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Introduction : de l’histoire romaine à la réflexion contemporaine

Dans son dernier essai, La prospérité du vice (2009), que son sous-titre désigne comme une « Introduction (inquiète) à l’économie », Daniel Cohen propose un parcours historique à grandes enjambées de l’histoire économique de l’humanité depuis la préhistoire. Il veut montrer l’importance qu’ont eu les déterminismes économiques dans le devenir humain, et comment les hommes, à maintes reprises, ont surmonté et transformé les lois économiques qu’ils subissaient. L’idée de Daniel Cohen est en effet qu’aujourd’hui, l’humanité « ne peut plus se permettre de subir des lois, celle de Malthus ou d’Easterlin, qu’elle ne comprend pas, ou qu’elle comprend trop tard » : dans le cadre de la mondialisation, le devenir en jeu n’est plus celui d’une civilisation, mais celui de l’humanité toute entière.

A cette échelle et ce degré de synthèse, l’histoire s’écrit à partir du matériau offert par les différents spécialistes des périodes et aires survolées, auxquels Daniel Cohen rend un juste hommage. Pour l’histoire antique, c’est à Aldo Schiavone qu’il emprunte ses développements : celui-ci a en effet proposé récemment (2003) une relecture de la chute de Rome, dont il fait la conséquence de l’impuissance des Romains à réformer un système économique qui avait atteint ses limites.

Les deux auteurs partagent assurément le sens de la dramatisation des enjeux, une vision discontinuiste de l’histoire, qui peut donner lieur à de véritables « bifurcations évolutives » aux conséquences radicales, une même conscience de l’importance des données économiques dans le devenir de l’humanité. Tous deux, surtout, ont à cœur de réactiver le motif de l’Historia magistra vitae – Daniel Cohen explicitement, Aldo Schiavone implicitement, pour nourrir les réflexions contemporaines, sur fond de crise économique et écologique. Et c’est ce dernier point qui ne peut qu’intriguer l’historien de l’Antiquité… On sait combien les penseurs modernes ont puisé dans le vivier historique et philosophique de l’Antiquité ; mais en quoi, aujourd’hui, ce petit essai d’histoire romaine a-t-il vocation à nourrir le débat d’idées ?

Un grand thème

Rompant avec l’historiographie érudite qui domine les études antiques, Aldo Schiavone entend redonner corps à ce qu’il appelle « un grand thème ». Il part du problème que s’étaient posé en son temps le grand Rostovtzeff et Walbank après lui, celui que Momigliano a défini comme la « question de la continuité de l’histoire de l’Europe ». Il s’agit en effet — pas moins ! – de savoir « pourquoi le parcours de l’Occident recèle la plus grande catastrophe jamais expérimentée dans l’histoire de la civilisation humaine — un collapsus aux proportions incalculables — dont les dimensions ne se modifient en rien si on le regarde non pas comme la « fin du monde antique », mais plutôt comme une longue et dramatique transition vers ce que nous sommes habitués à nommer le « Moyen Age » » (p.6).

Le style de Schiavone, on le voit d’emblée, brise heureusement la routine souvent austère des rédactions académiques. S’autorisant de l’exemple d’un Gibbon, Mommsen, Burckhardt ou Fustel de Coulanges, il a pour but explicite la conquête d’un public plus large que les cercles savants. Le lecteur, séduit par son éblouissante rhétorique et son grand art du récit, est entraîné sans peine dans des débats pourtant fort spécialisés. Il est ainsi pris à parti – à son insu – dans une controverse séculaire sur l’interprétation du développement économique de l’empire romain et sur le rôle d’une éventuelle stagnation de la croissance économique dans sa chute.

La grande catastrophe

L’histoire romaine que nous raconte Schiavone est celle de l’« unification politique d’un espace immense, d’un développement économique considérable, mais à la longue paralysé par un barrage social et mental qui disjoignait science, travail et vie morale, et qui ne fut pas forcé lorsque s’en présenta, peut-être, une occasion unique ; la fermeture en une impasse ; d’où la catastrophe ». La « modernité », quant à elle, est née aux alentours de la Renaissance sur des prémices tout à fait nouvelles, après la longue convalescence de cette « grande catastrophe ».

