation, tout en prenant quantité de photos.), etc. Rien sur les Juifs, ou quasi: ce n’était pas la vie quotidienne. Rien non plus sur le massacre des Tsiganes: idem. L’exposition, alors qu’elle était en cours, a suscité en Allemagne un scandale, d’aucuns accusant les commissaires de complaisance, en n’introduisant pas de discours critique. La chose est complexe. Mais toujours est-il que les commissaires ont fait le choix de ne rien changer à leur exposition tant qu’elle était au musée, pour ne pas accréditer ces accusations de complaisance. Peut-on être confronté au même problème avec ce troisième film d’Ujică ? Possible.

Durant le colloque de Timişoara on a plusieurs fois souligné le talent d’Ujică pour son choix du mot «autobiographie» dans le titre. Je crois que l’utilisation du déterminant «l’» («L’autobiographie») est aussi remarquable: elle véhicule, on peut le penser, l’ironie d’un discours qui serait unique, et à ce titre inaudible.

Appendice :

Note A : En cela l’excellent documentaire Fragments d’une Révolution (anonyme, 2011, coproduction Mille et Une Films) sur les révoltes de 2009 en Iran est à la fois similaire et aux antipodes: un narrateur anonyme y porte les images qui sont en majorité des courriels. Dans les deux cas, on refuse le documentaire ‘classique’, qui contextualise historiquement de façon apparemment objective les événements montrés.

Note B : Ujică voulait au départ produire un film d’une durée de six heures, mais ses proches l’en ont dissuadé.