Les trois facteurs de sa chute : manque d’investissement, limite de l’exploitation des forces de travail, absence d’innovation

Depuis le début de la période de conquête, la prospérité de l’empire reposait sur l’exploitation rationalisée d’une vaste main d’œuvre servile. Les  performances de production obtenues, autant que l’on s’accorde sur leur mesure, étaient comparables avec celles du début de l’époque industrielle en Europe occidentale. Un circuit commercial performant s’était développé à l’échelle de l’empire, soutenu par un système bancaire assurant les investissements commerciaux. On a parlé de naissance du capitalisme.

Son développement était pourtant entravé, voire compromis, par trois éléments principaux. D’une part, malgré l’enrichissement considérable suscité par les circuits du grand commerce, seule la rente agraire assurait reconnaissance sociale et pouvoir politique. Une grande partie des capitaux sortaient donc régulièrement du cycle productif pour être investi dans la propriété terrienne, empêchant ainsi l’autonomisation financière de la sphère économique et la création de capital à investir dans une industrie. D’autre part, les ressources en main d’œuvre servile dépendaient en grande partie des guerres de conquête, si bien que la relative stabilisation des frontières de l’empire durant le premier siècle de notre ère les a taries. Enfin – et, selon Schiavone, surtout – le mépris dans lequel était tenu le travail productif maintenait l’esclavage dans « une coquille d’indifférence éthique et cognitive » qui faisait barrage à tout contact entre l’intelligence et la production transformatrice mise en œuvre dans l’expérimentation, qui aurait ouvert la voie à l’innovation.

Investissement limité, innovation technologique absente : une fois exploitées à la limite les ressources du travail servile, rien ne pouvait donc renverser la loi des rendements décroissants, condamnant, à terme, le système politique.

Bifurcation dans l’histoire

Schiavone date de la deuxième moitié du IIe siècle avant notre ère la mise en place de ce système « condamné ». L’empire a alors à peu près la taille de l’Italie. Les populations italiques nouvellement conquises luttent pour l’obtention de droits civiques équivalents à ceux des Romains. Ce sont essentiellement de petits propriétaires terriens, parmi lesquels nombreux sont ceux que l’extension des propriétés des élites aristocratiques et des vétérans de la conquête exproprie et condamne au chômage. Au même moment, les esclaves se révoltent en masse contre l’inhumanité des conditions de travail qui leur sont imposées. Schiavone suggère que la teneur des luttes politiques de l’époque et les ajustements partiels du système judiciaire laissent penser qu’une occasion s’était peut-être créée là de promouvoir une société romano italique plus équilibrée qui, grâce à l’émergence d’une bourgeoisie d’entrepreneurs producteurs, aurait pu assurer au système économique d’autres possibilités de développement. Mais cette brèche – si brèche il y a eu – s’est refermée définitivement avec la reprise des conquêtes méditerranéennes sous Auguste : la politique impériale s’impose, condamnant à terme le système à l’absence de croissance, au chômage structurel, à l’accumulation et au gaspillage.

Remarques

La cohérence intellectuelle de cette proposition d’ensemble est extrêmement séduisante par la maîtrise qu’elle semble nous donner sur près d’un millénaire de l’histoire de l’Europe occidentale. C’est aussi la loi du genre de l’essai d’emporter par la force rhétorique une conviction que la considération des données documentaires brutes rendrait assurément plus mesurée. Car celles-ci ont suscité – et suscitent encore – maintes discussions d’atelier parmi les historiens de l’Antiquité, dont voici quelques-unes.

Suis et ipsa Roma viribus ruit…

La première concerne l’explication de la chute du système politique par une évolution économique envisagée dans ses prolongements supposés. Les grandes invasions et la division politique de l’empire entre Orient et Occident en deviennent anecdotiques. Suis et ipsa Roma viribus ruit, comme l’écrivait déjà Horace (Epodes, 16.2) : l’empire était déjà condamné. Or cette position, largement représentée chez les Romains eux-mêmes, puis dans la communauté historienne, a ceci de surprenant dans la thèse de Schiavone que le seul moment de l’histoire de Rome présenté comme une « occasion perdue » est celui où se dessine l’éventualité d’une réforme politique et sociale. Une issue différente aux luttes politiques du IIe siècle avant notre ère aurait pu, selon lui, susciter un autre modèle de développement économique. Comment, dans ce cas, le bouleversement complet des données politiques et sociales à partir du IIIe siècle peut-il être un facteur négligeable ?

Pourquoi cette thèse là plutôt qu’une autre ?

Alexander Demandt, dans le gros ouvrage où il recense toutes les interprétations qui ont été proposées de la chute de l’Empire romain, rappelle que « l’histoire des civilisations ne connaît que des expériences interrompues » (Demandt, 1984, p. 597). Selon lui, le privilège qu’ont eu les causes internes pour expliquer la chute de Rome, vient en grande partie de la documentation disponible qui provient quasiment exclusivement des Romains. C’est aussi parfois la croyance en une puissance supérieure, qui a fait des catastrophes une sanction morale. Mais surtout, on le sait depuis Polybe (Histoires, VI, 57, 2), c’est que les facteurs internes pouvant rendre compte de la chute des empires s’inscrivent dans des tendances et des lignes d’évolution observables, tandis que les causes externes sont imprévisibles et se tiennent hors de toute rationalisation a posteriori. Demandt fait remarquer que les historiens postérieurs, assimilant la culture européenne à l’empire romain, ont adopté la perspective interne avec l’idée sous jacente qu’un tel destin devait être épargné à leur temps… C’est à un besoin de consolatio historiae  que répond l’explication de la chute de Rome par des motifs internes, besoin que ne saurait contenter une explication par des motifs externes.

Eléments de discussion : économie duale et unification politique

La légitimité de la perspective globale adoptée par Schiavone sur l’évolution économique de l’empire romain est un autre élément qui suscite le débat au regard de la documentation disponible aujourd’hui.

Schiavone insiste lui-même sur le fait que l’économie romaine présentait un caractère dual (voir Appendice, note A). Le réseau de production marchande et de commerce à grande échelle était en effet relativement limité à l’échelle de l’empire : il coexistait sans solution de continuité avec de vastes zones où régnait une économie de subsistance rudimentaire qui maintenait les populations dans une immense pauvreté. L’économie romaine ainsi considérée avait donc à l’échelle de l’espace impérial des marges importantes de développement par la mise en valeur de régions nouvelles sur le même modèle économique ; elle semble loin d’avoir atteint la limite critique qui aurait incité ses acteurs à forcer, pour le renouveler, les barrages mentaux décrits par Schiavone.

Or il se trouve que l’accroissement des ressources archéologiques durant les dernières décennies a  considérablement enrichi les dossiers documentaires régionaux, offrant une représentation plus fine du développement économique des différents sous-espaces économiques. Certes, la documentation reste inégale selon les régions et le type de matériel considéré, si bien que la représentativité des différents ensembles est difficile à évaluer. Mais une analyse au plus près de ces nouveaux dossiers révèle la mise en valeur tardive de certaines régions considérées jusque là comme périphériques. Elle conduit à remettre en question l’hypothèse même d’une régression économique d’ensemble avant le Ve siècle de notre ère. La thèse alternative, selon laquelle ce n’est qu’après la décomposition de l’empire d’Occident que l’économie de la Méditerranée occidentale entre en crise, se trouve être tout aussi fondée, voire davantage (voir par exemple Andreau, 2010). Celle-ci suggère que c’est l’unification politique de l’espace impérial romain – l’ensemble de la Méditerranée et une partie de l’ouest de l’Europe – qui assurait la solidité du système économique, et non l’inverse comme le défend, après d’autres, Schiavone.

L’histoire romaine et nous

Dramatisation et mise en écho

Ces débats d’histoire romaine apparaîtront sans doute quelque peu austères, mais le grand art de Schiavone est précisément de les articuler implicitement mais de façon particulièrement efficace avec les données du débat public contemporain. Les enjeux, dramatisés à l’extrême, sont habilement mis en écho avec les peurs actuelles : celles d’une évolution pernicieuse du développement et celles d’une limitation inéluctable de la croissance par l’épuisement des ressources naturelles.

Schiavone a choisi comme point de départ de son récit le célèbre panégyrique de Rome, prononcé par Aelius Aristide devant l’empereur Antonin au IIe siècle de notre ère. Cette époque est désignée par ses contemporains comme l’« âge d’or » de l’empire, suivis en cela par l’historiographie traditionnelle. Or Schiavone fait remarquer que si Aristide vante sans réserve l’opulence de l’empire, le dynamisme du commerce et l’ordonnancement juridique et institutionnel qui garantit la paix, l’intégration des élites et la prospérité, son discours n’ouvre sur aucune vision d’avenir. La perspective est, dit-il, « entièrement écrasée sur le présent » (p. 26). Certes les conceptions cycliques et naturalistes du temps qui avaient cours à l’époque peuvent expliquer que la sensation d’être parvenu à une apogée puisse s’accompagner d’une réticence à envisager l’avenir. Mais Schiavone y voit quelque chose de plus radical : «  au sein de l’admirable prospérité de l’empire », suggère-t-il, « se dissimulait une zone d’exténuation, de fin de parcours, de stérilité » (p. 29). De même, l’attention nouvelle portée aux rêves, le succès de la magie, de l’astrologie, de l’occulte et autres voies proposées vers le salut de l’âme, attestés par nombre de documents de la période et dans lesquelles on voit habituellement le signe du désarroi spirituel suscité par la perte des références religieuses traditionnelles, ont pour Schiavone une signification plus profonde. C’est le reflet d’« une indéfinissable lassitude de l’histoire » (p. 27), dans laquelle il faut reconnaître « l’attente confuse mais anxiogène d’un déclin inéluctable ». Car cette « lassitude de l’histoire » qu’il pressent dans l’air de l’empire romain du IIe siècle est pour lui un « symptôme » du fait que l’occident antique était alors engagé dans une « impasse de l’histoire », une « orbite morte ».

Comment ne pas penser que Schiavone joue là savamment, consciemment ou non, avec un certain rapport inquiet au temps jugé caractéristique de l’époque contemporaine ? Ainsi François Hartog, qui a tenté de le définir dans ses Régimes d’historicité, écrit-il du présent, qu’il « s’est trouvé marqué par l’expérience de la crise de l’avenir, avec ses doutes sur le progrès et un futur perçu comme menace » (Hartog, 2003).

Au-delà du drame… de l’espoir en histoire ?

Or pour Schiavone, l’historien a un grand rôle à jouer dans ce contexte, car « si l’espoir est la perception de l’infini — si c’est la découverte de l’émergence, dans l’histoire, à travers des essais et des expériences successives, des possibilités illimitées de l’espèce — le travail de l’historien, parfois, peut en être très proche » affirme-t-il (p. 311).

A propos de l’empire romain, Schiavone veut imposer l’idée que « la catastrophe ne [doit] pas être considérée comme inéluctable » : « le système romain aurait pu déboucher sur d’autres issues, peut-être même sur un rapport plus étroit avec la modernité ». L’enjeu de son étude est de sortir de la vision téléologique de l’histoire de l’Europe occidentale depuis l’Antiquité, dans laquelle, selon lui, les analyses étaient piégées par la formulation traditionnelle des problèmes dans le cadre de la controverse entre modernistes et primitivistes. Il entend par là briser le lien d’identification injustifié avec le présent de l’analyste suscité par les interprétations traditionnelles, lien d’identification directe ou lien génétique.

Reste qu’il demeure lui aussi dans une opposition terme à terme entre le monde antique et le monde moderne (voir Appendice, note B), ce qui conduit à une vision d’autant plus réductrice de l’une et de l’autre qu’elle n’est pas historicisée. En outre, la « modernité », que l’on est invité à assimiler à l’époque actuelle, s’en trouve justifiée. Comme l’a fait remarquer Jean Andreau, «une telle démarche a pour effet de fournir aux institutions et aux situations actuelles une justification intellectuelle dont elles ne sont pas toujours dignes, et de renforcer notre impression rassurante et naïve (mais illusoire) qu’elles sont éternelles, ou du moins immortelles, puisque nous avons désormais pénétré dans la modernité » (Andreau, 2010, p. 22).  Et c’est bien ce dont veut, semble-t-il, nous convaincre Schiavone : aujourd’hui que la marchandisation du travail pose des limites à son exploitation tout en garantissant les ressources en main d’œuvre et que la technologie est renouvelée sans cesse par l’innovation, le processus de « destruction créatrice » cher à Schumpeter nous préserve de l’impasse romaine.

C’est ainsi que l’histoire romaine, par un « coup de main » intellectuel brillant et inattendu, est utilisée pour justifier la « techno-utopie » contemporaine, dont l’usage idéologique dans l’espace public a souvent pour effet de faire l’économie facile des utopies de transformation sociale (Musso, 2010).

Magistra historia vitae ?

Reste à expliquer le malaise contemporain à envisager le futur, qui justifiait ce détour par le miroir antique, auquel, depuis les premiers humanistes, l’histoire de la pensée moderne nous avait accoutumé, mais que l’on pouvait s’étonner de voir offrir à la réflexion contemporaine. C’est dans un petit essai paru en français en 2009 sous le titre Histoire et destin que l’on trouve explicitée l’interprétation qu’il propose des peurs contemporaines de l’avenir. Pour lui, elles ne découlent pas d’une menace réelle sur la croissance économique, comme à l’époque romaine : les conditions politiques, sociales et politiques de la « modernité » en assurent aujourd’hui la relance infinie. C’est d’un tout autre phénomène qu’il s’agit, qui s’apparente à un « refoulement du futur ». Il s’explique par la peur de notre être profond face à la teneur des innovations technologiques colossales qui ont eu lieu ces dernières décennies : celle-ci sont en effet en passe de modifier entièrement la limite entre l’artificiel et le naturel, et par là le rapport à la nature et l’image que l’homme a de lui-même. La révolution néolithique aurait d’ailleurs en son temps provoqué un refoulement similaire, dont la réticence intellectuelle au travail matériel et à l’expérimentation décrite par Schiavone aurait été une conséquence directe, et ce jusqu’à la Renaissance.

Le constat de Daniel Cohen est bien plus pessimiste, car c’est le problème de la violence qui est au cœur de sa réflexion et de ses inquiétudes. Or si la prospérité matérielle est un « don a priori inespéré », elle ne contribue en rien à éradiquer la violence et la voracité humaine, et c’est d’elles que meurent les civilisations, aussi bien que du manque d’idées. Pas de « techno-utopie », chez Daniel Cohen, donc… d’autant que pour lui, l’ouverture sur l’infini ouvert à la Renaissance par l’innovation technologique n’était qu’une parenthèse : la perspective d’un épuisement des ressources naturelles contraint à présent l’humanité à « parcourir mentalement le chemin inverse de celui que l’Europe a suivi depuis le XVIIe siècle, et passer de l’idée d’un monde infini à celle d’un univers clos », dans lequel penser à nouveaux frais la répartition des richesses et la maîtrise de la violence. Il rappelle dans une note finale, en matière de repentir au caractère sombre de son propos, que « penser le risque d’une issue tragique est devenu salutaire, si l’on veut l’éviter ».

Appendice:

Note A : Schiavone entend dépasser le cadre traditionnel d’études de l’économie antique posé à la fin du XIXe siècle depuis la « controverse Bücher-Meyer », du nom des deux savants, l’un économiste, l’autre historien, dont les thèses opposées ont créé l’alternative entre perspectives « moderniste » et « primitiviste » qui domine encore aujourd’hui les études romaines. Cette controverse a été réactivée une première fois dans l’entre deux guerres par les positions contrastées de Johannes Hasebroek et de Michel Rostovtzeff, puis, dans les années 1970, par l’œuvre de Moses Finley, dont la perspective d’inspiration primitiviste et fondamentalement continuiste domine aujourd’hui le champ.

Note B : Du point de vue strict de l’histoire romaine, c’est faire écho à l’appel d’Andrea Giardina à s’opposer à la perspective continuiste imposée récemment par Peter Brown. Les études d’histoire culturelle et sociale de celui-ci visent en effet à souligner au contraire les phénomènes de continuité et de permanence dans l’Antiquité tardive ; la notion d’Antiquité tardive elle-même, caractéristique de ce courant, est apparue dans le sillage des travaux de Braudel, qui a attiré l’attention sur les phénomènes de longue durée et introduit l’idée que les changements qui ont lieu dans une société donnée ne sont pas synchrones.

Bibliographie:

ANDREAU, Jean, 2010, L’économie du monde romain, Paris, Ellipses.

COHEN, Daniel, 2009, La prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l’économie, Paris, Albin Michel.

DEMANDT, Alexander, 1984, Der Fall Roms. Die Auflösung des Römischen Reiches im Urteil der Nachwelt, München, C.H. Beck.

HARTOG François, 2003, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil.

MUSSO, Pierre, 2010, « De la socio-utopie à la techno-utopie », Manière de voir. Le Monde diplomatique, n° 112 (août-septembre), p. 6-10.

SCHIAVONE, Aldo, 2009, Histoire et destin, Paris, Belin.

Publié sur le site de L’Atelier international des usages publics du passé le 05 février 2011.